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Le droit des immunités juridictionnelles étatiques et l'arrêt de la Cour internationale de Justice dans l'affaire italo-allemande

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Le droit des immunités juridictionnelles étatiques et l'arrêt de la Cour internationale de Justice dans l'affaire italo-allemande

KOLB, Robert, JARDIM OLIVEIRA, Thiago Braz

KOLB, Robert, JARDIM OLIVEIRA, Thiago Braz. Le droit des immunités juridictionnelles étatiques et l'arrêt de la Cour internationale de Justice dans l'affaire italo-allemande. Swiss Review of International and European Law , 2013, vol. 23, no. 2, p. 243-264

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:44913

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La subrogation dans le Règlement 593/2008

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Praxisberichte / Chroniques

Spruchpraxis zum EU-Wettbewerbsrecht (2012/2013) (b

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Case Notes on International Arbitration (I) (P

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Aktuell / Actualité Andreas Furrer

Die Schweiz vor den Herausforderungen des Europäischen

(Internationalen) Privat- und Verfahrensrechts ... 201

Artikel / Article Ingrid Wuerth

Foreign Official Immunity: Invocation, Purpose, Exceptions ... 207 Anne-Catherine Hahn

Dealing with Sovereigns: Immunity Risks and Planning Tools ... 225 Robert Kolb & Thiago Braz Jardim Oliveira

Le droit des immunités juridictionnelles étatiques et l’arrêt

de la Cour Internationale de Justice dans l’affaire italo-allemande ... 243 José Manuel Velasco Retamosa

La subrogation dans le Règlement 593/2008

sur la loi applicable aux obligations contractuelles... 265

Praxis / Chronique Jürg Borer

Spruchpraxis zum EU-Wettbewerbsrecht (2012/2013) ... 279 Paolo Michele Patocchi & Xavier Favre-Bulle

Case Notes on International Arbitration (I) ... 305

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 étatiques et l’arrêt de la Cour Internationale  de Justice dans l’affaire italo-allemande

par Robert Kolb

1

 & Thiago Braz Jardim Oliveira

2

This article restates the law on State immunities after the judgment of the ICJ in Jurisdictio- nal Immunities of 2012. The general principles and rules are recalled, and then the content of the judgments analysed and doctrinal reactions thereto presented.

I.  Introduction

La contribution suivante n’a pas pour ambition d’explorer le droit des immuni- tés juridictionnelles et d’exécution des Etats en proposant des analyses appro- fondies ou nouvelles. Suivant le désir du Comité de rédaction de la RSDIE, il s’agit plutôt de faire le point sur l’état présent, en rappelant les grandes lignes du droit applicable et l’apport de l’affaire des Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie) de 2012. Ce mandat trace la voie à suivre. Dans une première partie, nous tenterons de rappeler brièvement les principes régissant le droit de l’immunité de l’Etat ; dans une seconde partie, il faudra mesurer l’im- pact de l’arrêt précité de la Cour, dans ce qu’il affirme et dans ce qu’il ne dit pas. Comme il ressort des lignes précédentes, il ne sera question ici que des immunités de l’Etat, en quelque sorte des immunités « civiles » de l’Etat. Cela exclut autant les immunités pénales individuelles, mais aussi les immunités per- sonnelles ou fonctionnelles, comme celles diplomatiques. Les immunités (ab- solues) des organisations internationales feront l’objet d’une brève mention, notamment pour ce qui concerne la pratique suisse. En somme, le présent arti- cle, du moins dans sa première partie, ne s’adresse pas aux spécialistes du droit international public, ni moins encore aux spécialistes de l’immunité, mais à toutes les autres personnes souhaitant un aperçu du droit tel qu’il se présente aujourd’hui. Le temps est déjà venu de plonger in medias res.

1 Professeur de droit international public au Département de droit international public et d’Organisation internationale (Faculté de droit) de l’Université de Genève; Membre du Comité de rédaction.

2 Assistant au Département de droit international public et d’Organisation internationale (Faculté de droit) de l’Université de Genève.

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II.  Linéaments du droit des immunités de l’Etat

1. Définition. Une immunité (emunitas) signifie l’exemption d’un devoir juridi- que ou d’une contrainte3. De nos jours, il est courant de réduire l’immunité à l’affranchissement d’un sujet par rapport à un pouvoir de contrainte visant à le forcer à mettre en œuvre une norme juridique. Ainsi, l’immunité se rattache désormais aux règles secondaires d’exécution du droit, par des exemptions rela- tives à une procédure judiciaire ou par rapport à l’exécution forcée. Il faut tou- tefois se rendre compte que dès le Moyen Age4 le terme avait un sens plus large, parce qu’il couvrait aussi l’exemption d’un devoir juridique. Il pouvait ainsi s’étendre au droit primaire ou matériel. Cette deuxième acception reste parfois applicable de nos jours, comme le montre la définition du Dictionnaire Salmon citée en note infrapaginale. Dans le droit diplomatique, où de telles exemptions matérielles issues de règles internationales sont fréquentes, on les qualifie plu- tôt de « privilèges » que d’immunités.

Il faut retenir notamment deux grandes catégories d’immunités. En vertu de l’immunité de juridiction5, l’Etat étranger est exempté de l’assujettissement au pouvoir des tribunaux ou d’autres organes juridictionnels d’un autre Etat ; il n’est soumis à leur juridiction qu’en cas d’exceptions précisément réglées, dont les plus importantes consistent en son consentement et en les actes ne ressortis- sant pas du domaine de la puissance publique. En vertu de l’immunité d’exécu-

3 Selon J. Salmon (éd), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, 2001, p. 558 : « Exemp- tion faisant échapper les personnes, les engins ou les biens qui en bénéficient (Etats, chefs d’Etat, agents diplomatiques, fonctionnaires consulaires, organisations internationales et leurs agents, for- ces militaires étrangères, navires et aéronefs d’Etats, et jadis les étrangers en pays de capitulation) à des procédures ou à des obligations relevant du droit commun ». Sur la notion d’immunité, voir aussi : 38 ASDI (1982), p. 101 ; 43 ASDI (1987), p. 163 ; 8 RSDIE (1998), p. 667. Hazel Fox, The Law of State Immunity (Oxford : OUP, 2008); Isabelle Lenuzza-Pingel, Les Immunités des Etats en Droit International (Bruxelles : Bruylant, 1998); Peter D. Trooboff, « Foreign State Immunity : Emerging Consensus on Principles », 200 Recueil des Cours de l’Académie de droit international 235 (1986); Gamar M. Badr, State Immunity : An Analytical and Prognostic View (The Hague : Martinus Nijhoff, 1984); Sir Ian Sinclair, “The Law of Sovereign Immunity. Recent Developments”, 167 Recueil des Cours de l’Académie de droit international 113 (1980).

4 On voit une telle immunité « matérielle » déjà dans le droit romain tardif : les domaines impériaux, les biens de l’église et certains biens privés sont exemptés de la taxation et de certains devoirs pu- blics, en particulier les munera sordida. Par la suite, l’immunité de l’Empire franc sera une notion encore plus large. Elle couvrait une exemption à peu près totale de l’intervention de fonctionnaires étatiques, comprenant même l’entrée dans les lieux immuns (introitus). « L’immunité » devient ainsi un territoire exempt et extraterritorial. Cf. Heinrich Mitteis/Heinz Lieberich, Deutsche Rechts- geschichte, 17. éd., Munich, 1985, p. 80ss, avec les renvois à la littérature.

5 Salmon, supra note 3, p. 559 : « Immunité qui permet à certaines entités et personnes […] d’échapper à l’action des juridictions de l’Etat de séjour ou d’Etats tiers ».

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tion6, l’Etat étranger est à l’abri des mesures de contrainte, en particulier de l’exécution forcée dans ses biens. L’un et l’autre de ces concepts s’appliquent à des procédures internes à un Etat concernant un Etat étranger. Il n’existe au contraire aucune immunité dans les relations interétatiques ou devant les tribu- naux internationaux. Dans le cas des premières, la souveraineté et l’égalité ne sont pas en cause : un Etat traite directement avec son pair et il pourra librement s’accorder avec lui, l’accord étant manifestement couvert par son consentement.

Dans le cadre des secondes, la souveraineté et l’égalité ne sont pas davantage en cause, car la compétence d’un tribunal international découle toujours d’un consentement, exprimé ad hoc ou selon des modalités plus complexes.

2. Fondement de l’immunité. Le fondement de l’immunité est double. D’un côté, cette institution du droit international découle de la souveraineté et de l’égalité des Etats. De nos jours, on peut la rattacher, outre qu’à la pratique éta- tique, à l’article 2, § 1, de la Charte des Nations Unies. L’immunité protège la souveraineté de l’Etat étranger. Ses actes de puissance publique, qui doivent rester libres, ne sont pas soumis au jugement et à la censure par les organes d’un autre Etat. De plus, l’égalité des Etats est essentiellement en cause : par in pa- rem non habet imperium vel jurisdictionem. Si un Etat était assujetti aux tribu- naux d’un autre, cela signifierait qu’un autre s’érigerait en son juge ; cet autre lui serait alors supérieur, car il le soumettrait à son contrôle ; l’égalité des Etats serait ainsi atteinte. De l’autre côté, l’immunité des Etats ressort de la pratique étatique comme règle coutumière et conventionnelle du droit international posi- tif. Cette règle de droit positif est basée sur des raisons solides. Elle vise à éviter toute une série de problèmes pratiques qui s’ensuivraient immanquablement si l’immunité était écartée. Les procès individuels devant des tribunaux internes étrangers ne constituent pas toujours la meilleure réponse à des actes illicites ou autres. La barrière de l’immunité ne signifie pas qu’une réclamation ne pourra pas être avancée, mais l’orientera vers le plan le plus idoine pour son traitement.

L’immunité constitue à cet égard une règle d’allocation la plus idoine des récla- mations, barrant un forum non conveniens pour diriger l’action vers un forum conveniens. Ainsi, la négociation entre Etats ou la saisine d’un tribunal interna- tional peuvent être des procédures nettement plus efficaces pour traiter certains problèmes que des procédures internes, à la fois multiples, fragmentées et non-spécialisées pour des problèmes internationaux, avec des juges internes manquant de connaissances en droit international. Qui plus est, on aboutirait souvent au prononcé de jugements illusoires, non exécutables dans le domaine de l’Etat du for à défaut de biens de l’Etat étranger que l’on pourrait y saisir.

6 Salmon, supra note 3, p. 559 : « Exemption qui permet à certaines entités et personnes […]

d’échapper sur leurs personnes ou sur leurs biens à toute mesure de contrainte ou d’exécution forcée de la part des autorités de l’Etat de séjour ou d’un Etat tiers ».

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Au contraire, comme il a déjà été dit, l’immunité n’est pas applicable devant un tribunal international ; l’immunité pousse par conséquent les parties en litige, le cas échéant, vers ce for plus adéquat. Enfin, mais il n’en sera pas davantage question ici, l’immunité a parfois pour fondement aussi l’idée non juridique de la courtoisie. Un Etat ne souhaite pas interférer dans les affaires de l’autre, ne veut pas commettre d’acte inamical, n’entend pas embarrasser sa politique étrangère. Ce motif joue un rôle dans le domaine des considérations de politi- que juridique. La courtoisie n’est toutefois pas due en fonction du droit. Elle se surajoute parfois à des considérations juridiques, sans pouvoir toutefois déroger à ce que le droit requiert. C’est dire qu’un Etat est tenu de s’orienter d’abord au domaine de ce qu’il doit inconditionnellement en vertu du droit ; dans la mesure où le droit lui accorde des libertés d’action, il pourra faire intervenir la courtoi- sie pour guider son action en lieu et place d’un devoir juridique inexistant ou en allant au-delà d'un devoir juridique établi.

3. Ampleur : distinction acta jure imperii/acte jure gestionis. L’ampleur des immunités étatiques a évolué fortement au fil du temps. Au 19ème siècle, sous l’emprise de l’idéologie et de la pratique d’un Etat limité à l’accomplissement de fonctions essentiellement régaliennes, il se comprend qu’ait prévalu l’immu- nité absolue. Cette immunité n’était pas mesurée par rapport à la fonction concrètement en cause (ratione materiae) ; elle était purement personnelle (ra- tione personae). Cela signifiait qu’il suffisait qu’un Etat soit en cause pour que s’applique, automatiquement, l’immunité dont celui-ci était appelé à bénéficier.

L’Etat était ainsi exempté pour tous ses actes, quelle que soit leur nature, de tout assujettissement à un tribunal d’un Etat étranger. La seule exception générale- ment reconnue était le consentement de se soumettre à une telle procédure de- vant un tribunal étranger. Le Royaume-Uni a maintenu cette pratique de l’im- munité absolue jusque loin dans le siècle suivant.

Au 20ème siècle, avec l’essor des activités sociales et commerciales de l’Etat (par exemple les entreprises d’Etat, les emprunts d’Etat, les contrats d’Etat, etc.), l’ampleur de l’immunité de juridiction reçue paraissait excessive. Il se comprenait qu’une telle immunité avait été de mise au moment où les Etats ne s’engageaient au fond que dans les activités jure imperii. Désormais qu’ils par- ticipaient aussi à des activités commerciales ou privées, il semblait inéquitable et excessif de leur permettre de s’abriter derrière l’immunité pour obtenir un avantage indu vis-à-vis de leurs partenaires privés, qui s’étaient engagés avec eux dans le commerce. En effet, on déniait ainsi la protection judiciaire à ces personnes toujours plus nombreuses entrant en contact avec un Etat étranger (par exemple : travaillant comme personnel subalterne dans ses ambassades, lui vendant de papier, etc.). L’immunité pouvait d’ailleurs ici aboutir au résultat contre-productif que les personnes en cause refusassent d’établir ces liens com- merciaux avec l’Etat étranger, ou pour le moins qu’ils les lui facturent à des prix

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nettement plus élevés pour couvrir le risque supplémentaire encouru. Ainsi, la pratique judiciaire et administrative évolua plus ou moins rapidement, selon les Etats en cause, vers la distinction fondamentale entre acta jure imperii, pour laquelle l’immunité était reconnue, et acta jure gestionis, pour laquelle elle ne l’était pas. Telle est la doctrine de l’immunité restreinte. La distinction étant à sa base a d’abord été introduite par des tribunaux belges et italiens, puis par de la Suisse (affaire Dreyfus, 19187). Dans le cadre des actes jure imperii, l’Etat agit dans l’exercice de ses prérogatives publiques ; dans le cadre des actes jure ges- tionis, l’Etat noue des relations à l’instar de ce que pourrait faire un particulier, par exemple par l’achat de fournitures8.

4. Le lien de rattachement. La Suisse a discrétionnairement restreint encore davantage le domaine de l’exception à l’immunité, en exigeant, pour que les tribunaux suisses entretiennent une action, que les actes de l’Etat étranger pré- sentent un lien de rattachement suffisant avec le territoire suisse (Binnenbezie- hung). Il est entendu que ce lien doit être matériel ; il ne suffit pas d’avoir sim- plement saisi un tribunal en Suisse pour que ce lien soit établi. L’existence d’un tel lien de rattachement a par exemple été admis, dans la jurisprudence, si : le rapport obligatoire est né en Suisse ; s’il doit y être exécuté ; si l’Etat étranger a procédé en Suisse à des actes propres à y créer un lieu d’exécution, par exemple par prorogation de for, par un emprunt stipulé en francs suisses à rembourser auprès d’une banque suisse, etc. Au contraire, un tel lien n’existe pas si : le li- tige porte sur des titres cotés à la bourse suisse ; le contrat en cause permet au créancier d’indiquer où il entend être remboursé et qu’il pourrait choisir la Suisse ; les arbitres ont fixé le siège d’un tribunal arbitral appelé à régler le li- tige en Suisse. Le critère du lien de rattachement relève uniquement du droit suisse, non du droit international. Il n’empiète pas sur les obligations internatio- nales de la Suisse, car la juridiction des tribunaux internes est restreinte davan- tage que ne le requiert la norme internationale et non l’inverse. La Suisse agit donc dans le domaine que le droit international laisse à sa liberté. Là où elle pourrait écarter l’immunité en vertu de l’exception jure gestionis, elle ne le fera pas en cas d’absence du lien de rattachement. C’est dire aussi que ce critère du lien de rattachement pourrait être abandonné ou restreint à tout moment par la Suisse, sans fonder par cela une réclamation internationale pour fait internatio- nalement illicite.

7 ATF 44 I, p. 49.

8 Pour la pratique suisse, voir les passages dans Lucius Caflisch, La pratique suisse en matière de droit international public, dans : 38 ASDI (1982), p. 98 ; 40 ASDI (1984), p. 140 ; 44 ASDI (1988), p. 211, 213 ; 41 ASDI (1985), p. 174, 179 ; 42 ASDI (1986), p. 65, 68, 70 ; 43 ASDI (1987), 159 ; 5 RSDIE (1995), p. 597, 603, 605 ; 7 RSDIE (1997), p. 649 ; 8 RSDIE (1998), p. 654 ; 11 RSDIE (2001), p. 585 ; 14 RSDIE (2004), p. 700 ; 15 RSDIE (2005), p. 731, 733 ; 17 RSDIE (2007), p. 796 ; etc.

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5. Manière de distinguer les actes jure imperii des actes jure gestionis. Com- ment distinguer entre actes publics et non-publics ? On sait que les conceptions sur ce que sont les fonctions de l’Etat diffèrent fortement dans le monde et même au sein des Etats : les visions des Etats socialistes, libéraux ou des Etats providence ne se recouvriront pas ; ni les politiques que préconisent la gauche ou la droite à cet égard. Face à cette réalité, le droit international peut parcourir deux voies. Il peut fixer conventionnellement ce que sont les actes relevant de l’une ou de l’autre de ces catégories, en impliquant que tous les actes non ex- pressément mentionnés tombent dans l’autre catégorie. La solution la plus ra- tionnelle consiste évidemment à préciser quels sont les actes de gestion aux- quels s’applique l’exception de l’immunité. Les Etats préservent ainsi, dans le doute, la protection de l’immunité. C’est sur cette voie que se sont orientées par exemple la Convention européenne sur l’immunité des Etats de 1975 et la Convention des Nations Unies sur l’immunité des Etats de 2004 (non encore en vigueur). Pour prendre cette dernière comme exemple, elle affirme dans sa troi- sième partie, intitulée « Procédures dans lesquelles les Etats ne peuvent pas in- voquer l’immunité », qu’une série d’actes précisés ne sont pas couverts par l’immunité juridictionnelle (articles 10–17). A défaut de règle conventionnelle, le droit international s’en remet à la pratique des Etats fondant une règle coutu- mière. Celle-ci est nourrie par les leges fori et les pratiques judiciaires des dif- férents Etats. Si une pratique commune (accompagnée de la conviction juridi- que) a émergé, la règle juridique qu’elle fonde s’imposera à tous les Etats ou à un cercle régional d’Etats dans leurs rapports inter se. Si une telle pratique n’a pas émergé, le droit international laisse la liberté aux Etats, toujours dans les limites du noyau de la distinction générale entre actes de commerce et d’em- pire. Il y a ici en quelque sorte un renvoi au droit interne, à la lex fori. Cette loi intérieure peut évidemment elle-même renvoyer à des droits étrangers dont elle fera dépendre certaines conséquences juridiques, telles que l’immunité. Cela dépendra du droit international privé de l’Etat du for. Certaines règles commu- nément acceptées (faisant donc l’objet du droit coutumier international) sont à noter.

a) Nature et non but. Il ne faut pas se fonder sur le but d’une transaction, mais sur sa nature, c’est-à-dire sur la question de savoir si un particulier pourrait aussi accomplir les actes en cause, si bien que l’action apparaît comme étant d’une nature non-publique parce qu’elle n’est pas réservée à l’Etat. Dans ce cas, l’Etat agit comme le ferait un particulier ; il se meut dans le domaine jure gestionis. Le but de la transaction ne compte pas, car l’action de l’Etat sert toujours du moins de manière médiate un but public. S’il fallait se fon- der sur le but de l’acte, cela reviendrait à réinstaller par la porte arrière une immunité absolue. L’immunité ne peut pas être invoquée dans le cadre (soit parce que la question relève d’actes jure gestionis soit pour d’autres motifs) :

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des transactions commerciales avec des particuliers (article 10 Convention des Nations Unies sur les immunités de 2004) ; des contrats de travail (article 11)9 ; de la réparation pécuniaire en cas de décès ou d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne ou de dommages causés à des biens (article 12) ; des actions relatives à l’immobilier ou à la succession sur le territoire de l’Etat du for (article 13) ; des actions en matière de propriété intellectuelle ou industrielle, comme des brevets (article 14) ; de la participation à des so- ciétés, groupes ou sociétés étatiques, ayant ou non une personnalité juridique propre (article 15)10 ; des transaction relatives aux navires commerciaux de l’Etat (article 16) ; des accords d’arbitrage et leurs procédures (article 17).

Cela revient à dire que sont des actes jure gestionis l’achat d’équipements pour des chemins de fer ; l’achat d’armes ; un contrat de bail, même pour des locaux d’une ambassade ; l’émission de papiers valeur par la banque centrale, à l’instar de ce que pourrait faire une banque privée11 ; l’achat de pièces sur le marché, pouvant servir à la production d’armes nucléaires12. Au contraire, sont des actes jure imperii : l’adoption d’une loi sur les taux de change ; la conclusion d’un contrat sur le contrôle, par une entreprise privée, des marchandises importées au Pakistan en vue d’établir les droits de dou- ane (prélèvement de taxes)13 ; etc.

b) La pesée des intérêts. La jurisprudence suisse met non rarement l’accent sur des considérations équitables en matière de protection des droits individu- els, qu’il s’agit de peser concrètement contre les intérêts de l’Etat étranger à être exempté de la juridiction de l’Etat du for. Comme l’a exprimé le DFAE helvétique dans un avis de droit du 28 août 1996 : « La réponse à donner dans chaque cas d’espèce dépendra d’une comparaison de l’intérêt de l’Etat étranger à bénéficier de l’immunité avec celui de l’Etat du for à exercer sa souveraineté juridictionnelle et celui du demandeur à obtenir une protection judiciaire de ses droits »14. C’est de cette manière, par ailleurs, que la juris-

9 La pratique suisse requiert qu’un employé : (1) ait été engagé au lieu de l’ambassade ou autrement sur le territoire suisse ; (2) ait exercé des fonctions subalternes ou autrement des fonctions non étroitement liées à l’exercice de la puissance publique ; (3) ne soit pas un ressortissant de l’Etat employeur, sauf si cette nationalité n’était pas essentielle pour la conclusion du contrat de travail. Cf.

ATF 120 II, p. 406–407. Des cas célèbres sont : le radiotélégraphiste italien à l’ambassade de l’Inde (ATF 110 II, p. 255) ; et le traducteur arabe, assistant aussi les enfants de l’ambassadeur dans leurs tâches scolaires (ATF 120 II, p. 410–411). Voir la confirmation de cette pratique dans l’arrêt men- tionné dans la 14 RSDIE (2004), p. 701–702.

10 Affaire Banco de la Nacion, Lima c. Banca cattolica del Veneto, ATF, 110 Ia, p. 43.

11 Affaire Argentine c. Weltover (1992), Cour suprême des Etats-Unis d’Amérique, 31 ILM (1992), p. 1220.

12 Affaire Rafidain c. Consarc (1993), Cour d’appel de Bruxelles, 106 ILR(1997), p. 274.

13 Affaire Société générale de surveillance c. Pakistan, Tribunal fédéral suisse, 11 RSDIE (2001), p. 587.

14 7 RSDIE (1997), p. 650.

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prudence s’est progressivement affinée pour préciser les critères en matière de contrats de travail dans des ambassades. Une telle pesée des intérêts peut toutefois aussi véhiculer l’idée que l’immunité, à laquelle l’Etat étranger a droit, peut être manipulée au cas par cas par des juridictions internes, de sur- croît non entièrement informées des tenants et aboutissants réels en cause.

C’est la raison pour laquelle la Cour internationale de Justice, dans l’affaire italo-allemande15, a condamné l’idée d’une « pesée des intérêts » renouvelée d’espèce en espèce et ainsi essentiellement malléable. Elle l’a fait dans un contexte précis : un Etat ne peut mettre à l’écart l’immunité de juridiction d’un Etat étranger parce que des intérêts contraires pèseraient plus lourd.

Cela revient à dire, en tout cas, que de telles pesées ou mises en balance ne pourront avoir lieu que résiduellement, dans le domaine de liberté ou pour le moins d’interprétation que la norme laisse aux différents Etats. En d’autres termes, elle devra se situer intra legem et pas s’ériger en combattant irrégu- lier contra legem.

6. Renonciation. Un Etat peut renoncer à tout moment, partiellement ou com- plètement, à son immunité de juridiction et/ou d’exécution. L’immunité consti- tue un droit subjectif, à l’application et à la protection duquel l’Etat peut renon- cer. La renonciation ne porte le plus souvent que sur des procédures déterminées dans un cas concret ou sur des catégories de différends précis réglés conven- tionnellement. Il n’est pas juridiquement impossible de renoncer généralement à l’immunité sur le territoire d’un autre Etat, mais de telles renonciations n’ont pas lieu en pratique. Si la renonciation porte sur l’immunité de juridiction, il ne sera pas présumé que l’Etat en cause ait renoncé aussi à l’immunité d’exécution.

Il faudra donc que l’Etat en question renonce également et séparément à cette dernière immunité. La renonciation peut être expresse (par un accord interna- tional, par une déclaration devant un tribunal, etc.) ou implicite (par le fait d’introduire une instance, par le fait de participer à la procédure sans soulever l’immunité, etc.) : voir les articles 7–8 de la Convention des Nations Unies sur l’immunité de 2004, précitée. Dans ces cas, des demandes reconventionnelles peuvent être portées contre l’Etat ayant consenti à la juridiction (article 9 de la Convention mentionnée). Le simple fait de ne pas répondre à un ordre de com- parution ne peut pas être considéré comme constitutif d’une renonciation à l’immunité. Plus généralement, la renonciation ne se présume pas.

7. Spécificités de l’immunité d’exécution. La spécificité la plus marquée de l’immunité d’exécution concerne le critère pour déterminer si un acte relève de la catégorie jure gestionis ou s’il relève de celle jure imperii. Contrairement à l’immunité de juridiction, où ce critère est la nature et non le but de l’acte, ici le critère est le but auquel sert un bien (c’est-à-dire l’affectation de ce bien), non

15 Au § 106 de l’arrêt.

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sa nature propre. Le critère de la nature n’aurait pas ici de sens. Un bien sera saisi en cela qu’il a une valeur commerciale, une valeur qu’il sera possible de réaliser. Or, de tels biens ne sont jamais spécifiques à l’Etat ; les particuliers en détiennent également. Dès lors, si la nature du bien était décisive, on pourrait saisir tous les biens de l’État ayant une valeur commerciale, même ceux qui servent en l’espèce à l’exercice d’une prérogative publique. Par cela, on empê- cherait l’État de jouir de biens dont il a besoin pour exercer ses prérogatives de puissance publique. On interférerait exactement dans le domaine que l’immu- nité entend au contraire protéger. Ainsi, l’exécution ne peut être accordée à pro- pos de biens ou avoirs affectés au service public. C’est la raison pour laquelle l’on se réfère ici au critère de l’affectation. Voici quelques exemples. Qu’en est-il des comptes en banque ? Il s’agit de déterminer si les sommes en cause sont affectées au service public, par exemple au fonctionnement d’une mission diplomatique. En cas de doute, on présumera leur affectation publique. Certains jugements admettent que si les sommes déposées dépassent nettement celles nécessaires pour l’exécution des fonctions étatiques ordinaires, ce surplus peut faire l’objet d’une exécution16. Qu’en est-il d’un centre culturel ? La Villa Vi- goni bénéficiait de l’immunité d’exécution, comme le précise la Cour dans l’af- faire italo-allemande17. Dans la jurisprudence suisse, l’affaire la plus célèbre touche à la « Casa de España »18 : le TF a admis l’immunité en reconnaissant l’intérêt public de l’Espagne de maintenir un lien avec les nombreux ressortis- sants espagnols en Suisse. Ce centre culturel exerçait en quelque sorte des acti- vités assimilables à des fonctions consulaires. La pratique suisse requiert le lien de rattachement territorial aussi pour l’immunité d’exécution. Le TF est assez strict à son égard, si bien que, par exemple, n’ont pas suffi à l’établir : la cession d’une créance à la Suisse, initialement octroyée en Suède et versée par une ban- que anglaise au Gouvernement grec19 ; ou la fixation du siège d’un tribunal ar- bitral en Suisse, quand ce choix n’émane pas des parties mais des arbitres20. Par ailleurs, ce qui a déjà été dit de ce critère de lien de rattachement à l’égard de l’immunité de juridiction vaut aussi dans le cadre de l’immunité d’exécution.

8. Immunité des organisations internationales. L’immunité des organisa- tions internationales repose habituellement sur des accords de siège21. Ceux-ci prévoient pratiquement sans exceptions une immunité absolue. Alternative- ment, l’immunité peut découler d’un acte unilatéral par lequel l’Etat de siège

16 Affaire Irak c. Dumez (1995), Cour de cassation française, 106 ILR(1997), p. 290–291.

17 Aux §§ 109ss de l’arrêt.

18 ATF 112 Ia, p. 148.

19 Affaire Royaume de Grèce c. Bär (1956), ATF 82 I, p. 75.

20 Affaire Libye c. Libyan American Oil Cy. (1980), ATF 106 Ia, p. 142.

21 Voir par exemple l’Accord de 1946 entre le Conseil fédéral suisse et le Secrétaire général des Na- tions Unies.

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accorde à l’Organisation des privilèges et immunités. Tel a été le cas en Suisse pour le Bureau d’observation de la Ligue des Etats arabes auprès des Nations Unies. L’immunité a été accordée par une décision du Conseil fédéral en date du 17 mars 197522. Les conditions sont généralement que l’Organisation en cause possède la personnalité juridique internationale ou interne et qu’elle prévoie une procédure interne de règlement des différends découlant de contrats avec des personnes privées. Dans le droit international coutumier, subsidiairement applicable, l’immunité des organisations internationales est en conséquence ab- solue et répond aux mêmes conditions. C’est dire que la distinction entre actes jure imperii et actes jure gestionis ne s’applique pas. Dans un autre sens, on remarquera cependant que cette immunité est moins « absolue » que celle des Etats, puisqu’elle est liée à l’existence de procédures internes à l’Organisation, permettant de saisir un juge indépendant23. Le leading case dans la jurispru- dence suisse est l’affaire Groupement d’entreprises Fougerolle c. CERN (1992)24. Le motif de l’immunité absolue est la volonté de strictement protéger les fonctions d’une organisation internationale. Celles-ci sont pratiquement toujours liées à l’exercice de leur mission publique (sauf les contrats de net- toyage, d’entretien et d’achat de matériel). De plus, l’Organisation n’a pas les pouvoirs financiers d’un Etat. Elle n’a pas non plus d’assise territorial propre, contrairement à l’Etat. L’Etat n’est concerné par l’immunité que dans le petit secteur de ses actes sur le territoire des autres Etats. L’Organisation se trouve toujours à l’étranger, car elle ne possède pas de territoire qui lui soit propre.

Elle s’exposerait ainsi à des conséquences bien plus graves pour elle et d’une toute autre portée, si la distinction entre actes publics et actes privés était appli- quée par analogie. L’Organisation se verrait ici soumise à un degré d’interven- tion peu compatible avec l’exercice efficace de ses fonctions internationales.

Enfin, les Etats de siège sont généralement intéressés à maintenir des liens de collaboration fructueux avec les Organisations sises sur leur territoire. Ils crai- gnent qu’une jurisprudence trop interventionniste ne les incite à déplacer leur siège dans un Etat qui leur accorderait des conditions plus favorables. Les ini- quités que cela peut entraîner dans les cas d’espèce (comme celles qu’entraînait jadis l’immunité absolue de l’Etat) sont ici acceptées comme étant le moindre mal. Il n’est pas exclu que la situation juridique change si les Organisations in- ternationales évoluent en s’affirmant et en s’affermissant davantage. Le nombre de « transactions privées » dans lesquelles elles pourraient alors s’engager créera une certaine pression pour la réforme du droit applicable.

22 Affaire A c. Ligue des Etats arabes, arrêt du TF, dans : 10 RSDIE (2000), p. 643.

23 Voir les jugements du 18 février 1999 de la Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires Waite and Kennedy c. Allemagne (C-26083/94), §§ 67ss, et Beer and Regan c. Allemagne (C-28934/

95), §§ 57ss.

24 ATF 119 Ib, p. 562.

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III.  Les apports de l’affaire italo-allemande 

1. Jugement de la CIJ. Quels sont les considérants clé de l’arrêt de la CIJ du 3 février 201225 ? On se souvient que la Cour de cassation italienne avait écarté l’immunité juridictionnelle et d’exécution de l’Allemagne face à des plaintes individuelles demandant une indemnité en raison des crimes de guerre commis par les forces allemandes lors de la deuxième guerre mondiale à l’encontre de ressortissants italiens (et par l’exequatur de jugements grecs, aussi de ressortis- sants de ce dernier Etat). Face à cette situation, l’Allemagne saisit la Cour inter- nationale de Justice. La démonstration de la Cour se fait dans les étapes suivan- tes :

– L’immunité des Etats est une règle de droit international coutumier solide- ment enracinée dans la pratique et l’opinio juris des Etats. Elle joue un rôle important dans le droit international ; elle procède du principe fondamental de l’égalité souveraine des Etats.

– Les actes en cause ici étaient manifestement des actes jure imperii.

L’exception relative à des actes jure gestionis est dès lors inapplicable aux faits de l’espèce. Le fait qu’il se soit agi d’actes illicites n’a pas d’incidence : l’immunité de juridiction couvre en principe tout acte jure imperii, non seu- lement les actes publics licites.

– Le droit international conventionnel prévoit une clause exceptionnelle pour des dommages sur le territoire de l’Etat du for. Or, ces clauses d’exception, contenues par exemple dans l’article 12 de la Convention des Nations Unies sur l’immunité, furent d’abord conçues pour régir des accidents de circula- tion et d’autres risques assurables. Elles ne s’étendent en tout cas pas aux agissements de forces armées sur des territoires étrangers lors d’un conflit armé. La pratique étatique le confirme. L’absence de toute jurisprudence contraire est à cet égard au moins aussi significative que la présence de ju- risprudence le confirmant.

– La pratique internationale ne distingue pas non plus selon la gravité des violations du droit international, en l’occurrence des crimes de guerre.

L’immunité est assurée in limine litis, sans qu’il soit nécessaire d’abord de considérer le fond de l’affaire pour déterminer dans quelle mesure les actes en cause devraient tomber ou non sous l’immunité. Le droit international coutumier, à défaut de pratique, n’a pas évolué pour interdire à un Etat de se prévaloir de son immunité en cas de violations graves des droits de l’homme ou du droit des conflits armés.

25 Pour une analyse plus détaillée de ce jugement, voir la Chronique de la jurisprudence de la CIJ dans la RSDIE, 2013, fascicule 1.

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– Le jus cogens ne commande pas davantage une exception à l’immunité pour des actes jure imperii. Un réel conflit de règles n’existe pas : les règles sur l’immunité sont essentiellement de nature procédurale, en ce sens qu’elles barrent l’accès à un juge ; le jus cogens est quant à lui distinct des règles qui déterminent la juridiction d’un tribunal. La pratique des tribunaux étatiques le confirme. Dès lors, même si des règles de jus cogens étaient en cause, l’immunité de l’Etat ne se trouverait pas affectée.

– L’argument selon lequel il faudrait écarter l’immunité en dernier recours, après l’échec de toutes les autres tentatives d’obtenir une réparation pour les victimes, doit être rejeté. La pratique étatique n’établit pas d’exception à l’immunité du fait de l’existence ou non d’autres voies pour obtenir la réparation. Les tribunaux internes ne seraient de plus pas dans une bonne position pour juger d’une telle exception.

– La Villa Vigoni (centre culturel italo-allemand) est affectée à une activité de service public et l’Allemagne n’a pas consenti à sa saisie. Dès lors, en procédant à sa saisie, l’Italie a violé l’immunité d’exécution.

– En accordant l’exequatur aux jugements grecs sur le territoire italien, les tri- bunaux italiens n’ont pas respecté l’immunité de juridiction de l’Allemagne.

Les tribunaux devaient examiner si l’Etat défendeur bénéficie d’une immu- nité de juridiction. Dans la procédure d’exequatur, ces tribunaux exercent leur propre juridiction envers l’Etat étranger.

2. Evaluation générale de l'arrêt. Dans l’ensemble, l’arrêt de la CIJ n’a rien de très nouveau ni encore moins de révolutionnaire à offrir. La Cour confirme ce que pouvaient et devaient être des certitudes acquises. Le jugement souligne qu’un Etat jouit de l’immunité de juridiction et d’exécution pour ses actes jure imperii entrepris dans le cadre d’un conflit armé. Il met au clair que cela reste vrai même quand l’Etat commet des crimes internationaux. Il n’est pas admis- sible d’argumenter, selon cette jurisprudence, qu’un crime ne peut pas être re- connu et cautionné par l’ordre juridique qui le prohibe, si bien que ce dernier ne pourrait pas accorder à son endroit une immunité. Comme tout ordre juridique parvenu à une certaine maturité, le droit international a des procédures propres pour gérer ces situations : les crimes internationaux activent avant tout le droit international pénal et les moyens qu’il prévoit pour faire face à ces actes, si bien que la voie de la protection diplomatique reste ouverte pour l’obtention d’éven- tuelles réparations. Le droit de l’immunité n’en est en revanche pas altéré. On remarquera ensuite que la Cour se fonde essentiellement sur la pratique effec- tive des Etats et de leurs tribunaux pour déterminer la règle coutumière. Aucune spéculation, aucun développement hardi, aucune acrobatie téléologique, n’en- tame la ligne clairement tracée du jugement. Par conséquent, le développement du droit international est pratiquement complètement absent de cet arrêt. La

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Cour se fonde sur les textes conventionnels ; sur la pratique judiciaire interne ; sur les prises de position des Etats lors de l’élaboration de la Convention des Nations Unies sur l’immunité précitée ; et sur sa propre jurisprudence. Elle évite soigneusement des excursions dans les domaines connexes, comme en témoi- gne par exemple le traitement léger (mais juridiquement cohérent) du jus co- gens. On soulignera de plus que cet arrêt n’a pas pour ambition de geler l’évo- lution du droit des immunités juridictionnelles, même s’il donnera certainement un coup d’arrêt à certaines aventures unilatérales telles que celles de la Cour de cassation italienne. La question est renvoyée vers le législateur. On mentionnera encore que la Cour a écarté l’idée de plus en plus répandue dans certains cercles militants que le droit international est une espèce de bac de sable dans lequel chacun peut construire les châteaux éphémères tels qu’ils lui plaisent idéologi- quement. Elle a résisté à la tentation de faire simplement « primer » les droits de l’homme, en se fondant uniquement sur les valeurs fondamentales qu’ils véhi- culent, sur tout un pan de droit positif. Les droits de l’homme ne sont pas un

« super droit constitutionnel », auquel on assignerait de ce fait une espèce de primauté tous azimuts. Aucun système juridique ne pourrait résister à l’ébranle- ment d’un tel subjectivisme remuant, car ses exigences de sécurité et de prévi- sibilité s’y opposent diamétralement. C’est au législateur qu’incombent ces choix fondamentaux. Ainsi, par exemple, si l’on avait fait primer les droits de l’homme à travers le véhicule accueillant du jus cogens, mettant à l’écart ré- troactivement les accords internationaux conclus par l’Italie à travers lesquels elle renonçait en son nom et en celui de ses ressortissants à tout dédommage- ment de guerre, le Traité dit 2+426, concluant définitivement la paix pour l’Al- lemagne, pourrait lui-même être frappé de nullité, étant donné qu’il contient des clauses de renonciation similaires. Il faudrait passer par le jus cogens super- veniens de l’article 64 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 pour éviter la nullité de l’entièreté du Traité. En effet, la nullité prévue en matière de jus cogens à l’article 53 de la même Convention ne permet pas la séparation des clauses viciées du reste du traité (voir l’article 44, § 5, de la CVDT de 1969). En somme, il n’est pas inutile de savoir jusqu’à quel point on peut aller trop loin. Comme il a déjà été signalé, l’immunité a pour but de barrer une voie inappropriée pour poursuivre certaines réclamations, afin de les ache- miner vers une autre voie plus idoine. Le contentieux n’est par conséquent pas nécessairement terminé. Il est simplement renvoyé vers le niveau qu’il n’aurait jamais dû quitter : celui des négociations interétatiques. C’est vrai pour l’Italie et à plus forte raison pour la Grèce, si tant est que ces Etats veuillent encore poursuivre la question. Sur ce plan, le contentieux ne sera plus un moyen d’en- richissement commode pour quelques avocats ; il ne sera pas davantage une

26 Traité de Moscou du 12 septembre 1990.

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voie pour obtenir des jugements illusoires, qui ne pourront pas faire l’objet d’une exécution concrète (comme le montrent les jugements grecs). On dira enfin que même des auteurs favorables à la cause des droits de l’homme hési- tent à s’engager dans la voie de l’abandon de l’immunité dans le contexte des myriades de plaintes individuelles issues de conflits armés. « War, war crimes and genocide per definitionem inflict pain on thousands, sometimes millions of individuals. Municipal courts are just not equipped to deal with the sheer num- ber of cases which could arise from such crimes »27.

3. L’intersection entre la règle d’immunité et le droit international privé. La reconnaissance des jugements étrangers (exequatur) relève essentiellement du droit international privé. Il s’agit d’une procédure visant à permettre l’exécu- tion d’un jugement national devant les tribunaux d’un Etat tiers. Selon les légis- lations internes applicables, elle est soumise à une série de conditions. L’une d’entre elles est généralement que le tribunal étranger, ayant rendu le jugement dont l’exequatur est demandé, ait été compétent selon des règles de compétence admises dans l’Etat où se déroule la procédure de reconnaissance. Il est égale- ment possible qu’un exequatur soit refusé sous l’angle de la conformité avec l’ordre public du for. La reconnaissance peut être mise en cause lorsque le juge- ment étranger a été rendu sur la base d’une compétence manifestement exorbi- tante ou en méconnaissance d’une règle de droit international public, voire privé. Ainsi, un obstacle à la reconnaissance d’un jugement étranger, rendu à l’encontre d’une entité étatique, pourrait se présenter dès lors que le droit à l’immunité de cette dernière a été méconnu. Il s’agirait dans ce cas d’une irré- gularité du jugement étranger ou de l’exercice de la compétence du tribunal l’ayant redu. L’arrêt de la CIJ, quant à lui, traite du rapport entre les immunités d’Etat et la procédure d’exequatur sous l’angle du droit international public.

Dans ce domaine, deux particularités dans l'opération de la règle d'immunité emportent des conséquences sur la coopération judiciaire internationale, dont la procédure de reconnaissance de jugements étrangers fait partie.

a) Particularités. D’une part, la reconnaissance d’un jugement rendu contre un Etat étranger par les tribunaux d’un Etat tiers ne met pas en cause un pro- blème d’immunité d’exécution28. En accordant l’exequatur aux jugements grecs, c’est l’immunité juridictionnelle de l’Allemagne que les tribunaux italiens n’ont pas respecté. Il en est ainsi parce que l’exequatur ouvre la voie à des mesures d’exécution, mais ne constitue pas en lui-même un tel acte d’exécution. D’autre part, le respect de l’immunité de juridiction dans une procédure de reconnaissance se pose indépendamment de la conformité du

27 J. Bröhmer, State Immunity and the Violation of Human Rights (La Haye : Martinus Nijhoff, 1997), p. 206.

28 Au § 124 de l’arrêt.

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jugement étranger avec la règle d’immunité dans l’ordre juridique de cet Etat tiers29. Les tribunaux de l’exequatur, en déclarant exécutoire un jugement étranger à l’encontre d’un Etat dans leur territoire, exercent une juridiction autonome relativement à cet Etat étranger. Ils doivent ainsi s’interroger sur la question de savoir si ce nouvel exercice de juridiction est en conformité avec l’obligation de l’Etat du for d’accorder l’immunité à l’Etat étranger eu égard à l’objet du jugement dont l’exequatur est demandé. Ils ne peuvent pas se fonder simplement sur les considérants du tribunal étranger.

b) Conséquences. Le fait qu’un jugement ait été rendu par un tribunal devant lequel l’Etat défendeur ne jouit pas d’immunité (par exemple, à cause d’une exception) ne signifie pas que l’immunité juridictionnelle de ce même dé- fendeur ne fasse pas obstacle lors d’une demande de reconnaissance de ce jugement à l’étranger. Au contraire, avant de reconnaître à un jugement étranger les effets correspondants à un jugement de fond dans l’Etat re- quis, les tribunaux de l’exequatur doivent se demander s’ils ne doivent pas eux-mêmes, au cas où ils auraient été saisi au fond de l’affaire, accorder l’immunité à l’Etat défendeur. C’est dire qu’une exception à l’immunité applicable dans un ordre juridique ‘x’ n’est pas nécessairement applicable aussi dans un ordre juridique ‘y’.

Ce qui précède a une conséquence sur l’application des régimes con- ventionnels en matière de coopération judiciaire. Ceux-ci ont pour but de faciliter l’exécution réciproque des décisions judiciaires rendues selon des principes communs de compétence. Dès lors, ils sont généralement fon- dés sur la reconnaissance automatique du jugement étranger dans l’Etat du for dans le cas où les principes communs de compétence auront été res- pectés par le tribunal étranger. Mais l’opération de la règle d’immunité peut poser un obstacle supplémentaire aux demandes d’exequatur des dé- cisions nationales dirigées contre un Etat étranger. Ainsi, il pourrait arri- ver que l’immunité ne puisse être écartée que dans un Etat, en fonction de l’exception territoriale, mais que cette exception ne puisse pas prévaloir dans un autre Etat, étant donné que son territoire n’est pas en jeu. Dans ce cas, le régime des immunités et sa relativité a ainsi des conséquences sur le bon fonctionnement des régimes conventionnels susmentionnés.

L’immunité, extérieure aux principes communs de compétence, peut être véhiculée à travers la réserve de l’ordre public. Dans le cadre européen, ces questions se poseront surtout dans le cadre de la Convention de Bruxelles de 196830. Il importe de rappeler que la reconnaissance des jugements grecs

29 Au § 127 de l’arrêt.

30 Convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale.

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dans l’affaire italo-allemande n’a pas pu être l’objet de telles considérations, même si l’Italie, l’Allemagne et la Grèce étaient parties à cette Convention.

Le champ d’application de celle-ci est en effet limité aux matières civiles et commerciales. Par conséquent, la CJCE l’avait écartée à propos d’actions en indemnisation intentées par des citoyens grecs contre l’Allemagne pour les agissements de ses forces armées lors de la Seconde guerre mondiale31. 4. Silences. Il faut noter attentivement aussi ce que le jugement ne contient pas.

L’arrêt de la CIJ ne confirme qu’une chose : les immunités de l’Etat étranger face à des plaintes découlant d’actes de ses forces armées dans le cadre d’un conflit armé ne connaissent aucune exception. Alors qu’un certain nombre d’arguments tendant à restreindre les immunités en général ont été écartées par des considérations d’ordre logique relevant de la nature préliminaire et procé- durale de la règle, la détermination exacte de l’étendue de deux exceptions ap- paremment admises par Cour a été délibérément évitée. D’une part, la Cour n’a pas écarté l’exception territoriale (tort exception)32 en dehors du contexte des réclamations de guerre. C’est dire que cette exception n’est pas automatique- ment écartée pour des actes jure imperii. De l’autre, la Cour n’a pas davantage résolu les difficultés quant à la distinction entre les actes jure imperii, comman- dant l’immunité, et les actes jure gestionis, soumis à la juridiction du for.

L’espèce ne le lui demandait pas. Elle s’est contentée de dire que la nature de l’acte est déterminée au regard du droit qui le régit. S’il est vrai que les actes de ses forces armées dans le cadre d’un conflit armé, où qu’ils se produisent, relè- vent toujours du pouvoir souverain de l’Etat, la qualification de toute autre ac- tivité étatique dépendrait, à défaut de réglementation par le droit international, de l’identification de la loi qui lui est applicable. Cela entraîne un problème de conflits de lois. En effet, aux fins de l’immunité, un même acte pourrait être qualifié différemment selon le droit interne qui lui est appliqué, que ce soit la loi du for ou la loi de l’Etat défendeur étranger. C’est notamment le cas lorsqu’il existe un fossé idéologique sur les fonctions de l’Etat entre différents ordres juridiques, comme celui qui continue à séparer les pays capitalistes des pays socialistes. L’immunité est pourtant une règle de droit international : si elle veut

31 Arrêt de la Cour (deuxième chambre) du 15 février 2007 (demande de décision préjudicielle du Efeteio Patron – Grèce) – E. Lechouritou e.a./République fédérale d’Allemagne.

32 Voir l’article 12 de la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles de l’Etat de 2004 : « À moins que les États concernés n’en conviennent autrement, un État ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre État, compétent en l’espèce, dans une procédure se rapportant à une action en réparation pécuniaire en cas de décès ou d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne, ou en cas de dommage ou de perte d’un bien corporel, dus à un acte ou à une omission prétendument attribuables à l’État, si cet acte ou cette omission se sont produits, en totalité ou en partie, sur le territoire de cet autre État et si l’auteur de l’acte ou de l’omission était présent sur ce territoire au moment de l’acte ou de l’omission. »

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avoir une efficacité certaine, elle ne devrait pas laisser la solution de tels con- flits aux caprices des législations nationales. C’est donc aux règles de droit in- ternational, notamment coutumières, qu’il faut se tourner pour déterminer la portée de la distinction entre actes jure imperii/gestionis. Le retour vers la lex fori doit être appréhendé de manière très stricte et résiduelle. Les développe- ments de la Cour n’offrent peut-être pas assez d’éléments en ce sens.

5. Critiques. Une doctrine très luxuriante s’est penchée sur le jugement de la Cour. Quelle est l’appréciation portée par elle sur cet arrêt ? On peut tenter de regrouper comme suit les arguments défavorables les plus récurrents.

a) La pratique invoquée par la Cour ne fournit pas un fondement suffisant pour l’exclusion des actes des forces armées de l’exception territoriale33. Ayant noté que neuf des dix législations nationales examinées en matière d’immunité prévoient une exception territoriale sans faire de distinction entre actes jure imperii/gestionis, la CIJ ne se prononce pas sur la valeur coutumière d’une telle exception. Elle décide de limiter son examen aux actes des forces armées dans le cadre d’un conflit armé. Selon la Cour, cette pratique témoignerait que l’exception territoriale n’est pas applicable à de tels actes. La raison serait qu’un certain nombre de ces législations nationa- les excluent de leur application les instances relatives aux actes des forces armées étrangères. De plus, suivant la Cour, dans les Etats dont la législation ne contient pas une telle exclusion, l’exception territoriale n’a jamais été appliquée à des actes des forces armées ayant agi dans le cadre d’un conflit armé.

Une triple objection s’est ici élevée. D’une part, la pratique législative excluant les actes des forces armées de l’exception territoriale n’est pas uniforme. Au contraire, seulement deux des lois nationales examinées con- tiennent des clauses d’exclusion à cet effet. Ce nombre de lois serait insuf- fisant pour fonder une conclusion selon laquelle l’exception territoriale ne couvre pas les actes des forces armées. De plus, dans trois autres législations nationales invoquées, l’exclusion de ces actes de l’exception territoriale est conditionnée au consentement de l’Etat du for quant à la présence des forces armées étrangères sur son territoire. Cette pratique indiquerait ainsi que, sauf un tel consentement, l’exception territoriale s’étend aux agissements des forces armées étrangères dans le territoire du for. Enfin, la critique note

33 Cf. Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Gaja; K. Trapp, A. Mills, « Smooth runs the water where the brook is deep : The obscured complexities of Germany v. Italy », 1(1) Cambridge Journal of International and Comparative Law (2012), pp. 156–159; A. Ciampi, ‘The international Court of Justice between « Reason of State » and demands for justice by victims of serious international crimes’ 95(2) Rivista di diritto internazionale (2012), pp. 382–384; R. Pavoni, « An American anom- aly? On the ICJ’s selective reading of United States practice in Jurisdictional Immunities of the State », 21 Italian Yearbook of International Law (2011), pp. 154–155.

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que les décisions des tribunaux nationaux invoquées par la Cour ont soit accordé l’immunité à cause du consentement de l’Etat du for, soit n’ont pas eu à appliquer l’exception territoriale parce que l’événement dommageable ne s’est pas produit dans leur territoire.

On se souviendra que l’approche de la Cour est fondée sur la conception que l’immunité de l’Etat étranger est due pour tout acte jure imperii. Dès lors, la CIJ n’a délibérément ni établi ni démenti l’existence d’une excep- tion territoriale générale à l’encontre de cette immunité. Il en résulte que dans l’optique de la Cour une pratique erratique relative aux actes des forces armées n’a pu que confirmer la règle de base selon laquelle l’immunité con- tinue à s’appliquer à ces actes parce qu’ils relèvent de la souveraineté de l’Etat. La doctrine n’a pas tort de souligner qu’il existe des incertitudes dans une pratique, par ailleurs assez clairsemée ; le problème réside dans les con- clusions qu’elle en tire, quand elle affirme que cette pratique permettrait l’application de l’exception territoriale, alors que cette pratique ne démontre déjà pas clairement l’entité de l’exception dans le contexte des actes des forces armées.

b) Le caractère préliminaire de l’immunité juridictionnelle n’est pas un obsta- cle à ce qu’elle soit subordonnée à la gravité de l’acte à propos duquel l’exercice de juridiction serait en cause34. L’un des arguments italiens était de dire que le droit international n’accorde pas d’immunité juridiction- nelle à un Etat pour des violations graves du droit des conflits armés. La CIJ balaye cette idée avec ce qu’elle qualifie de « problème de logique » : l’immunité possède un caractère préliminaire, alors que l’examen de la gra- vité de l’acte de l’Etat défendeur, donc du fond, ne peut avoir lieu qu’après que l’obstacle de l’immunité aura été surmonté. La principale objection de la doctrine à ce raisonnement est qu’un examen prima facie des éléments du fond de l’affaire préexiste toujours à l’application de la règle d’immunité.

Par exemple : une instance relative à une transaction commerciale ne com- mandera pas l’immunité seulement parce qu’une qualification de l’acte en tant que jure gestionis aura déjà eu lieu. Dans cette qualification, il y aura déjà l’exercice d’un certain degré de juridiction. Il n’y aurait ainsi pas de raison à ce qu’un tel examen prima facie ne se fasse pas aussi pour détermi- ner si une instance met ou non en cause des violations graves du droit des conflits armés.

34 Cf. C. Esposito, “Jus cogens and Jurisdictional Immunities of States at the International Court of Justice : A Conflict Does Exist”, 21 Italian Yearbook of International Law (2011), p. 165; B. Con- forti, « The judgment of the International Court of Justice on the immunity of foreign States : a missed opportunity », 21 Italian Yearbook of International Law (2011), p. 138; K. Trapp, A. Mills, supra note 31, pp. 154; A. Ciampi, supra note 33, p. 385–386.

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A ce propos, nous nous limiterons à dire que ce que la Cour qualifie comme « un problème de logique » est l’argument selon lequel l'immunité serait subordonnée au degré de gravité de l’acte de l’Etat défendeur (cf.

§§ 82 et 60). Il s’agit manifestement d’un argument différent de l'idée selon laquelle il existerait une exception à l’immunité relative à l’objet (subject- matter) de la demande juridictionnelle, à savoir les violations graves du droit international humanitaire ou des droits de l'homme. À la question de savoir si le droit international coutumier a évolué au point d’admettre une telle exception, la Cour ne répond par la négative qu’après avoir examiné la pra- tique des Etats en la matière (cf. §§ 83ss).

c) La distinction entre règles de nature procédurale (immunités) et droit ma- tériel (jus cogens) n’écarte pas toute possibilité d’existence d’un conflit normatif35. La CIJ affirme que l’immunité régit un exercice de juridiction à l’égard d’un comportement donné et qu’elle est ainsi distincte du droit matériel réglementant ce comportement. La doctrine ne s’est générale- ment pas opposée à cette description. Le désaccord avec la Cour porte sur l’appréciation des effets de la distinction. Selon une partie de la doctrine, il faudrait s’interroger sur les conséquences procédurales ou matérielles de la violation d’une règle impérative. On remarquera que la Cour affirme que l’immunité juridictionnelle ne se heurterait pas à deux des conséquences découlant d’une violation du jus cogens telles que prévues dans les articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’Etat de 2001. D’une part, le fait d’accorder l’immunité à un Etat ne reviendrait pas à reconnaître comme licite une situation créée par la violation d’une règle de jus cogens, ni, d’autre part, à prêter aide ou assistance au maintien de cette situation. Mais qu’en serait-il d’autres conséquences non prévues par ces articles et par rapport auxquelles ils sont sans préjudice ? La critique insiste surtout sur les répercussions d’un principe de juridiction universelle opposa- ble à toute violation du jus cogens, ainsi qu’un droit correspondant d’accès à la justice. Une partie de cette doctrine continue à reprocher à la Cour de ne pas avoir considéré les implications systémiques du jus cogens.

La question porte ici sur la construction du jus cogens. Une partie de la doctrine pense pouvoir déduire toute une série d’obligations positives des Etats (par exemple : l’accès à la justice) du principe du jus cogens. Une autre partie de la doctrine, encore dominante à ce jour, et la Cour elle-même, ne le

35 Cf. Opinion dissidente de M. le juge Cançado Trindade; P. C. Bornkamm, “State Immunity Against Claims Arising from War Crimes : The Judgment of the International Court of Justice in Jurisdic- tional Immunities of the State”, 13(6) German Law Journal 773 (2012), p. 781; C. Esposito, supra note 34, p. 165–166; K. Trapp, A. Mills, supra note 33, pp. 160–163; A. Ciampi, supra note 33, p. 386–387. Contre : S. Talmon, “Jus Cogens after Germany v. Italy : Substantive and Procedural Rules Distinguished”, 25(4) Leiden Journal of International Law 979 (2012).

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pensent pas. Le problème est manifestement qu’en procédant comme le pro- posent les critiques, la Cour pourrait et devrait s’engager dans des fonctions législatives de plus ou moins grande envergure. Doit-on la blâmer d’être restée précautionneuse ?

d) L’argument italien du « dernier recours », selon lequel l’immunité de l’Allemagne aurait pu être refusée au motif qu’avaient échoué toutes les autres tentatives d’obtenir réparation, n’a pas été traité à satisfaction par la Cour36. La critique est simple. Selon cette manière de voir, la CIJ aurait dû mettre en balance les intérêts en question avant de décider du sort de l’immunité : d’une part, ceux des victimes italiennes d’avoir accès à la ju- stice et à un remède effectif ; de l’autre, l’exemption de la juridiction territo- riale en faveur de l’Allemagne. A cette carence s’ajouterait une négligence dans l’examen de la pratique. D’aucuns ont en effet reproché à la Cour de ne pas avoir dûment pris en considération la pratique concernant l’immunité des organisations internationales. On se souvient que cette pratique condi- tionne l’octroi de l’immunité juridictionnelle à l’existence de voies de re- cours effectifs.

La difficulté de la mise en balance, argument très typique du droit public in- terne, est de savoir à quel niveau elle devrait être entreprise. Il est possible de douter, avec la Cour, que les tribunaux d’un Etat soient toujours bien placés pour l’entreprendre, surtout quand le droit subjectif de l’individu n’est déjà lui- même pas certain (ici les réclamations issues de la Seconde guerre mondiale). Il en serait déjà autrement si cette mise en balance, limitée certes, pouvait être le fait d’un tribunal international. Il est d’ailleurs possible d’observer que jusqu’ici aucun tribunal étatique ne s’est senti autorisé à écarter l’immunité par une telle mise en balance dans le domaine des actes jure imperii – sauf précisément la Cour de cassation italienne dans les jugements ici en cause, et la Cour suprême de la Grèce dans l’affaire Distomo de 2000. Qui plus est, l’argument du « der- nier recours » suppose qu’un recours individuel existe en droit ; ce n’est de loin pas toujours le cas, dans un contexte comme le nôtre, relatif aux réparations de guerre. Cet argument du dernier recours pourrait de surcroît ouvrir la voie à des attitudes intransigeantes, permettant par la suite d’argumenter qu’aucune autre voie n’est ouverte, sauf celle qu’on envisageait dès le début. Mais quelle voie ? Celle des pourparlers directs ou celle de la justice internationale ne sont pas nécessairement fermées, car l’immunité ne s’y applique pas37. Dans le cas où aucun recours international n’est possible (par exemple parce que l’Etat mis en

36 Cf. Opinion dissidente de M. le juge Yusuf; B. Conforti, supra note 34, pp. 139–140 ; C. P. Bornkamm, supra note 35, pp. 781; K. Trapp, A. Mills, supra note 33, p. 162

37 Au § 104 de l’arrêt, la Cour souligne que les réclamations de nationaux italiens « pourraient faire l’objet de nouvelles négociations impliquant les deux Etats ».

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