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Chapitre 2 : Théorie et méthode

B) Méthodologie

Ma recherche se base sur une méthodologie qualitative alliant recherche documentaire et entrevues individuelles semi-dirigées. Pour la première méthode, je m'appuie sur les principaux articles et ouvrages traitant de mon sujet, tel qu’exposé au chapitre 1. Pour la seconde, j’ai mené trente-sept entrevues individuelles et semi-dirigées. Dans une moindre mesure aussi, j’ai pratiqué l’observation participante, méthode qui implique le chercheur dans la production de données.

Les acteurs rencontrés

J’ai mené des enquêtes auprès de deux catégories d’acteurs. Premièrement, j’ai rencontré des parents d’élèves vivant dans des communautés autochtones où était pratiquée l’éducation interculturelle bilingue dans les écoles. Pour cela, j’ai passé plusieurs séjours longs dans deux provinces de la région de Cuzco : Anta et Chumbivilcas. En deuxième lieu, j’ai rencontré plusieurs spécialistes et promoteurs de l’éducation interculturelle bilingue au Pérou. Socialement et idéologiquement, ces acteurs sont très hétéroclites. J’ai donc été amené à me rendre dans différents milieux : instances gouvernementales, groupes de recherches, ONG, syndicats… J’ai mené 17 entrevues avec des parents d’élèves, et 20 avec des militants et professionnels de l’éducation interculturelle bilingue dans la Sierra péruvienne.

J’ai sélectionné des parents d’élèves ayant des enfants scolarisés dans la communauté visitée et ayant plus de dix-huit ans. Bien qu’ayant utilisé toutes ces entrevues dans mon analyse, j’ai particulièrement eu recours à 9 entrevues de parents d’élèves qui étaient plus riches et significatives. J’ai tenté d’utiliser un nombre égal de témoignages de mères et de pères d’élèves des deux zones visitées. En outre, j’ai pu rencontrer différents spécialistes de l’éducation interculturelle bilingue en demandant à chaque personne interviewée des références et des contacts (technique « boule de neige »). J’ai tenté et réussi à rencontrer des acteurs de différents milieux et de différentes allégeances politiques. J’ai particulièrement utilisé 9 entrevues avec des militants et professionnels de l’EIB dans l’analyse que je présente dans ce mémoire.

Présentation des terrains de recherche

Toutes mes enquêtes se sont déroulées dans le département de Cuzco (sud-est de la cordillère des Andes), de janvier à avril 2012. J’ai voulu travailler dans deux zones distinctes de façon à obtenir des témoignages contrastés et propices à la comparaison.

La province d’Anta . Conditions d’enquêtes

Sous les conseils de ma directrice de recherche, Mme Stéphanie Rousseau, les différentes luttes politiques des autochtones qui se sont déroulées à Anta27 rendait cette province très intéressante afin d’observer une dynamique sociale de mobilisation populaire autochtone. En outre, Anta était d’autant plus pertinente pour ma recherche qu’au cours des années 80, elle a été une zone pilote pour la mise en oeuvre des programmes EIB dans la Sierra. Pour des raisons pratiques enfin, Anta est très accessible. La capitale de la province, Izcuchaca, est à 1 heure de Cuzco et est très bien desservie par les transports publics. De là, plusieurs communautés autochtones sont accessibles en minibus (colectivos) ou même à pied. J’ai mené mes enquêtes dans la communauté de Ttatañay (district de Pucyura), relativement proche d’Izcuchaca (une heure de colectivos). J’ai été introduit dans cette communauté grâce à Robert Andrades, un militant politique de la Fédération Agraire Révolutionnaire Tupac Amaru (la FARTAC), un des principaux syndicats paysans de la région. Robert est en outre professeur dans la classe primaire de Ttatañay, où il enseigne en quechua et en espagnol à un petit groupe de 8 élèves (de 4 à 8 ans). Durant 3 semaines, j’ai été logé dans l’école de Ttatañay. À cette occasion, j’ai pu assister et participer aux cours. J’ai pu aussi partager le quotidien de plusieurs parents d’élèves (accompagnement sur les lieux de travail, présence aux assemblées communales, visites de courtoisie, partage de repas). J’ai réalisé une dizaine d’entrevues, tôt le matin, avant que les parents n’aillent travailler dans leurs champs (l’activité principale de Ttatañay est l’agriculture, et en mai 2012, nous étions en pleine récolte des cultures de pommes de terre).

. Données sociodémographiques

La province d’Anta est située dans le centre-ouest du département de Cuzco. Elle est divisée en 9 districts : Anta, Mollepata, Pucyura, Cachimayo, Chinchaypujio, Huarocondo, Limatambo, Zurite. En 2009, la population de la province s’élevait à 58 105 habitants (INEI, 2009). Cette même année, dans la province, 64% des foyers vivaient dans une situation de pauvreté ou d’extrême pauvreté (INEI, 2009). Dans le district visité, Pucyura, la population s’élevait, en 2009, à 3 890 habitants. 58,5% des foyers vivaient une situation de pauvreté ou d’extrême pauvreté. Au moment de mes enquêtes, plus de 90% du territoire de la province

27 Notamment à l’occasion de la réforme agraire de 1969 et le phénomène de la toma de tierra, littéralement la «

d’Anta avait déjà été concédé à des compagnies minières pour l’exploitation de divers minéraux, notamment le cuivre et le zinc (CADEP-JMA, 2012). L’ampleur de l’activité minière dans la province provoque d’importants débats concernant les conditions d’achat, de vente et d’exploitation des territoires des différentes communautés, qui vivent essentiellement de l’agriculture.

La province de Chumbivilcas . Conditions d’enquête

Ma présence dans la province de Chumbivilcas fut relativement différente. Cette province est située dans le sud-ouest du département. Pour s’y rendre, il faut compter une dizaine d’heures de bus depuis Cuzco. J’y ai été invité par le Centre Andin d’Éducation et de Promotion - José María Arguedas (CADEP-JMA). Cette ONG travaille avec les professeurs de la province sur des questions relatives à l’EIB. Durant 3 semaines, j’ai mené une dizaine d’entrevues dans deux communautés différentes. D’abord à Pallpa Pallpa (district de Quiñota), où je suis allé à plusieurs reprises en compagnie d’une équipe de l’ONG qui proposait aux différents ateliers de formation. C’est lors de ces ateliers, à l’occasion des pauses, que je menais mes entrevues. Seul cette fois (mais introduit par le CADEP-JMA), j’ai fréquenté l’école de la communauté d’Uscamarca (district de Santo Tomás). J’ai pu assister à plusieurs réunions entre des professeurs et des parents d’élèves, et en profiter pour initier des entretiens dont certains ont été fructueux.

. Données sociodémographiques

La province de Chumbivilcas est située dans le sud-ouest du département de Cuzco. Chumbivilcas est divisée en 8 districts: Santo Tomás, Livitaca, Ccapacmarca, Colquemarca, Llusco, Quiñota, Chamaca, Velille. Avec 78 communautés paysannes et 8 capitales de districts, Chumbivilcas regroupait, en 2009, 81 166 habitants. 90% d’entre eux ont le quechua comme langue maternelle (CADEP-JMA, 2012). En 2009 toujours, 85,7% des foyers de la province vivaient dans une situation de pauvreté et d’extrême pauvreté (INEI, 2009). Tout comme à Anta, c’est plus de 90 % du territoire de la province qui est actuellement concessionné à des compagnies minières étrangères (CADEP-JMA, 2012). Les tensions qui résultent des activités d’extraction sont particulièrement prégnantes à Chumbivilcas. De nombreuses négociations sont en cours entre les communautés, les autorités provinciales et distritales, et les compagnies minières. Les négociations tournent autour des prix d’achat des terrains exploités et des impacts environnementaux des diverses extractions.

J’ai mené mes enquêtes dans deux districts de la province : Santo Tomás et Quiñota. Santo Tomás regroupait 26 275 habitants en 2009 (INEI, 2009). C’est le district le plus peuplé de Chumbivilcas. Cette même année, 91,7% des foyers de ce district vivaient dans des conditions de pauvreté ou d’extrême pauvreté. Sa capitale, Santo Tomás, est également la capitale de la province. De là partent les bus pour Cuzco. La communauté d’Uscamarca, où je me suis rendu, est située à 25 minutes de marche de la ville de Santo Tomás. Le district de Quiñota est à environ 1h30 de bus de Santo Tomás. Sa population s’élevait, en 2009, à 4 676 habitants. À ce moment-là, 92,1% des foyers vivaient en situation de pauvreté ou d’extrême pauvreté (INEI, 2009). La communauté de Pallpa Pallpa, où j’ai mené mes enquêtes dans ce district, est à environ 1 heure 30 de marche de la capitale du district.

Le champ de l’activisme politico-éducatif

Parallèlement à mes visites dans les communautés autochtones, j’ai travaillé sur le champ de l’activisme politico éducatif. Pour cela, j’ai disposé de trois types de ressources: les témoignages que j’ai recueillis, les textes publiés, et enfin les pratiques observées sur « le terrain », du moins pour les personnes que j’ai accompagnées dans les communautés (lors d’ateliers de formations, dans les réunions communales ou même durant la classe). La liste des militants et spécialistes de l’éducation interculturelle bilingue que j’ai interviewés se trouve en annexe de ce mémoire.

La collecte des données : récit de vie et observation participante Les récits de vie

Dans le cas des parents d’élèves, j’ai élaboré une grille d’entrevue qui spécifiait les thèmes généraux que je souhaitais aborder, ainsi que quelques pistes de discussion. Toutefois, j’ai souhaité pouvoir approfondir les réponses que moi ou mon interlocuteur considérait importante. Ma grille d’entrevue n’a donc été qu’un support permettant de lancer la discussion et de l’orienter minimalement. Cette grille est présentée en annexe à la fin de ce mémoire. J’ai voulu produire ce que Daniel Bertaux appelle des « récits de vie » (1997). Ces récits, qui sont des exercices de narrations autobiographiques produits dans un contexte déterminé par le chercheur, donnent à l’interlocuteur une certaine maîtrise de la discussion et permettent de recueillir des données très personnelles. On peut supposer que ces récits reflètent le « point de vue » que mes interlocuteurs ont de leurs propres conditions socioéconomiques, du moins celui qu’ils ont bien voulu me donner dans le contexte de notre rencontre. Pour les militants et professionnels de l’éducation interculturelle bilingue dans la

Sierra péruvienne, j’ai chaque fois adapté mes entrevues selon les activités particulières de la personne rencontrée. Je n’ai donc pas développé de grille d’entrevue « type » pour cette catégorie d’acteurs. Toutes les entrevues (d’une durée de 30 à 60 minutes) ont été enregistrées en espagnol. Je les ai ensuite transcrites à la lettre. Dans les extraits cités, j’utilise une traduction française ainsi que l’extrait original en espagnol, de façon à être plus transparent vis-à-vis des traductions que je propose.

L’observation participante

Lors de mes séjours dans les communautés autochtones, seul ou en compagnie de travailleurs d’ONG, j’ai tenté d’observer les pratiques des différents acteurs présents. Dans une certaine mesure aussi, j’ai pu interagir avec eux, et j’ai donc contribué à orienter ces pratiques. C’est pourquoi dans mes analyses, j’ai essayé d’intégrer les conséquences de ma présence sur les phénomènes sociaux observés. Il s’agit là d’une méthode d’observation participante, qui repose sur l’idée que « l'interférence/l'interaction entre observateur et observés est non seulement inévitable, mais indispensable dans le processus de production de données valides sur une situation sociale délimitée » (LAPERRIÈRE, 2003 : 270). D’où d’ailleurs le parti pris d’écrire ce mémoire à la première personne du singulier (plutôt que le « on » de rigueur), qui permet de mieux assumer ses implications de terrain. Dans une certaine mesure aussi, l’idée d’être un acteur dans la production des données doit impliquer une forme d’autocritique, une sorte de regard réflexif sur l’institution que l’on représente, et sur ses appartenances en général. En effet, retourner la critique sur soi est une autre façon de comprendre le discours de son interlocuteur.

L’analyse des données

Dans ce mémoire, je travaille principalement à partir des témoignages des différents acteurs rencontrés. Pour analyser ces discours oraux, je m’appuie sur les travaux de Rosaleen Howard, qui s’est intéressée de près à la question des idéologies linguistiques dans les Andes (2007). L’auteure développe une perspective critique selon laquelle lors d’une discussion, les différents protagonistes contribuent à la fois à exprimer et à construire les représentations de l’ordre social. Ainsi, les discours ne font pas que manifester des relations de pouvoir. Ils permettent aussi de les transformer. Il s’agit alors d’analyser les diverses stratégies déployées par les interlocuteurs pour transformer ou reproduire les représentations de l’ordre social. Or comme le souligne Howard, ces représentations s’expriment à travers les relations que les individus entretiennent avec les autres, et selon leurs identifications ou positionnement dans le

champ social (2007 : 74). Tout le travail d’analyse revient à saisir ces différents outils discursifs grâce auxquels les interviewés conçoivent les frontières sociales, comment ils s’y rapportent, et enfin de quelles manières ils montrent que celles-ci peuvent être transgressées ou modifiées (HOWARD, 2007 : 78).

Les considérations éthiques

J’ai pris soin d’être présenté aux parents d’élèves par des tiers, afin de susciter une situation de confiance au moins minimale. À Uscamarca, ce sont les professeurs de l’école (auxquels le directeur de l’école m’avait présenté) qui m’ont permis de rencontrer les parents, le plus souvent à l’occasion de réunions organisées par les professeurs. Je disposais de quelques minutes pour présenter ma recherche et proposer de mener des entrevues. À Pallpa Pallpa, ce sont les membres du CADEP-JMA qui faisaient le lien entre moi et les parents. À Ttatañay enfin, le président de la communauté a eu la gentillesse de convoquer une assemblée communale durant laquelle j’ai pu expliquer les raisons de ma présence dans l’école et les activités que je voulais y mener.

Dans ces trois situations, j’ai cherché à être le plus transparent possible quant aux objectifs de ma recherche. J’expliquais d’où je venais, ce que je cherchais, et ce que j’allais faire des entretiens. Je précisais que l’entrevue ne donnerait lieu à aucun avantage particulier, si ce n’est valoriser les opinions de mes interlocuteurs concernant l’éducation de leurs enfants. Ces entretiens se déroulaient sur une base volontaire. J’ai pris soin de créer un espace favorisant le consentement libre et éclairé du parent d’élève (en réfutant notamment les insistances de la personne intermédiaire qui me présentait au parent, par exemple les professeurs). Le parent avait la maîtrise du contexte de l’entrevue. Lorsqu’il/elle était d’accord, nous menions l’entrevue sur le lieu de la rencontre. Certains préféraient aussi que nous nous rendions à leur domicile.

Étant donné les importants taux d’illettrisme dans les zones visitées, je demandais aux interviewés de consentir oralement à l’entretien (après que je leur eus expliqué les conditions). Insister sur un formulaire papier aurait risqué de mettre mal à l’aise mon interlocuteur, si celui-ci ne maîtrisait pas, ou mal, l’écrit. J’ai également insisté sur la confidentialité des entrevues, expliquant que je serais le seul à y avoir accès. Je mentionnais enfin l’emploi de pseudonymes dans les transcriptions écrites (et dans leurs possibles emplois dans le mémoire), de façon à assurer l’anonymat de mes interlocuteurs. Pour les entrevues avec les divers militants pro-EIB, j’ai usé de procédés éthiques légèrement différents. Je précisais en début d’entretien les objectifs de ma recherche, et le fait que je cite

éventuellement des extraits de l’entrevue dans le mémoire. Je n’ai pas usé de pseudonyme pour ces acteurs.

Mon objectif dans ce mémoire est d’observer les dynamiques de positionnement de mes interlocuteurs face aux représentations dominantes de l’autochtonie, en particulier lors de discussions abordant la question de l’emploi du quechua à l’école. Il s’agit donc d’un travail d’observation relativement subtil que seul ce type de méthodologie « qualitative », basée sur l’analyse de récits de vie et l’observation participante, semble permettre de mener. C’est visiblement l’approche la plus fine pour travailler sur le sens des mots et des actes posés, et pour saisir leurs implications sociopolitiques. Toutefois, il faut souligner le fait que je peux très bien commettre certains contresens ou certaines erreurs lors de l’analyse des récits de vie (malgré les différents outils théoriques et méthodologiques que j’ai pu m’approprier dans ce chapitre). Mes interprétations méritent donc d’être discutées, nuancées, voire peut-être rejetées. À cela, s’ajoute aussi le fait que le nombre de récits analysés dans ce mémoire reste relativement faible. Par conséquent, une trop grande généralisation des conclusions obtenues dans cette étude s’avère scientifiquement risquée. Dans les trois chapitres qui suivent, je travaille précisément sur les différentes entrevues menées auprès de parents d’élèves autochtones (chapitres 3 et 4) et avec des militants et spécialistes de l’éducation interculturelle bilingue dans la Sierra péruvienne (chapitre 5).

Chapitre 3 : Les parents d’élèves et l’enseignement du quechua :