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LES DIGITAL HUMANITIES

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Accomplissements et défis pour un agencement post-disciplinaire

JEAN-CHRISTOPHE PLANTIN

En quoi la théorie de l’agencement de Manuel DeLanda peut-elle permettre d’appréhender la position originale des digital humanities au sein de l’université ? Après avoir rappelé la théorie de l’agencement de DeLanda et précisé son rapport à la philosophie deleuzienne, nous montrerons que le champ des digital humanities constitue un agencement post-disciplinaire original au sein de la topologie universitaire, à travers quatre modalités de codage : son infrastructure en réseau, la technologie utilisée pour la recherche, une communauté de valeurs et un rapport pragmatique à sa dénomination. Toutefois, l’ouverture et la conservation de cet espace de possibilités se font au prix d’une certaine fragilité : nous présenterons ensuite les nombreux défis qui accompagnent les digital humanities, principalement l’équilibre à trouver pour garder cet agencement ouvert à de nouvelles collaborations, tout en empêchant toute reterritorialisation par des contraintes extérieures. Au sein de ces débats, nous nous concentrerons dans la dernière partie sur le rôle des compétences techniques pour les chercheur(e)s en SHS.

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Manuel DeLanda mobilise le concept deleuzien d’agencement pour étudier les phénomènes d’auto-émergence au sein d’une multitude de domaines, comme en architecture, en sciences, ou pour l’histoire conjointe des technologies et des sociétés. Pour DeLanda, la force des agencements provient de leur plasticité, ceux-ci étant définis par des relations d’extériorité : un agencement n’est pas réductible à la somme de ces parties et celles-ci peuvent servir à la création d’autres agencements, sans changer de nature et sans endommager les agencements temporaires déjà constitués (DeLanda, 2009, 141). Ainsi, ce concept lui permet de sortir d’une dichotomie entre, d’un côté, la métaphore de l’organisme appliquée aux ensembles sociaux, où chaque élément est en relation symbiotique avec les autres – mais également, d’un autre côté, d’une conception des sociétés comme simple addition d’individus (DeLanda, 2006). Les agencements possèdent pour DeLanda trois propriétés fondamentales : ils sont contingents ; ils constituent des populations d’entités en interaction et leur connexion à un niveau molaire est de l’ordre du résultat statistique, non d’un déterminisme ; chaque agencement constitue à la fois une ressource et une limite pour d’autres agencements. Enfin la composition des agencements est modulée selon deux axes : un degré de territorialisation et de déterritorialisation, désignant le degré d’ouverture et des frontières de l’agencement, ainsi qu’un degré de codage et de décodage désignant ses modalités et degrés de cohésion. (DeLanda, 2010, 12-13). Cette conception dynamique des ensembles humains peut s’appliquer à plusieurs niveaux, permettant ainsi d’étudier à la fois les collectifs de grande échelle, tout en prenant en compte les changements d’échelle du micro au macro (par exemple, des communautés rurales aux villes, des villes aux États-nations) (DeLanda, 2006). Il propose ainsi d’observer les changements d’échelles

« un niveau d’émergence après l’autre » (cf. DeLanda, ci-dessous), c’est-à- dire en observant l’agrégation d’une multitude d’agencements à plusieurs niveaux.

Quel est le rapport de DeLanda à la « boîte à outils » de Deleuze ? Fort de la définition deleuzienne des concepts philosophiques comme

« multiplicités » (Deleuze, Guattari, 1991, 21) DeLanda a tout d’abord exporté les concepts de Deleuze hors de leur cadre d’origine pour cartographier, au cours de plusieurs ouvrages, les relations dynamiques au sein d’une multitude d’agencements : les technologies de l’information et la guerre (DeLanda, 1991) la géologie, la biologie et le langage (DeLanda, 1997), ou encore les marchés, les billes et les États-nations (DeLanda,

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2006). Ensuite, DeLanda insiste davantage que Deleuze sur les modalités de codage et de décodage des agencements. Si ce dernier met en avant les phénomènes de déterritorialisation-reterritorialisation, DeLanda met l’accent pour sa part sur ce qui relie et fait tenir les différentes parties des agencements, tout en conservant à la fois leur hétérogénéité et leur caractéristique, à travers l’attention portée sur les phénomènes d’émergence et les relations d’extériorité au sein des agencements1. Enfin, il fait également sienne la formule de Deleuze, invitant à faire « des enfants dans le dos » d’un auteur (Deleuze, 1990, 15) : ainsi, si DeLanda abonde dans le sens de Deleuze dans la place à conférer au non-humain (par exemple à travers les devenirs animaux), il redéfinit les agencements comme « structure d’un espace de possibilités » (DeLanda, 2002), et confère une attention supplémentaire à l’expressivité des éléments non- humains au sein des agencements2.

Parmi les travaux de DeLanda, ce sont les apports du concept d’agencement pour caractériser la rencontre entre méthodes computa- tionnelles et sciences sociales qui nous intéressent plus particulièrement.

Dans l’article « Théorie de l’agencement et science sociale générative » reproduit p. 55, DeLanda y applique le concept d’agencement aux sciences sociales à travers la méthode de la simulation multi-agent : cette dernière modélise relations entre acteurs selon un principe d’extériorité, et permet ainsi de voir comment ceux-ci interagissent et peuvent s’agréger de manière émergente – ici encore, à une multitude de niveaux. Il offre dès lors un exemple d’analyse des groupes sociaux à partir de leurs capacités à s’agencer (c’est-à-dire leurs capacités à affecter ou à être affecté, cf.

DeLanda, 2009, 142), et propose ainsi des pistes de recherche pour aller vers une « science sociale générative ».

Au-delà de la seule méthode de la simulation multi-agent développée dans l’article de DeLanda, nous allons étendre cette réflexion aux croisements plus large entre technologies et sciences humaines et sociales (SHS), à travers une analyse du champ des digital humanities comme agencement. Nous y montrons tout d’abord que les digital humanities

1. Pour une discussion exhaustive des modalités de codage et décodage dans les agencements et de sa différence avec l’agencement deleuzien, cf. DeLanda 2006, chapitre 1.

2. Cf. DeLanda, 2010.

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constituent un agencement post-disciplinaire original au sein de la topologie universitaire, à travers quatre modalités de codage : son infrastructure en réseau, la technologie utilisée pour la recherche, une communauté de valeurs et un rapport pragmatique à sa dénomination.

Toutefois, l’ouverture et la conservation de cet espace de possibilités se font au prix d’une certaine fragilité : nous présenterons les nombreux défis qui accompagnent le champ des digital humanities, ici l’équilibre à trouver pour garder cet agencement ouvert à de nouvelles collaborations, tout en se dotant de garde-fous pour ne pas être reterritorialisé par des forces extérieures (entre autres, les contraintes disciplinaires ou de financement de la recherche). Au sein de ces débats, nous nous concentrerons dans la dernière partie sur le rôle des compétences techniques pour les chercheur(e)s en SHS.

1. Les digital humanities : un agencement post-disciplinaire 1.1. Une infrastructure en réseau

L’originalité des digital humanities provient tout d’abord de la forme que prennent les unités de recherche. Celles-ci ne ressemblent pas aux laboratoires académiques traditionnels, mais prennent davantage la forme de « centres », c’est-à-dire de structures plus souples qui ne se calquent pas sur une division disciplinaire déjà existante. Il ne s’agit toutefois pas de voir, à l’inverse, ces centres comme des créations ex nihilo : elles se fondent au contraire sur des structures déjà existantes, qu’elles agrègent pour constituer un nouvel agencement. Regardons la « carte d’identité » d’un centre d’humanités numériques que dessinent Marin Dacos et Pierre Mounier :

– « Il est bien inséré au sein de l’Université dont il est un projet phare.

– Il n’est pas placé sous la tutelle d’un département, mais à l’intersection de départements et de services de l’université dont, très souvent, la bibliothèque, qui joue 
un rôle actif dans sa structuration.

– Il est structuré en interne autour de projets à durée limitée et d’équipe hybridant des 
compétences complémentaires aussi bien sur le plan scientifique que technique.

– Il accueille la plupart de ses membres et de ses projets en mobilisant le mécanisme très 
efficace du fellowship, propre aux universités américaines.

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– Il accumule et produit un savoir-faire, des outils, des technologies qu’il partage avec le 
reste de la communauté.

– Il travaille en réseau de pair à pair avec d’autres centres qui développent des 
compétences qu’il n’a pas nécessairement en interne. » (Dacos, Mounier, 2014, 25)

Prenant la forme d’un nouvel agencement entre structures existantes, les digital humanities adoptent ainsi une forme plus souple au sein de l’université. En passant à l’échelle supplémentaire, quelle forme prend la communauté internationale des digital humanities ? Comme le rappelle Scheinfeldt (2010a), les digital humanities ne se contentent pas d’utiliser Internet, mais adoptent carrément la forme réticulaire d’Internet, à travers les liens entre plusieurs communautés distribuées, ou encore par l’absence de centralités a priori. De plus, les digital humanities se sont dotées dès le début d’un solide réseau de blogs de recherche, d’infrastructure de données, de codes partagés ou d’associations. La vie de la communauté est également animée à travers des événements ad hoc, les « non-conférences » que sont les « THATcamps »3, qui visent à la dissémination des compétences par l’organisation d’ateliers en fonction des propositions des membres. De même, les hackathons visent à la collection et la réalisation de projets de recherche sur une courte période. Ainsi, tant à l’échelle du centre de digital humanities qu’à la vie de la communauté, ce sont un ensemble de structures souples et modulables qui permettent aux chercheur(e)s en digital humanities de lier unité de recherche et communauté globale de chercheur(e)s.

1.2. La technologie comme moyen

Les digital humanities se définissent également par un recours aux méthodes computationnelles pour la recherche en sciences humaines. Mais les technologies utilisées jouent un rôle important dans la structuration de la communauté. Dacos et Mounier soulignent la fonction du langage d’encodage XML : son adaptabilité lui permet ainsi de rassembler et de faire dialoguer plusieurs profils de chercheur(e)s. Comme ils le soulignent :

« Mais plus qu’un outil ou un standard technique, ce qui frappe dans cette initiative, c’est sa capacité à structurer une communauté multidisciplinaire

3. http://thatcamp.org/

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et internationale : linguistes, historiens, littéraires, philologues, archéologues utilisent en effet cette norme, en l’adaptant à leurs propres besoins. » (Dacos, Mounier, 2014, 11). La technologie n’est donc pas une finalité, mais relie plusieurs composantes du travail de recherche, sans les déterminer, et en s’adaptant aux différents besoins des chercheur(e)s.

Ensuite, à travers les technologies utilisées, ce sont bien différentes traditions épistémologiques qui en viennent à se rencontrer. Drucker décrit ainsi les digital humanities comme autant de tentatives de rencontres entre ce que l’auteure nomme d’une part l’« aesthesis » des humanités (c’est-à-dire la connaissance partiale, située et subjective), et d’autre part, la

« mathesis » des sciences exactes (recouvrant les « prétentions à l’objectivité » (Drucker, 2009a, XIII)). Les projets en digital humanities tentent d’initier un dialogue entre deux traditions de recherche traditionnellement séparées : 1) l’approche « subjective » de l’objet de recherche dans les humanités – le scientifique faisant partie de son objet de recherche – et 2) la connaissance « objective », car davantage distanciée, des faits étudiés dans les sciences exactes. Ainsi, technologies et méthodes constituent autant de passerelles entre chercheur(e)s, pour former un agencement singulier entre plusieurs disciplines traditionnellement séparées.

1.3. Des valeurs partagées

DeLanda a souligné que les agencements nécessitent des facteurs de cohésion reconnus comme légitimes entre les parties rassemblées (DeLanda, 2006, 13). Un élément de cohésion important pour les digital humanities provient des valeurs que les chercheur(e)s se donnent. Celles-ci sont régulièrement instanciées à travers la réalisation de manifestes, afin de réguler les échanges et la vie de la communauté. Pour la France, citons par exemple le manifeste des digital humanities réalisé lors du rassemblement THATcamp à Paris en 20104. Plus systématiquement, Lisa Spiro a proposé cinq valeurs pour les digital humanities :

– l’ouverture : celle-ci passe à la fois par le mouvement open access pour la publication des articles, mais porte également sur le partage des données et des logiciels développés ;

4. Sur http://tcp.hypotheses.org/318, Manifeste des digital humanities, blog THATcamp Paris.

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– la collaboration : comme le formule Scheinfeldt dans son article

« Why Digital humanities are “nice” » (2010b), le champ des digital humanities se définit par une ouverture à la collaboration, interprétable comme la reconnaissance de la nature pluri-méthodologique des recherches en digital humanities, et ainsi de la nécessité de rassembler des profils de chercheur(e)s au-delà des frontières disciplinaires ;

– la collégialité et la connectivité : nous avons noté précédemment la forme en réseau que prend la communauté des chercheur(e)s : on pourra ajouter le rôle des outils de communication pour relier les membres, par exemple Twitter dans les conférences (Scheinfeldt, 2010a) ;

– la diversité des disciplines et des positions universitaires définissent les digital humanities ;

– enfin, les expérimentations : les digital humanities mettent l’accent sur l’expérimentation et le développement d’outils, davantage que sur un paradigme commun (Spiro, 2012).

On voit ainsi à travers cette liste le thème général de l’ouverture à la constitution de nouvelles collaborations et à l’expérimentation. En plus du rôle des valeurs, la flexibilité dans la dénomination caractérise ce champ.

1.4. Un rapport pragmatique aux dénominations

Également appelées humanities computing (McCarty, 2005), voisinant avec les computational social sciences (Lazer et al., 2009), ou présentées plus récemment sous leur versant « 2.0 » (Presner, 2010), les digital humanities suscitent des définitions hétérogènes. Si une multiplicité des manières de se définir est commune à d’autres disciplines, et est un signe de réflexivité salutaire au sein d’une communauté de chercheur(e)s, le flou autour du nom digital humanities reflète un positionnement davantage stratégique.

La flexibilité par rapport aux labels traduit en effet une volonté de vouloir laisser ouvert un champ des possibles sur ce que sont les digital humanities et ce que l’on peut y faire (suivant une définition inclusive, également appelée big tent, cf. Svensson, 2012). Ainsi, le site Day of DH organise la journée annuelle des digital humanities, au cours de laquelle est demandé aux chercheur(e)s de publier leur définition des digital humanities. Près de 300 définitions ont ainsi été accumulées au fur et à

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mesure des différentes éditions de cet événement5. Cette hétérogénéité autour de la définition des digital humanities constitue dès lors un garde- fou contre la tentative de constituer le terme en schibboleth : avec une définition floue, il s’avère difficile de délimiter qui fait partie et qui est exclu du champ des digital humanities.

Les débats autour du nom proviennent également de la dimension internationale des digital humanities. À travers le nom, c’est la question des modalités de lien entre niveau national et communauté internationale des digital humanities : adopter le terme “digital humanities” permet de relier les centres de digital humanities à un mouvement plus global, mais au risque de nier les spécificités locales. Une manière de contourner le problème a été le choix de conserver une flexibilité dans le rapport à la langue : ce que Dacos et Mounier nomment le globish consiste en un ajustement entre la portée internationale de l’anglais, qui connecte plusieurs groupes, tout en permettant la coexistence de différents niveaux de maîtrise de la langue, pour autant que cela n’entrave pas la communication (Dacos, Mounier, 2014, 70). La langue conserve alors sa fonction de vecteur et de connexion entre les groupes, et permet de neutraliser certains débats de territorialisation des pratiques de recherche sur une communauté linguistique spécifique.

Avec une infrastructure en réseau, une technologie présentée comme moyen et non comme fin, des valeurs partagées, et une dénomination pragmatique, les digital humanities proposent de relier des institutions, des chercheur(e)s et des méthodes au sein d’un agencement singulier, qui fournit ainsi une zone expérimentale permettant la mise en place de

« recherches orientées informations et données, distribuées, collaboratives et pluri-disciplinaires » (Borgman, 2009). Tout l’enjeu des digital humanities consiste à conserver ce qui relie ces éléments hétérogènes, tout en maintenant une stricte extériorité des relations – et d’éviter ainsi qu’une partie prenne l’avantage sur le tout, par exemple qu’un courant ou une communauté linguistique prenne l’avantage pour définir et « coder » ce que sont les digital humanities. Il ne s’agit donc pas de mettre fin aux disciplines universitaires, mais d’utiliser leurs forces (cadres théoriques, revues, etc.) au service de pratiques de recherche davantage distribuées.

5. Pour la dernière édition de l’événement : http://dayofdh2014.matrix.msu.edu/

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Toutefois, maintenir cette extériorité dans les relations n’est pas chose aisée, et plusieurs défis émergent pour conserver cette topologie.

2. Un agencement à défendre

Les défis qui accompagnent les digital humanities proviennent de la fragilité inhérente à la topologie de cet agencement. Un danger toujours présent est celui de la reformation de strates : en effet, « les agencements oscillent entre une fermeture territoriale qui tend à les re-stratifier, et une ouverture déterritorialisante qui les connecte au contraire au cosmos » (Deleuze, Guattari, 1980, 415-416). Si les digital humanities se définissent comme étant en constante déterritorialisation, prenant la forme sans cesse renouvelée d’expérimentations au-delà des frontières épistémologiques, méthodologiques et académiques, encore faut-il que les acteurs de ce champ puissent converser cet entre-deux souvent fort inconfortable. Ce degré d’ouverture à l’expérimentation est en effet en constant danger de reterritorialisation sur des logiques disciplinaires extérieures : citons comme exemple le poids de l’évaluation de la production scientifique dans l’avancement des carrières, qui peut s’avérer difficilement compatible avec les modes de valorisations hétérogènes dans les projets et les centres de digital humanities (tels un site web, une archive, ou un outil : cf. Ramsay, Rockwell, 2012).

Cette concurrence entre les modes de valorisation peut amener les chercheur(e)s en digital humanities à doubler ces réalisations d’une production scientifique plus traditionnelle, afin de se conformer aux critères de l’avancement des carrières (Dunn, 2014). La question financière est également prégnante pour la survie à moyen et long terme des projets de digital humanities. En effet, refuser de créer une centralité, c’est prendre le risque d’une dépendance accrue envers les sources de financement. De plus, par une certaine ironie, tenter de nouveaux agencements post- disciplinaires peut avoir pour conséquences d’accentuer une montée de la précarité dans le monde académique : cela prend la forme de financements à court terme, du projet comme unité temporelle de conduite de la recherche, du recrutement de chercheur(e)s et ingénieur(e)s de recherche à court terme, autant de paramètres courants dans les projets de digital humanities (Grusin, 2013). De plus, cette temporalité peut également amener une survalorisation des résultats rapidement communicable (par

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exemple les visualisations de données) et l’indexation de la recherche à des effets de mode, allant à l’encontre d’une visée à long terme de la recherche.

La conservation de l’équilibre entre les différents profils de recherche rassemblés a été un défi important dans l’histoire des digital humanities. Le passage du terme humanities computing à celui de digital humanities constitue une tentative de dépassement de la séparation entre chercheur(e)s et techniciens, les premiers se présentant comme la tête pensante et considérant les seconds comme le personnel exécutant (Hayles, 2011). Les digital humanities s’attachent au contraire à montrer que ces deux rôles sont complémentaires dans le processus de recherche, davantage que successifs, et que les apports épistémologiques de cette collaboration sont fructueux. Mais au-delà des différentes disciplines qui sont rassemblées au sein des digital humanities, il s’agit bien davantage de frictions entre deux cultures différentes : celles des humanités d’une part, et celles des réseaux d’autre part (Spiro, 2012). Cette séparation se décline ici entre le rôle de la spécialisation individuelle (le livre ou l’article en premier auteur) pour la première versus la réalisation collective (par exemple à travers des applications de type wiki) pour la seconde ; la publication académique versus la réalisation de logiciels ou d’archives ; la culture de l’imprimé versus la publication électronique.

3. Le rôle clé des compétences computationnelles

Au sein des multiples débats sur la mise en place des digital humanities, nous mettons ici en avant la question des compétences des chercheur(e)s.

En effet, la perpétuation du champ des digital humanities passe par la dissémination de ce type de recherche, ce qui nécessite la formation – à des degrés différents – des chercheur(e)s aux technologies nécessaires. Du fait de la nature computationnelle de ces recherches, la question de l’apprentissage du code informatique est prégnante. Plusieurs commentatrices ont mis en avant la nécessité de cette compétence. Comme Drucker (2009b) le formule, les chercheur(e)s en digital humanities doivent se mobiliser pour prendre en main leur futur numérique ; de son côté, Borgman met en avant les passerelles souvent ignorées entre humanités et programmation : des chercheur(e)s en philologie ou linguistique adoptent déjà des méthodes qui se rapprochent de la programmation informatique (Borgman, à paraître). Enfin, s’il est illusoire de faire de chaque humaniste

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un codeur professionnel, des connaissances de base en programmation permettent de formuler des requêtes plus précises et réalistes lors du dialogue entre chercheur(e)s et ingénieurs. On notera toutefois, contre une certaine présentation téléologique et technophile du débat, qu’il ne s’agit pas de considérer l’apprentissage du code comme une évidence, mais comme un moyen envers une fin : il s’agit alors de bien identifier, en amont de l’apprentissage du code, le langage approprié, et s’il ne s’agit pas davantage de compétences statistiques (Plantin, à paraître). Mais au-delà de ces compétences, il s’agit également de compétences sociales à développer : notamment la nécessité d’aller à l’encontre de la tradition de travail individuel des humanités, pour aller vers le travail en équipe pour l’acquisition, le traitement et la publication des données (Borgman, 2007).

Ces débats doivent également être considérés au sein du contexte plus large de contestation des humanités dans leurs potentiels pour conférer un emploi sur un marché de plus en plus compétitif. Certains commentateurs soulignent le fait que certains départements peuvent sauter dans le train en marche des digital humanities justement pour obtenir une reconnaissance face à un statut des humanités toujours contesté (Grusin, 2013). La question des compétences est également reliée à celle du genre. On sait depuis le début des digital humanities que ce n’est pas le simple fait de prendre part à un projet de recherche qui confère des compétences. Ainsi, le projet d’indexation de l’œuvre de Saint-Thomas-d’Aquin par Roberto Busa – qui allait devenir le projet initiateur de la rencontre entre informatique et humanités6 – a nécessité le codage des textes sur des cartes perforées. Pour réaliser cette tâche, Busa a préféré employer des femmes, qu’il jugeait « plus attentives que les hommes », mais surtout, recrutait celles ignorant le latin : il estimait que celles ayant cette capacité étaient

« plus à l’aise pour perforer, et donc moins attentives » (Terra, 2013). Alors que Busa a mis en avant le fait que ce travail conférait à ces employés des compétences transférables sur le marché du travail, d’autres recherches ont bien montré que les femmes ne disposent pas des mêmes opportunités pour faire fructifier ces compétences en dehors de leur contexte d’apprentissage (Abbate, 2012).

6. Le site du projet : http://www.corpusthomisticum.org/

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4. Conclusion : soutenir la fragilité des agencements

Les membres des digital humanities proposent un agencement singulier rassemblant des structures académiques déjà existantes. Cette gestion de l’extériorité des relations est rendue possible à travers quatre facteurs – son infrastructure en réseau, le rôle de la technologie, les valeurs et la dénomination que les chercheur(e)s en digital humanities se donnent – qui permettent la création d’un espace de possibilités au sein de l’université.

Toutefois, les agencements sont toujours sous la menace d’une « fermeture territoriale qui tend à les re-stratifier » (Deleuze, Guattari, 1980, 415-416).

Toute déterritorialisation s’accompagne du danger d’une reterritorialisation par des forces hétérogènes, brisant ainsi l’extériorité des relations entre les parties pour recréer des totalités. Nous avons cité les critères pour l’emploi et l’avancement des carrières universitaires, la pression à rendre les humanités « utiles », ou encore les financements à court terme par projets. Face à ces défis, plusieurs solutions en termes d’infrastructures de recherche, aussi bien au niveau national qu’international7, aident à affirmer l’importance et la spécificité des digital humanities. Nous avons développé dans cet article un niveau davantage micropolitique, prenant la forme de l’acquisition des compétences techniques nécessaires pour la mise en place de ce type de recherche, premier pas vers une autonomie et une compréhension plus fine du rôle de la technologie dans la recherche en SHS.

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ET SCIENCE SOCIALE GÉNÉRATIVE

MANUEL DELANDA

Toute approche rigoureuse de l’histoire humaine doit aborder la question  de la nature des entités considérées comme agents historiques légitimes. Une  possibilité consiste à considérer les êtres humains comme des agents, soit  rationnels dans leur prise de décision (comme en micro‐économie) ou comme  sujets phénoménologiques (comme en micro‐sociologie). Mais il est également  nécessaire de se doter d’une conceptualisation des ensembles sociaux afin de  dépasser cette opposition. La première étape de cette entreprise consiste à se  doter de moyens pour bloquer le micro‐réductionnisme, ce qui est possible  grâce au concept de propriétés émergentes. Celui‐ci désigne les propriétés d’un  tout qui ne sont pas présentes dans ses parties : si un ensemble social a des  propriétés qui émergent de l’interaction de ses parties, il est alors trop  réducteur de le réduire à un simple agrégat de différentes prises de décisions  rationnelles ou d’expériences phénoménologiques. De plus, cela ne permet pas  de contrer l’hypothèse inverse d’un macro‐réductionnisme, qui rejette les  acteurs rationnels de la micro‐économie pour adopter une conception de la  société comme un tout déterminant pleinement la nature de ses membres. 

Contrer ce macro‐réductionnisme nécessite de faire appel à un autre concept,  celui de relation d’extériorité entre les parties. À l’inverse des ensembles dont  les parties se définissent comme « faisant partie du tout », et dont les parties  ne peuvent subsister indépendamment des relations qu’elles ont entre elles  (ou relations d’intériorité), il s’agit ici de concevoir des ensembles émergents,  au sein desquels les parties conservent une relative autonomie, pouvant être  détachées et rattachées à un autre ensemble dans le but de créer de nouvelles 

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interactions. Ces touts indivisibles dont les parties sont reliées entre elles par  extériorité sont définis comme des agencements1.  

Doté de ces deux concepts, il est possible de définir des ensembles sociaux,  tels les réseaux interpersonnels ou les institutions, comme irréductibles aux  personnes qui les composent ; cela évite également de réduire les personnes  au tout, les fusionnant en une totalité au sein de laquelle leur individualité se  dissout. Prenons l’exemple des communautés rurales à forte sociabilité, ou les  groupes ethniques à forte homogénéité sociale habitant en banlieue des  grandes  villes.  Au  sein  de  ces  communautés,  une  propriété  émergente  importante est le degré de cohésion entre ses membres. Une façon d’étudier  cette propriété est de passer par les réseaux de relations, en comptant le  nombre de liens directs et indirects par personne et en observant leur  connectivité. Une propriété cruciale de ces réseaux est ici leur densité, une  propriété émergente qui peut être grossièrement définie comme le degré par  lequel les amis des amis d’un membre donné (c’est‐à‐dire, ses liens indirects)  connaissent les liens indirects des autres — ou, plus simplement, le degré par  lequel tout le monde connaît tout le monde. Au sein d’un réseau dense, le  bouche‐à‐oreille se propage rapidement, particulièrement quand cela concerne  la violation d’une norme locale. Cela implique que la communauté conçue  comme un tout puisse agir comme un instrument de stockage des réputations  personnelles et comme un mécanisme de renforcement, à travers de simples  sanctions sociales comme la moquerie ou l’ostracisme.  

La notion de densité, et cette capacité à stocker les réputations et de  renforcer  les  normes,  constituent  des  propriétés  irréductibles  et  des  prérogatives de la communauté en tant que tout, mais n’impliquent pas pour  autant l’existence d’une totalité homogène où les identités personnelles des  membres  sont  créées  par  la  communauté.  Cette  précision  s’applique  également  aux  institutions.  Nombreuses  d’entre  elles  sont  en  effet  caractérisées par la possession d’une structure d’autorité où les droits et  obligations  sont  distribués  asymétriquement  et  hiérarchiquement.  Mais  l’exercice de l’autorité doit être soutenu par une légitimité afin de contrôler les 

1. Manuel DeLanda. Deleuze: History and Science. (New York, Atropos, 2010.) Il existe dans  l’œuvre de Deleuze et Guattari une douzaine de définitions du concept d’agencement,  s’appliquant  aussi  bien  aux  ensembles  sociaux    comme  les  communautés  ou  les  organisations (les agencements collectifs d’énonciation), qu’aux ensembles reliant humains,  technologies et nature (l’agencement homme‐cheval‐étrier). Ces différentes définitions sont  analysées dans les chapitres de ce livre. La définition donnée ici, en termes d’émergence et  d’extériorité, est la plus simple, mais également celle qui capture le mieux ce qui relie ces  définitions. 

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coûts d’application. La légitimité est une propriété émergente de l’organisation  entière, même si son existence relève de croyances personnelles quant à sa  source : une tradition légitimante, un ensemble de règles écrites, ou même,  pour les petites organisations, le charisme d’un leader. Le degré avec lequel  l’autorité légitime est irréductible aux personnes peut évidemment varier d’un  cas à l’autre. En particulier, au plus des ressources organisationnelles sont liées  à un service ou à un rôle (et non à la personne qui incarne ce rôle), au plus la  légitimité  est  irréductible.  Néanmoins,  et  quelque  soit  la  tendance  centralisatrice  ou  despotique  de  l’organisation,  ses  membres  restent  indépendants d’elle, et leur degré d’autonomie dépend de facteurs contingents  tels  que  la  mobilité  sociale  et  l’existence  d’opportunité  en  dehors  de  l’organisation.  

Pour reprendre les termes de Gilles Deleuze, le concept d’agencement a  pour but de remplacer celui de totalité d’Hegel. Les agencements et les  totalités partageant la propriété d’irréductibilité, c’est la distinction entre  relations d’extériorité et d’intériorité (alliance versus filiations) qui a jusqu’à  présent  été  soulignée2.  Toutefois,  c’est  la  notion  d’émergence  qui  est  importante pour l’épistémologie des médias numériques. En effet, pour savoir  si la simulation d’une communauté ou d’une organisation (ou d’un autre  ensemble social) correspond à son sujet, un critère important consiste à savoir  si les propriétés du tout (solidarité, légitimité) émergent spontanément dans  l’ordinateur. Prenons l’exemple simple de l’émergence des prix dans un marché  (comme ceux sur les places de village, où personne n’a le pouvoir économique  de manipuler la  demande et  l’offre).  Les  économistes  traditionnels  font  l’hypothèse que dans ce cas, les prix sont entièrement déterminés par les  forces économiques, et transmettent ainsi des informations véridiques sur la  demande et l’offre — une information qui peut être utilisée pour décider de  l’allocation de ressources rares pour soutenir des usages alternatifs. Mais avant  le déploiement des simulations multiagents, personne n’avait montré que les  prix pouvaient émerger spontanément.  

La simulation en question s’intitule Sugarscape. Les agents de marché sont  ici représentés par des carrés de couleur se déplaçant sur une grille, et les 

2. Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1999, p. 69 : « Qu’est‐ce qu’un  agencement ? C’est une multiplicité qui comporte beaucoup de termes hétérogènes et qui  établit des liaisons, des relations entre eux, à travers des âges, des sexes, des règnes – des  natures différentes. Aussi la seule unité de l’agencement est de cofonctionnement : c’est une  symbiose, une « sympathie ». Ce qui est important, ce ne sont jamais les filiations, mais les  alliances et les alliages ; ce ne sont pas les hérédités, les descendances, mais les contagions, les  épidémies, le vent » 

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ressources rares sont représentées par des carrés de couleur présents sur la  même grille. Malgré leur simplicité, les agents sont ici incarnés, c’est‐à‐dire  qu’ils possèdent un métabolisme simulé, et sont également situés dans un  espace relativement à une certaine distribution des ressources (le sucre). Le  comportement des agents et des ressources est entièrement déterminé par  des règles : le nombre de cellules de la grille que les agents peuvent « voir » ; le  nombre de cases que les agents peuvent traverser en fonction des ressources  qu’ils ont « ingérées »; de quelle manière les ressources se renouvèlent. Un  comportement  simulé  et  entièrement  déterminé  par  des  règles  n’est  certainement  pas  émergent.  Mais  ce  comportement  non‐émergent  peut  amener, à travers des interactions (c’est‐à‐dire, des relations d’extériorité) à  des comportements nouveaux et en dehors des règles. Même si les agents de  Sugarscape ont des préférences, tels que se déplacer vers le carré le plus  proche et qui contient le plus de sucre, ils n’ont pas à choisir entre des  ressources alternatives. Afin de permettre cela, une seconde ressource est  introduite, dont le métabolisme correspond à un ensemble différent de règles :  l’épice. Dès lors, les agents se confrontent dans leur déplacement à des choix  entre des carrés plus ou moins riches en sucre ou en épice. Afin de déterminer  les décisions des agents, leurs préférences pour les différentes combinaisons  de  quantités  de  sucre  et  d’épice  sont  déterminées  à  partir  de  leurs  métabolismes,  du  nombre  de  biens  qu’ils  possèdent,  et  du  niveau  de  satisfaction de leur métabolisme. Enfin, les agents ont également la capacité  d’échanger ou d’ajouter de nouvelles règles, telle une règle de marchandage,  leur permettant de se mettre d’accord sur les proportions de sucre et d’épice  échangées (le « prix » du sucre exprimé en épices), de même qu’une règle pour  déterminer les quantités de chaque produit échangeable sans qu’un agent soit  lésé3.  

Deux cents agents ont été lancés au sein d’un espace comportant une  certaine distribution de sucre et d’épice, dans le but de voir si, après de  nombreuses  interactions,  une  population  entière  pouvait  collectivement  atteindre un point où les échanges apportent le plus de bénéfice possible (le  prix d’équilibre). Au début de la simulation, une variation importante de prix à  travers la population était observable. Toutefois, au fur et à mesure des  interactions, une tendance à converger vers un prix d’équilibre a vu le jour :  celle‐ci n’atteignait jamais le prix maximum, mais s’en approchait et en restait  assez  proche. En d’autres  termes, les prix  émergent  spontanément vers 

3. Joshua M. Epstein and Robert Axtell. Growing Artificial Societies. (Cambridge: MIT Press,  1996.) p. 30‐32 and 104‐106. 

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l’équilibre sans recours à une entité extérieure (telle la présence d’un agent  organisateur,  selon  les  économistes  néo‐classiques).  Le  mécanisme  d’émergence a été le suivant : après plusieurs interactions, les estimations  internes  des  agents pour  les  deux  ressources  se  sont  de  plus  en  plus  ressemblés; et au plus leurs estimations se sont rapprochées, au plus ils ont  convergé vers un prix unique. D’un autre côté, un certain niveau de dispersion  dans le prix est demeuré jusqu’à la fin de la simulation, augmenté par chaque  facteur ayant interféré dans l’intensité de l’interaction : réduire le degré de  vision de la population (rendant les agents moins capables de localiser les  marchands potentiels) ; permettre aux agents de mourir même en ayant  satisfait leurs besoins corporels (des temps de vie plus courts réduisent le  nombre d’interactions); enfin, permettre aux agents de changer de préférences  en  fonction  de  critères  non‐économiques  (augmentant  ainsi  le  temps  nécessaire pour être familier avec l’estimation interne)4.  

Sugarscape illustre le fait que la plus simple des simulations multiagents  peut être utilisée pour renouveler  le traitement d’anciens problèmes en  sciences sociales. Mais cette simplicité limite également ses applications aux  problèmes pour lesquels les  interactions sont  relativement  anonymes et  n’impliquent  pas  les  éléments  suivants :  mémoire  collective, réputations,  application de normes locales, autorité légitime ou chaines de commandes. Il  ne serait donc pas possible d’utiliser Sugarscape pour simuler les communautés  ou les organisations que nous avons évoquées au début de cet article. Afin  d’étudier ces agencements sociaux, le comportement des agents simulés ne  doit pas être déterminés par des règles, mais par des croyances et des désirs,  tel que la croyance qu’un texte sacré justifie l’autorité d’un chef suprême, ou le  désir de faire partie d’une communauté. Les règles peuvent imiter les effets  des normes et des désirs (comme le désir d’avoir du sucre, ou la croyance qu’il  y a davantage de sucre d’un côté que de l’autre) ; mais, à moins que les  croyances et désirs ne soient modélisés explicitement, ces derniers ne peuvent  pas interagir avec les effets émergents produits. La façon la plus simple de  modéliser des croyances et des désirs est alors de les considérer comme des  attitudes prises par des agents en rapport à des propositions (le sens d’une  phrase déclarative). En d’autres termes, ils peuvent être modélisés comme des  attitudes propositionnelles. C’est la stratégie suivie par l’approche Croyance‐

Désir‐Intention (CDI)5

4. Joshua M. Epstein and Robert Axtell. Ibid. p. 109‐120. 

5. Michael Wooldridge. Intelligent Agents. In Multiagent Systems. Edited by Gerhard Weiss. 

(Cambridge: M.I.T. Press, 2001.) p. 54‐56. 

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Les agents CDI partagent avec les autres simulations multiagents le besoin  de cartographier les apports « sensoriels » en résultats comportementaux  appropriés.  Toutefois,  au  lieu  d’utiliser des  règles  pour  intervenir  entre  perception et action, un processus plus élaboré est employé : l’information sur  le monde ou sur une certaine distribution de ressources est d’abord utilisée  pour mettre à jour les croyances d’un agent ; ces dernières sont ensuite utilisés  pour générer un ensemble d’options  concernant les opportunités et  les  risques ; ces options sont ensuite sélectionnées en fonction de leur degré de  désirabilité ou de réalisation ; les options qui sont désirables et réalisables  deviennent des buts et, combinées avec un engagement par rapport au cours  d’une action, peuvent devenir des intentions qui guident le comportement de  l’agent. Ce comportement, en retour, peut apporter un changement dans l’état  du monde, et ainsi mettre à jour les croyances du sujet, commençant alors un  nouveau cycle qui s’achève dans une nouvelle action6. Utiliser des agents CDI  pour modéliser les communautés nécessite toutefois de laisser le contenu des  croyances et des désirs relever du comportement propre des autres membres  de la communauté, afin qu’un écart par rapport à une norme puisse être  détecté et prendre ainsi la mesure appropriée (moquerie, ostracisme). Simuler  le commérage ou la rumeur, permettre aux agents de former des croyances sur  des  situations  qu’ils  n’ont  pas  « vécues »  directement,  serait  un  ajout  relativement simple. Toutefois, suivant une définition de l’agencement comme  assemblages collectifs d’énonciation, le rôle de la rumeur (discours indirect) est  complété par la capacité des agents à produire des actes de langages. Il s’agit  d’énoncés qui comportent des implications sociales contraignantes, à différents  niveaux : promesses, requêtes, avertissements. 7 

Simuler  une  communauté  densément  reliée  nécessite  d’incorporer  la  contrainte des actes de langage, du fait que de nombreuses violations des  normes locales impliquent la rupture de l’engagement : une promesse non  tenue, une faveur non rendue, une dette non remboursée, un mensonge. Ainsi,  il est important de développer des moyens pour inclure dans nos simulations 

6. Michael Wooldridge. Ibid. p. 58. 

7. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 112. En plus des actes  de langage, qui créent des contraintes « incorporées » entre agents (ou transforment leur  état, comme la manière dont la sentence prononcée par un juge fait passer le statut d’un  agent de  libre  à  prisonnier),  les communautés  et  les organisations sont  également  caractérisées par un entrelacement de corps matériels hétérogènes (humains, machines,  outils, nourriture, eau). Ainsi, une communauté ou une organisation est, « [d]’une part […] 

agencement machinique de corps, d’actions et de passions, mélange de corps réagissant les  uns sur les autres ; d’autre part, agencement collectif d’énonciation, d’actes et d’énoncés,  transformations incorporelles s’attribuant aux corps. » 

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ces actes de langage créateurs de communautés8. Dans le cas des institutions,  ils sont également nécessaires, car la plupart des organisations possèdent une  structure hiérarchique où la commande va du haut vers le bas, alors que les  rapports d’activité (sur les résultats d’une commande achevée) vont du bas  vers le haut. La formulation d’une commande légitime crée un engagement  contraignant  à  obéir,  ainsi  qu’un  engagement  à  être  honnête  dans  la  communication des résultats. D’un autre côté, les commandes peuvent être  obéies pour une variété de raisons. Si elles proviennent de la peur d’une  punition physique ou de l’incarcération, l’exercice de l’autorité peut être  davantage coûteux que s’il est suivi volontairement sur la base de la croyance. 

C’est cette dernière configuration qui est intéressante pour la simulation  multiagents. Dans certains cas, comme les bureaucraties modernes, l’exercice  de l’autorité est relié à des conditions pratiques (l’habilité d’une organisation à  réaliser  des  actions).  Mais  pour  simuler  une  organisation  religieuse  ou  aristocratique, au sein de laquelle la légitimité implique des croyances dans des  entités surnaturelles, il faut faire des modifications.  

Tout d’abord, il s’agit de donner aux agents la capacité d’attribuer des  attitudes propositionnelles à d’autres agents pour pouvoir interpréter leurs  actions. Cela implique que leurs croyances sur les autres dépendent des  explications de leur comportement, c’est‐à‐dire, provenant de points de vue  intentionnels par rapport à des croyances et à des désirs. Ensuite, il s’agit de  générer un type de religion simple que des agents pourrait traiter comme des  ressources, c’est‐à‐dire, d’adopter une position intentionnelle par rapport aux  gradients matériels, attribuant des croyances et des désirs à des entités comme  le soleil, la pluie, le sol, etc. 9 Troisièmement, afin de transformer des croyances  magiques en une idéologie, les agents ne doivent pas seulement être capables  d’attribuer des croyances et désirs aux autres, mais également de former des  intentions pour changer celles des autres. Si les sujets ciblés par ces tentatives  de persuasion expliquent une pénurie à partir d’intentions — par exemple « le  sol est aride car la déesse de la fertilité est en colère » — alors un ensemble  cohérent de désirs et croyances surnaturels peut émerger. Des protocoles de  négociation par lesquels les agents peuvent établir leurs positions sur un 

8. Michael N. Huhns and Larry M. Stephens. Multiagent Systems and Societies of Agents. In  Multiagent Systems. Op. Cit. p. 87. 

9. Jim E. Doran. Trajectories to Complexity in Artificial Societies. In Dynamics in Human and  Primate Societies. Agent‐Based Modeling of Social and Spatial 

Processes. Edited by Timothy A. Kohler and George J. Gumerman. (Oxford: Oxford University  Press, 2000.) p. 94‐95. 

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problème, faire des concessions, et atteindre un accord sont actuellement en  cours de développement10.  

Il faut exclure de ces remarques le fait que, bien que le changement  technologique (telles que les améliorations ou les extensions des logiciels  multiagents actuels) est nécessaire pour la création d’une science sociale  générative, une condition fondamentale est de disposer de l’ontologie sociale  appropriée, permettant à la fois d’éviter le micro‐ et le macro‐réductionnisme,  mais également de favoriser la construction d’entités sociales complexes, un  niveau  d’émergence  après  l’autre.  Une  fois  que  les  communautés  ont  commencé à émerger, elles peuvent interagir les unes avec les autres pour  former des alliances et des coalitions qui permettent par exemple la simulation  de mouvements de protestation sociale, ou d’interagir hiérarchiquement pour  simuler les classes sociales. De plus, lorsque les organisations émergent, il est  possible de les faire interagir pour en générer de plus larges et plus complexes,  comme des réseaux industriels ou des gouvernements. À partir de ces larges  ensembles sociaux, la génération de villes par le bas, comme agencements  complexes de communautés, de classes, d’industries et de gouvernements,  pourrait alors être possible. De cette manière, la zone intermédiaire entre  personne et pays, c’est‐à‐dire le niveau meso de la vie sociale, pourrait être  explorée selon cette méthode générative11.  

 

10. Michael N. Huhns and Larry M. Stephens. Multiagent Systems and Societies of Agents. 

Op. Cit. p. 90‐95. 

11. Manuel  DeLanda.  New Philosophy  of  Society.  Assemblage Theory and  Social  Complexity. (London: Continuum, 2007.) 

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