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Madeleine à La Revue moderne : une approche sociopoétique (1919-1923)

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Madeleine à La Revue moderne : une

approche sociopoétique (1919-1923)

Mémoire

Frédéric Quenneville-Labelle

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Dans ce mémoire, nous examinons l’effet de polyphonie mis en place par Madeleine (de son vrai nom Anne-Marie Gleason-Huguenin) dans les quarante-sept premiers numéros (novembre 1919 - quarante-septembre 1923) de La Revue moderne. L’usage de multiples pseudonymes permet à Madeleine de préserver la posture d’écrivaine qu’elle s’est construite dans le champ des lettres canadiennes-françaises. En effet, cette pratique est une forme de protection et de garantie pour la liberté d’écriture, laissant ses autres noms de plume tenir des propos plus provocants que ce qu’elle se permet sous sa signature principale. Après un premier chapitre faisant le point sur la carrière de Madeleine, nous analysons dans un deuxième chapitre cette stratégie polyphonique qui se constitue autour du rôle de la directrice de La Revue moderne, notamment pour l’agencement des rubriques : grâce à une multiplication des identités, Madeleine peut occuper divers lieux de sa revue. Enfin, le dernier chapitre étudie la manière dont ces différentes identités journalistiques se constituent au travers d’une certaine solidarité, par échos et reprises.                          

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Introduction ... 1

I. À propos de Madeleine ... 9

II. Les chapeaux de la directrice ... 29

II.I. Les moteurs de la polyphonie ... 29

II.II. Directrice moderne de sa revue ... 31

II.III. Les pseudonymes de Madeleine ... 35

II.IV. Le premier numéro : la toile se tisse déjà ... 38

II.V. Les entrefilets et la parole dissimulée ... 42

II.VI. Myrto : Le masque de retour ... 44

II.VII. Luc Aubry : la voix libérée de Madeleine ... 52

III. L’effet de polyphonie ... 59

III.I. « Ceux qui nous font honneur » : une rubrique fuyante ... 59

III.II. Les entrefilets poursuivent la discussion ... 69

III.III. Madeleine se commente ... 70

III.IV. Les entités poursuivent les combats ... 74

Conclusion ... 83 Bibliographie ... 89 Annexes ... 99 Annexe I ... 99 Annexe II ... 100 Annexe III ... 101 Annexe IV ... 102

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Remerciements

Je tiens à témoigner de ma gratitude envers mon directeur de recherche, Guillaume Pinson. Ses commentaires et sa collaboration m’ont apporté la confiance nécessaire à la réalisation d’un tel projet.

Un merci spécial, aussi, à Stéphanie Desrochers pour ses qualités de réviseuse acharnée.

Enfin, le support de ma famille et de mes amis a été la petite poussée de motivation qui a rendu le processus plus réjouissant. Miriam y a ajouté des sourires.

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« Le silence donne aux femmes une grâce qui leur sied. » — Sophocle

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Introduction

Madeleine, de son vrai nom Anne-Marie Gleason-Huguenin, a été une figure de proue des lettres canadiennes-françaises durant les trente premières années du XXe siècle. Son immense production journalistique lui a assuré, de son temps, une présence médiatique qui justifie mal l’oubli dans lequel elle a depuis sombré. L’obsolescence des écrits journalistiques explique en partie cet oubli, tout comme le sexe de cette journaliste qui a tout de même réussi à publier trois recueils de chroniques grâce à leur popularité.

Comme le notait Chantal Savoie dans « Pour une sociopoétique historique des pratiques littéraires des femmes », l’histoire littéraire a traditionnellement mis de l’avant la reconnaissance par les pairs et l’avant-gardisme pour juger du génie des pratiques d’écriture1. Ces deux axes analytiques ont eu pour effet de marginaliser la production littéraire féminine puisque historiquement, les femmes écrivains n’ont reçu l’estime de leurs pairs masculins, et en conséquence de l’institution, que très récemment. De plus, leurs écrits ont souvent été taxés de conformistes, un constat qui a généralement été porté sur les pratiques d’écriture de Madeleine. Toutefois, un vent de renouveau souffle sur l’histoire littéraire sous l’impulsion des rapports récents entre l’histoire littéraire et l’histoire culturelle. On assiste enfin, de manière plus généralisée, à « l’étude des supports et des moyens de diffusion du littéraire, [à] la prise en compte de l’ensemble de la production discursive et textuelle et non plus seulement des grands auteurs [et à] l’étude sociologique de la littérature2 ». L’étude de ces différents supports naguère relégués dans les marges du littéraire permet de mettre en lumière une sociopoétique historique des pratiques littéraires des femmes.

Dans ce renouvellement des approches, Marie-Ève Thérenty a proposé d’employer le motif de la mosaïque pour parler des écrits journalistiques du XIXe                                                                                                                

1 Chantal Savoie, « Pour une sociopoétique historique des pratiques littéraires des femmes »,

dans Anthony Glinœr [dir.],Texte : Sociocritique, n° 45/46, 2009, p. 197.

2 Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, « Histoire littéraire et histoire culturelle », dans Laurent

Martin et Sylvain Venayre, L’histoire culturelle du contemporain, actes du colloque de Cerisy, Paris, Nouveau Monde éditions, 2005, p. 273.

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siècle français. Ce motif renvoie à la polyphonie du journal qui, fort de ses multiples voix et genres, soumet aux lecteurs des textes parfois complémentaires, parfois antithétiques. Le journal tente d’organiser ses discours grâce à la rubrique, qui permet de contrôler – jusqu’à un certain point – cette cacophonie3 ; et les travaux de Thérenty ont bien montré qu’au sein de ce système polyphonique, le genre de la chronique occupait un espace fondamental, réfractant les diverses voix du journal. La chronique occupe donc un espace paradoxal dans le journal, à la fois au cœur de ses discours et bien souvent en marge : au XIXe siècle, on la situait généralement dans le feuilleton, c’est-à-dire dans le bas de la page du journal, lieu réservé à la littérature, la culture ou encore au monde féminin. Ainsi, les propositions de Thérenty, même si elles sont issues de l’étude d’un corpus et d’une époque bien différents du nôtre, sont pertinentes pour nos recherches puisque la presse féminine du Canada français de la fin du XIXe siècle, alors naissante, s’inspirait grandement des pratiques françaises4.

Anne-Marie Gleason-Huguenin a dirigé seule La Revue moderne de septembre 1919 à septembre 1923 et, ensuite, elle l’a gérée en consortium jusqu’à sa dernière apparition dans ces pages en avril 1930. La revue présente un cas intéressant de discours polyphoniques, fondés sur la multiplication des pratiques discursives de sa directrice. En plus du poste de directrice qu’elle occupe, Anne-Marie Gleason-Huguenin signe, sous le pseudonyme Madeleine – sauf exception – l’éditorial du mensuel ainsi que la chronique liminaire des pages féminines, sous le pseudonyme Madeleine. Elle investit aussi la revue par de nombreux entrefilets qui servent autant à faire la promotion d’artistes canadiens-français qu’à prolonger implicitement ses idées sociales progressistes. Enfin, elle a la responsabilité du courrier des lecteurs. Si sa présence est attendue dans les créneaux traditionnellement féminins que sont la chronique et le courrier des lecteurs, le fait qu’elle signe l’éditorial s’avère dérangeant puisqu’elle s’y mêle de politique et de                                                                                                                

3 Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien : poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris,

Seuil, 2007, p. 71.

4 Denis Saint-Jacques, « Les mauvaises fréquentations. Les réseaux littéraires France-Québec de

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questions qu'évitaient généralement les femmes de lettres.

Partant de ces observations, ce mémoire souhaite analyser les effets de tensions qui naissent, au sein même du corpus d'Anne-Marie Gleason-Huguenin, dans La Revue moderne, de l’utilisation par la journaliste de registres d’écritures distincts. Notre hypothèse est que la présence de Madeleine dans différentes rubriques sous différents noms de plume engendre une démultiplication de sa voix, qui lui permet d’exprimer des points de vue complémentaires et avec des effets poétiques que les textes pris individuellement ne sauraient provoquer. Même si elle présente un discours subversif dans certains de ses textes, ce sont les chapeaux de directrice, d’éditorialiste et de chroniqueuse ainsi que le recours systématique au pseudonyme qui créent ces effets de polyphonie et qui lui assurent une plus grande liberté d’expression. L’étude des relations entre les textes qu’elle a ainsi disséminés dans le périodique permet de mieux comprendre la poétique journalistique de Madeleine.

Notre corpus se limitera aux quarante-sept premiers numéros, de novembre 1919 à septembre 1923, alors qu’elle était l’unique directrice et éditrice de La Revue moderne. À partir d’octobre 1923, Madeleine délègue certaines tâches administratives, la mainmise de la toile qu’elle tissait se voit donc réduite, tout comme sa présence écrite d’ailleurs. Notre corpus inclut des éditoriaux, des chroniques féminines, des portraits, des brèves et des entrefilets. Nous avons décidé d’ignorer le courrier des lecteurs étant donné que les référents sont très souvent absents dans cette rubrique : les réponses de Madeleine sont alors très obscures. Leur interprétation, dans le cadre de cette étude sur l’effet de polyphonie, présente moins d’intérêt.

Les textes journalistiques de Madeleine qui composent notre corpus ont été peu étudiés. Malgré sa proéminence sur la scène littéraire canadienne-française du début du siècle, une seule thèse5 et un seul mémoire6, à notre connaissance,                                                                                                                

5 Maria Eugénia de Matos-Andrade, « Biographie et bibliographie descriptive de Madeleine

(1875-1943) », thèse de D.E.S., Montréal, Université de Montréal, 1970, 488 f.

6 Juliette Plante, « Madeleine, journaliste », mémoire de maîtrise, Ottawa, Université d’Ottawa,

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portent exclusivement sur ses écrits. Ils sont néanmoins à forte teneur biographique et les pratiques d’écriture sont explorées en surface. Jean Christian Pleau, dans son article sur La Revue moderne, soutient que le mémoire de Matos-Andrade est « entaché de naïvetés et d’insuffisances, et ne conserve d’utilité que par défaut7 » et le mémoire de Plante a, lui, le malheureux défaut d’être axé sur une présentation qui frôle l’hommage, au détriment de l’analyse.

Néanmoins, quelques articles présentent la journaliste dans une perspective historique afin de l’inscrire plus durablement dans l’histoire littéraire canadienne-française. L’un d’entre eux se concentre sur les conseils que Madeleine prodiguait à ses lecteurs dans le courrier de La Patrie8. D’autres articles cherchent à redonner à l’écrivaine la place qui lui revient dans le panthéon littéraire, mais abordent principalement ses textes d’un point de vue thématique. Les premières années de La Revue moderne n’ont jamais été le sujet central d’une étude scientifique d’envergure, bien qu’elles aient été évoquées dans quelques articles. Ainsi, les informations disponibles sur Madeleine se bornent surtout à évoquer les sujets de ses textes, et abordent trop rarement leurs poétiques.

En revanche, les recherches sur les écrits des femmes dans les périodiques au tournant et au début du XXe siècle sont nombreuses. Elles s’avèrent des sources précieuses pour mieux comprendre le contexte de production. Une thèse, rédigée par Hélène Turcotte, a ainsi étudié cinq cas du début du XXe siècle canadien-français, dont celui de Madeleine9. C’est Premier péché (1902), son recueil d’articles, qui sert de corpus principal à cette étude. Une autre thèse s’est penchée sur les pratiques d’écriture des auteures des vingt premières années du XXe siècle, visant à décrire leurs stratégies d’écriture quant aux exigences de

                                                                                                               

7 Jean-Christian Pleau, « La Revue moderne et le nationalisme, 1919-1920 », dans Revue

d’histoire intellectuelle de l’Amérique française, vol. 6, n° 2, printemps 2006, p. 231.

8 Chantal Savoie, « Pour une sociopoétique historique », art. cit., p. 195-211.

9 Hélène Turcotte, « Génétique littéraire québécoise : devenir auteure au tournant du siècle

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l’époque10. Enfin, un mémoire11 fait l’histoire des journalistes canadiennes-françaises de 1880 à 1930 dans une démarche prosopographique.

Somme toute, quelques chercheurs se sont intéressés aux écrits de Madeleine qui seront le centre de notre recherche, mais aucun n'est allé dans la direction que nous nous proposons de prendre. Il y a par conséquent des lacunes dans les travaux qui ont été consacrés à cette journaliste. D’une part, on trouve bien souvent dans ces études la volonté d’insister sur le conservatisme de Madeleine, pour ainsi justifier son manque de rayonnement dans l’histoire littéraire. D’autre part, on relit ses textes dans une perspective féministe qui fait ressortir plus de progressisme qu'il y en avait véritablement.

À l’inverse, nous croyons pouvoir dégager de ce corpus journalistique une grande subtilité dans les prises de position de Madeleine, une certaine ambivalence parfois, quant aux questions problématiques de l’époque ; sous un masque conservateur, pensons-nous, Madeleine défend des idées souvent plus progressistes qu’on ne l’a généralement admis, mais ce n’est pas systématiquement le cas. Elle se montre parfois réactionnaire, mais publie fort souvent des articles qui s'inscrivent dans l'idéologie de l'élite dirigeante conservatrice. Nous assistons en conséquence à une sorte d’écriture en ressac : on ne va vers l’avant que pour mieux revenir vers la position initiale. À cet égard, l’ironie et l’écriture polyphonique seraient les clés de voûte du système poétique de la directrice de La Revue moderne, les entités que Madeleine incarne se répondant, se faisant écho d’une rubrique à l’autre.

Cette stratégie lui permettait de défendre des propos qui lui auraient sans doute été reprochés s’ils avaient été énoncés trop ouvertement. Nous sommes donc partiellement en accord avec ce qu’avance Micheline Goulet à propos des femmes de lettres de cette époque, lorsqu’elle écrit que « leurs publications                                                                                                                

10 Micheline Goulet, « Une littérature de la contrainte et de l’obédience : analyse des œuvres des

écrivains féminins du Canada français de 1900 à 1919 », thèse de doctorat, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2001, 392 f.

11 Line Gosselin, Les journalistes québécoises, 1880-1930, Montréal, Regroupement des

chercheurs-chercheures en histoire des travailleurs et travailleuses du Québec, 1995, 160 p.

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s’inscrivent indiscutablement dans le sens du discours hégémonique, et on ne saurait interpréter n’importe quoi en prétextant que cela est “implicite”, alors que cet implicite est enchâssé entre des mots alignés comme une armée servile12. » Néanmoins, à l’inverse de ce qu’elle avance, nous nous plaçons dans la lignée d’Hélène Turcotte qui préfère voir « dans les textes de certaines auteures des premières décennies du XXe siècle des “tactiques” pour se “démarquer de l’idéologie dominante”13. »

À l’époque, le conformisme était une nécessité pour les femmes de lettres, comme l’a bien montré Chantal Savoie :

Qu’elle soit réelle ou apparente, complète ou partielle, stratégique ou intégrale, la conformité s’avère la caractéristique dominante de la liste des titres signés par les Canadiennes françaises. Toutefois, plutôt que de l’interpréter comme un résultat des (“mauvais”) choix scripturo-culturels des femmes, on gagne à déplacer ce conformisme en amont. Considéré comme une contrainte de départ et donc comme une interprétation des attentes socioculturelles, ce conformisme devient point de convergence entre les velléités d’écriture des femmes et les attentes de la société à cet égard, et il en dit long sur les limites de l’acceptabilité de l’écriture féminine autant [que] sur les rôles scripturaires dévolus aux femmes14.

L’originalité de notre démarche réside ainsi dans l’exploration de la poétique de Madeleine, basée sur des effets de polyphonie, ainsi que l’usage des multiples identités qu’elle incarne dans La Revue moderne lors des quatre premières années de la revue. Les différents chapeaux qu’elle porte lui permettent d’investir plusieurs lieux d’écriture et de sortir des créneaux qui limitaient généralement les pratiques littéraires des femmes. Les textes qu’elle publie dans un même numéro se répondent parfois et nous démontrerons que l’analyse croisée des textes de notre corpus permettra de comprendre ce phénomène à la fois dans sa diversité et dans sa cohérence générale. Au centre du système de Madeleine se trouve un usage concerté des genres journalistiques et de la rubrique : c’est l’investissement                                                                                                                

12 Micheline Goulet, « Une littérature de la contrainte et de l’obédience », op. cit., f. 15. 13 Ibid., f. 14-15.

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des différentes cases de la revue (éditorial, chronique, entrefilets, correspondance) qui permet à Madeleine de multiplier sa voix en la disséminant dans plusieurs lieux du périodique.

Dans les pages qui vont suivre, nous aurons recours à certains travaux récents et importants, qui nous guideront dans les analyses. La Littérature au quotidien de Marie-Ève Thérenty nous servira pour ses définitions de la polyphonie, de l’ironie, de la rubrique et l’étude des genres journalistiques. La posture et la trajectoire de l’auteure seront analysées selon les propositions faites par Meizoz dans La fabrique des singularités : postures littéraires II. Cette théorie permettra de mieux baliser les pratiques d’écriture de Madeleine et l’usage de la notion de masque amènera à mieux comprendre le recours au pseudonyme. L’article scientifique intitulé « Persister et signer : les signatures féminines et l’évolution de la reconnaissance sociale de l’écrivaine (1893-1929) » de Chantal Savoie nous servira de cadre général pour mieux comprendre dans quel contexte les journalistes féminines avaient recours au pseudonyme. Enfin, Approches de la réception d’Alain Viala constitue aussi une source importante pour notre travail : cette approche sociopoétique menée par Viala a donné l’impulsion à notre réflexion.

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I. À propos de Madeleine

Avant de nous lancer dans l’analyse de La Revue moderne, nous croyons qu’il est primordial de nous pencher brièvement sur la biographie de Madeleine, car elle permet de mieux comprendre la posture qui a été la sienne dans le champ littéraire canadien-français pendant près de trois décennies. Les différents moments de sa carrière professionnelle esquissent une posture en conformité avec ce que l’on attendait d’une femme auteur à l’époque, comme on aimait qualifier les femmes qui écrivaient. Nous tenons à ne mettre en valeur que les événements marquants de la vie de notre chroniqueuse, d’autres chercheurs ayant déjà fait un travail éclairé de biographe. Le mémoire de Plante (1962) ainsi que les thèses de Matos-Andrade (1970) et de Turcotte (1996) sont des sources précieuses d’information sur les vies privée et publique de Madeleine, même si les deux premières ont fortement tendance à la glorifier outre mesure.

Marie-Anne-Eugénie-Henriette Gleason est née à Rimouski le 8 octobre 1875 dans une famille bourgeoise impliquée sur la scène politique de sa région natale. En 1880, elle commence ses études au couvent des Sœurs de la Charité de La Malbaie, mais retourne à la maison en 1883. Elle les poursuit ensuite au pensionnat des Sœurs de la Charité de Rimouski jusqu’en juin 1890. Son père l’a retirée du couvent avant la fin des classes, elle n’a donc jamais obtenu son diplôme. Elle s’est mariée en 1904 avec le médecin Wilfrid-Arthur Huguenin, un riche héritier qui l’a énormément soutenue, autant dans sa carrière de femme de presse que dans sa vie financière. Cette chance d’avoir un riche associé se reflète dans l’indépendance éditoriale de La Revue moderne. Leur enfant prénommée Madeleine est née en 1905. Le choix de son prénom ne peut être innocent puisqu’il est le pseudonyme et le « masque » principal qu’elle utilise pour signer la grande majorité de ses textes depuis quelques années. Une première tuile tombe sur la tête de la journaliste en 1924 quand son mari meurt à l’âge de 56 ans. Cinq ans plus tard, une nouvelle catastrophe vient briser la volonté professionnelle de la fondatrice de La Revue moderne : son unique enfant décède. Cet événement

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représente le début de la fin de sa présence sous les feux de la rampe, malgré quelques publications avant sa mort, dans l’anonymat, en 1943.

Sa présence dans la sphère publique commence lorsqu’elle écrit pour Le Courrier de Rimouski avant même d’avoir vingt ans. Juliette Plante parle de quinze ans, même si elle avoue que la datation est difficile puisqu’il ne reste plus de copies de ce périodique15, et cette précocité témoigne de son désir de s’exprimer publiquement. Elle poursuit avec des articles pour le Monde illustré à partir de mai 1897, une collaboration qui durera jusqu’en 1901. Celle-ci marque le début d’une fructueuse carrière, sur le point de prendre son envol, et durant laquelle elle collaborera à plus de dix-huit périodiques.

Sa nomination en 1901 à titre de directrice de la page féminine du quotidien montréalais La Patrie a été un véritable tremplin. Elle y tient avec succès une chronique de 1901 à 1919, y crée son « Royaume des femmes », organise des concours et répond à un courrier de plus en plus volumineux. Cette tribune la propulse à l’avant-scène du monde des lettres canadiennes-françaises, ce qui va la mener à un autre grand tournant de sa carrière. En 1919, elle met fin à son séjour à La Patrie, car elle fonde La Revue moderne. Elle y est une directrice qui investit plusieurs rubriques de son magazine, telle une araignée qui tisse une toile. Le drame familial qu’elle vit en 1924 la force à délaisser quelque peu ce projet qu’elle portait à bout de bras. Trouvant un second souffle, elle fonde La Vie canadienne en 1927, magazine qu’elle fusionne à sa Revue moderne en 1929, la mort de sa fille étant un malheur de trop pour cette femme qui s’est démenée dans la presse canadienne-française pendant presque trente ans. Elle va écrire dans La Revue moderne jusqu’en avril 193016 et ne publiera rien durant les huit années suivantes17. La chute est rapide pour cette femme qui produisait jusqu’alors à un rythme effréné. Quelques articles ponctueront la fin de sa vie dans les années 1940, dont le point final représente quelques chroniques rédigées en 1942.

                                                                                                               

15 Juliette Plante, « Madeleine, journaliste », op. cit., f. 15. 16 Ibid., f. 28.

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Si la très forte majorité de sa production littéraire a été rédigée pour des périodiques, elle s’est aussi essayée à d’autres genres sur d’autres médias. Conformément à une pratique courante chez les écrivains-journalistes, celle du recueil, elle publie dès 1902 Premier péché. Il rassemble ses premiers écrits et a été pourfendu par Camille Roy. Le titre a déplu au religieux qui enjoint Madeleine à recommencer, « mais de grâce, sur le carton vert qui couvre et enveloppe [ces] pensées, [d’]efface[r] avec des larmes la trace rutilante de ce “premier péché”18. » L’absence d’une table des matières le fait pareillement sourciller, mais c’est la qualité des chroniques qui est la plus questionnée par Roy. Elle publie tout de même deux autres recueils de chroniques, le genre dans lequel elle s’est le plus illustrée : Le long du chemin en 1912 et Le meilleur de soi en 1924. Il est intéressant de noter qu’elle a aussi écrit deux pièces de théâtre, L’Adieu du poète, joué le 12 juin 1902 au Théâtre national français, ainsi que En pleine gloire ! Pièce en un acte en 1919. Ces deux pièces de théâtre, très distancées dans le temps, ne témoignent pas d’un intérêt particulier pour ce genre. Leur succès mitigé a sûrement refroidi les prétentions de la journaliste.

Elle s'est aussi essayée au roman, avec Anne Mérival, un roman-feuilleton publié entre octobre et décembre 1927 dans La Revue moderne. Enfin, elle a produit Portraits de femmes en 1938, dans une tentative évidente d’inscrire plus durablement dans l'histoire les femmes qu’elle a retenues et qui auraient possiblement été négligées sans cet effort. Elle y rend même hommage à sa fille, morte trop tôt, en plaçant sa photo parmi les illustres femmes présentées.

Elle prononça plusieurs conférences pour différentes associations qui faisaient la promotion de la langue française et des droits des femmes, surtout du droit à l’éducation et du droit de vote universel. Elle fut grandement impliquée lors de la Première Guerre mondiale, au point de se voir décerner la Médaille d’argent de la reconnaissance française en 1920 et la Médaille d’or de la Reconnaissance belge en 1921.

                                                                                                               

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Les débuts de la carrière de Madeleine, malgré sa position à l’avant-scène du champ et sa posture progressiste, ont donné l’impression d’une trajectoire conforme à ce qui était la norme pour les femmes qui ont écrit à son époque. Ce constat de conformisme, dans lequel la grande majorité des femmes de son époque ont été enfermées, l’effacerait de l’institution littéraire, qui préfère célébrer l’originalité. Toutefois, la création de La Revue moderne la différencie de ses contemporaines, puisque par cette entreprise, elle prend définitivement les rênes de sa carrière littéraire et démontre l’étendue de son influence dans le champ. En effet, elle devait avoir le capital symbolique nécessaire pour s'attaquer à une telle aventure.

La posture qu’adopte Madeleine dans le paysage littéraire canadien-français aide à mieux comprendre ses écrits. Pour cela, nous désirons d’abord exposer ce que nous voulons dire par posture. Ce concept, emprunté à Jérôme Meizoz, aide à analyser la position d’un acteur dans le champ qu’il investit. Meizoz entend par « posture » le fait que l’auteur doit rejouer « une position et un statut social dans une performance globale qui a valeur de positionnement dans une sphère codée de pratique19. » Elle est aussi « constitutive de toute apparition sur la scène littéraire20 » et grâce à elle, on peut « tenter de mesurer les effets et conséquences rétroactives d’une posture d’auteur sur la vie de la personne civile21. » En ce sens, toutes les apparitions d’Anne-Marie Gleason dans la sphère publique vont participer à la diffusion de sa posture, à composer la Madeleine que le public connaissait. Étant donné qu’elle avouait22 qu’elle devait négocier l’acceptabilité de ses écrits tout en se laissant la possibilité de suggérer des idées qui choquaient, nous croyons que la posture de modestie qu’elle affiche est délibérée et le résultat d’un amalgame des possibilités discursives qui s’offraient aux femmes de lettres à

                                                                                                               

19 Jérôme Meizoz, La fabrique des singularités : postures littéraires II, Genève, Slatkine Érudition,

2011, p. 9.

20 Ibid., p. 10. 21 Ibid., p. 11.

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son époque. L’effet de polyphonie qu’elle met en place dans sa Revue moderne l’aide à contourner les contraintes qui pèsent sur les femmes qui écrivent.

L’émergence de la parole féminine a été ardue en grande partie à cause de la mentalité de l’élite dominante du Québec du début du XXe siècle. Dans la dernière décennie du XIXe siècle, « un nouvel ordre politico-religieux s’est progressivement installé et a exercé un certain contrôle sur les œuvres littéraires, prônant des principes patriotiques et chrétiens23. » À ce moment de l’histoire, l’élite voyait la survie de l’identité canadienne-française « dans la collectivité, [et elle] a établi un réseau de contraintes condamnant les entreprises individuelles et la divergence d’opinion hostile par principe à une trop grande innovation24. » La querelle entre les régionalistes et les exotiques durant les trois premières décennies du XXe siècle en est une où modernes et anciens s’affrontent justement sur le rôle de la littérature pour la nation25. Les premiers croient que « toutes les forces intellectuelles doivent se mobiliser afin de promouvoir les intérêts des Canadiens français26 », alors que leurs opposants sont « [p]articulièrement sensibles aux problèmes liés à la création littéraire, tant sur les plans de la formation et du financement que sur celui de la critique27. »

Comme le pouvoir était entre les mains des hommes et que ceux-ci protégeaient jalousement leur exclusivité de la sphère publique, l’espace qui revenait aux femmes était forcément restreint. Elles pouvaient écrire si elles s'ajustaient aux attentes des différentes communautés interprétatives de l'époque. Cette conjoncture a mené les femmes à s’imposer elles-mêmes une posture ancrée dans une modestie feinte ou véritable, et les hommes y ont vu le prolongement de l’infériorité des femmes, ce qui motivait leur mise à l’écart : cela engendrait un cercle vicieux.

                                                                                                                23 Ibid., f. 5.

24 Ibid., f. 2.

25 Annette Hayward, La querelle du régionalisme au Québec (1904-1931), Ottawa, Le Nordir, 2006,

p. 20.

26 Denis Saint-Jacques et Lucie Robert [dir.], La Vie littéraire au Québec, tome VI. Le nationaliste,

l’individualiste et le marchand, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 155.

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En conséquence, le statut de la femme progressiste était fragile et l’idéologie dominante voyait d’un très mauvais œil l’entrée des femmes dans le monde des lettres et celles qui s’installaient dans le milieu des périodiques jouissaient d’une défaveur encore plus prononcée. Comme le mentionnait Juliette Plante en 1962, « [a]vant le triomphe du féminisme au début du siècle, la femme de lettres, surtout la journaliste, était considérée comme un bas-bleu, victime d’un ostracisme général. Aujourd’hui que le public a adopté et reconnu la femme-écrivain, il considère la romancière ou la poétesse à l’égal du romancier ou du poète28. » C’est donc une situation doublement négative que les femmes journalistes devaient surmonter à cause de leur carrière de femmes de lettres et du moyen d’expression qu’elles privilégiaient.

Nous approchons ainsi les propos tenus par les femmes de lettres comme pouvant être inscrits dans une stratégie qui dépassait leurs propres idéaux. Elles se placent plutôt dans la ligne de pensée de l’élite afin de ne pas trop choquer et gagnent, par cette méthode, une tribune qu’elles n’auraient potentiellement pas eue si elles s’étaient montrées trop progressistes. Cette situation mène à une tension entre l’idée qu’elles « tentent de légitimer leur posture d’écrivaine tout en rassurant le pouvoir masculin sur leur soumission et le clergé sur le fait qu’elles sont moralement correctes. Mais en jouant sur les deux tableaux, elles se piègent elles-mêmes et contribuent à figer la posture de la femme dans ce champ littéraire en voie de constitution29. » Cette résistance entre une chute rapide vers l’avant et un freinage délibéré a donc l’effet pernicieux de limiter leur avancée dans un contexte qui aurait pu être favorable à une progression rapide étant donné que le milieu était en constitution.

À l’inverse de Goulet, nous pensons que cette avancée, aussi petite et modeste qu’elle puisse paraître de nos jours, représentait tout de même une avancée et était un mal nécessaire, une étape à franchir avant d’atteindre une situation meilleure. Plusieurs chercheurs vont d’ailleurs reprocher à ces femmes                                                                                                                

28 Juliette Plante, « Madeleine, journaliste », op. cit., f. VI.

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qui ont publié au début du XXe siècle d’avoir elles-mêmes verrouillé les portes du progrès en écrivant des textes « qui contribuent à fixer l’image privée de l’univers féminin, [d’autant plus qu’ils sont] à destination d’un public composé de femmes et d’enfants enfermés le plus souvent dans l’espace familiale30. » En conséquence, les critiques du temps avaient raison de voir un manque de modernisme dans les pratiques journalistiques des femmes, alors que ces « contradictions sont particulièrement évidentes chez les journalistes, qui, tout en revendiquant un statut public pour les femmes, produisent pour leurs lectrices des chroniques sur la vie familiale31. »

Cette négociation constante des femmes journalistes explique pourquoi ce que Madeleine dit à propos de la condition des femmes ne semble pas toujours en adéquation avec sa propre situation : elle-même navigue parmi les principes du temps pour faire avancer la cause de son sexe à petits pas.

On voit tout de même les femmes sortir peu à peu de la sphère privée par l’intermédiaire du monde des lettres, mais le rôle traditionnel qui leur incombait trouve une extension dans leurs pratiques littéraires : on leur demande d’y perpétuer les bonnes valeurs dont elles sont garantes dans l’intimité de leurs foyers. Elle ne pouvait pas écrire sous la seule impulsion de prendre la plume, il fallait absolument propager l’idéologie et s’inscrire dans un projet qui dépassait son individualité et servait le collectif. Ce contexte singulier et, disons-le, contraignant a propagé une posture dans laquelle les femmes de lettres du début du XXe siècle ont été confinées, ce qui a eu pour effet de limiter leur portée historique.

En leur demandant de s’oublier pour favoriser la cause collective, on perpétuait les valeurs du foyer traditionnel, où la femme était célébrée pour sa capacité à rester dans l’ombre de son mari. De cette manière, « [p]our une femme, dont la modestie est une qualité fondamentale, s’afficher dans ce nouveau média,

                                                                                                               

30 Lucie Robert, « D’Angéline de Montbrun à La Chair décevante. La naissance d’une parole

féminine autonome dans la littérature québécoise. », dans Études littéraires, vol. 20, n° 1, 1987, p. 101.

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c’était aussi courir le risque de perdre un peu de sa féminité32 ». Pour justifier cette prise de parole, Madeleine, comme ses contemporaines, répète sans cesse qu’elle écrit pour aider les autres. Le climat de l’époque fait qu’elle et ses consœurs « ne peuvent échapper à une accusation concernant leur propre statut d’écrivain : la rumeur sociale qualifiant la femme auteure de ridicule, il sera nécessaire pour elle de se justifier à travers la formule [...] “être utile”33 », et il « est évident que la précarité de leur statut impose de se prétendre “utiles” pour “être”34. » Même si elles entrevoyaient, enfin, la possibilité de s’exprimer sur une tribune publique, les conditions limitaient leur champ d’action à ce qu’elles connaissaient dans leur foyer : servir une cause devait être leur plus grand plaisir. Madeleine n’échappe pas à ce moule et c’est ce qui explique le manque de progressisme dans plusieurs de ses chroniques féminines. En parlant de Mademoiselle Guérin, une dame qui s’occupait d’orphelinats, elle écrit qu’ « elle donna des leçons de français qui furent fort suivies et cela sans négliger un moment le but de charité qu’elle portait en son cœur de patriote et de femme35. » Une telle citation illustre la propension de Madeleine à mettre de l’avant « l’utilité » des femmes qu’elle présente et dans ce cas, son patriotisme et sa générosité.

Une partie importante du champ des lettres canadiennes-françaises des premières décennies du XXe siècle, aveuglée par des conflits politiques et stylistiques, laisse très peu de liberté aux auteurs et exige qu’ils utilisent leurs plumes pour défendre les intérêts de la « race ». Il en va de même pour les femmes écrivaines à qui l’on imposait d’emblée ce contrat social. Nous croyons que, pour le bien de sa carrière, Madeleine devait adopter la posture de modestie qui était la sienne pour satisfaire autant les attentes du public que ses prétentions

                                                                                                               

32 Julie Roy, « Apprivoiser l’espace public. Les premières voix féminines dans la presse

québécoise », dans Josette Brun [dir.], Interrelations femmes-médias dans l’Amérique française, Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord (CEFAN), « Culture française d’Amérique », Presses de l’Université Laval, 2009, p. 63.

33 Micheline Goulet, « Une littérature de la contrainte et de l’obédience », art. cit., f. 120-121. 34 Ibid., f. 121.

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littéraires. La flexibilité qu’elle saura démontrer sera garante du succès qu’elle ambitionne. Hélène Turcotte fait remarquer que

Madeleine connaît la nécessité de plaire aux lectrices et de s’adapter à leurs goûts. Dans un Canada français dominé par le clergé, la demande des lecteurs et des lectrices va vers des textes qui prônent les valeurs morales. Or, Madeleine saisit bien l’état de la société canadienne-française qui cherche son identité dans un Canada anglais, tiraillée entre les principes religieux et le désir de se débarrasser de son complexe d’infériorité. Adoptant l’idéologie de l’élite dirigeante, Madeleine se propose de cultiver l’âme et l’esprit du peuple canadien-français en lui proposant des principes fondés sur la foi patriotique, la morale et l’éducation française36.

Cette grande aventure ne se fait pas sans heurts par contre : les femmes qui désiraient écrire ont dû briser bien des barrières pour pénétrer le domaine public. Simone Pilon, en parlant de la génération de Madeleine, avance que « leur émergence dans la sphère sociale est en partie due à leur présence dans le champ littéraire. Le monde journalistique leur a permis de faire leurs premiers pas dans le domaine public37. » Par exemple, la jeune couventine, une fois son parcours scolaire terminé, se retrouve face à un nombre restreint de possibilités d’appliquer les connaissances littéraires acquises lors de ses années au couvent. Madeleine n’est pas une exception et cette réflexion du Collectif Clio semble avoir été produite avec notre journaliste en tête :

[l]a prolifération des couvents a produit à la fin du siècle une pléiade de femmes instruites mais sans profession. Bon nombre d’entre elles verront dans l’écriture une façon de gagner leur vie. [...] Parmi celles qui collaborent aux revues et journaux de la fin du siècle, quelques-unes réussissent à en faire non seulement un moyen d’expression littéraire, mais aussi un gagne-pain38.

                                                                                                               

36 Hélène Turcotte, « Génétique littéraire québécoise », op. cit., f. 380.

37 Simone Pilon, « Constitution du corpus des écrits des femmes dans la presse

canadienne-française entre 1883 et 1893 et analyse de l’usage des pseudonymes », thèse de doctorat, Québec, Université Laval, 1999, f. 35.

38 Collectif Clio (Micheline Dumont, Michèle Jean, Marie Lavigne et Jennifer Stoddart), L’histoire des

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En effet, pour ces jeunes femmes qui avaient une solide formation littéraire, le choix de métiers était restreint si elles désiraient sortir de la sphère privée. L’écriture était de ce fait une libération qui leur était offerte, mais sous certaines conditions.

L’avenir n’était pas tout à fait noir non plus puisque les femmes envahissent les pages des périodiques et que les salles de rédaction de Montréal leur font de plus en plus de place. Montréal, au tournant du siècle, est la « capitale du féminisme au Canada39 », selon les termes de Camille Roy et les deux tiers des femmes de lettres y vivent40. La métropole agit comme un pôle d’attraction très séduisant. Elles y ont la chance de se créer un réseau qui mène à « contrer l’exceptionnalisation dont sont souvent victimes les écrivaines qui sont retenues par l’histoire littéraire générale41. » En tant que mouvement collectif, elles ont un poids symbolique supérieur et une plus grande visibilité, surtout dans la variété de leurs pratiques littéraires. Le fait de ne pas être seule justifie en partie l’existence de leurs écrits.

Néanmoins, le contexte des lettres canadiennes-françaises reste symboliquement fermé à l’entrée des femmes. Chantal Savoie remarquait, à juste titre, que « [l]’accroissement substantiel du nombre de femmes de lettres dans la société canadienne-française des années 1895-1918, et plus particulièrement à Montréal, indique toutefois que cette époque constitue bel et bien un moment charnière dans l’histoire de la littérature des femmes et de la place de cette littérature dans le champ littéraire42. » Les femmes, même si elles ont enfin une plus grande chance de publier leurs textes, ne sont pas encouragées à publier dans les grands genres littéraires, tels que la poésie et le roman, et Madeleine en représente un exemple probant. Les périodiques, surtout dans ce contexte d’explosion des pages féminines, sont, en conséquence leur porte d’entrée.

                                                                                                               

39 Camille Roy, « Causerie littéraire », dans La Nouvelle-France, vol. 4, n° 2, février 1905, p. 58. 40 Chantal Savoie, « Des salons aux annales : les réseaux et associations des femmes de lettres à

Montréal au tournant du XXe siècle », dans Voix et Images, vol. 27, n° 2, 2002, p. 243.

41 Chantal Savoie, « Pour une sociopoétique historique », art. cit., p. 5. 42 Chantal Savoie, « Des salons aux annales », art. cit., p. 239.

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Paradoxalement, cette ouverture perpétue la mise à l’écart des femmes, cantonnées dans les genres dits féminins. Même si elle s’est essayée à quelques genres littéraires considérés supérieurs, donc masculins, Madeleine est reconnue pour ses chroniques dans les périodiques. Très tôt dans sa carrière, elle semble avoir voulu asseoir cette légitimité dans le champ en mettant en recueil ses premiers écrits, car cela permet d’aller au-delà de la question « qui oppose les pratiques plus légitimes (consacrées par le support livresque) et les pratiques moins considérées (éphémérisées par l’obsolescence de la presse)43 ». Le transfert de support, pour Madeleine comme pour tant d’autres femmes journalistes, leur a permis de laisser une trace plus durable de leur passage dans le champ littéraire. Sinon, quelle chance auraient-elles eue par rapport à la péremption rapide des écrits périodiques, d’autant plus qu’elles écrivaient dans les genres marginaux ?

Que ce soit une œuvre originale ou bien des textes qui seront mis en recueil, il était important pour la pérennité de leur passage dans la vie littéraire qu’elles ne limitent pas leurs publications au seul journal. Camille Roy, dans ses commentaires sur Premier péché, ne s’est pas gêné pour critiquer les textes réunis qu’il qualifie de « miettes44 » : « parmi les choses que nous écrivons pour le journal ou la revue, il y en a beaucoup qu’il ne faut pas déplacer de ce cadre qui leur était tout d’abord destiné et qui seul leur convient45. » Roy témoigne de la sacralisation qu’évoque le livre en tant que support littéraire, une valeur à laquelle ne peuvent que rêver la presse et ses multiples formes. Enfin, le critique résume bien pourquoi les femmes journalistes voulaient le transfert de support, quand il souligne la qualité insuffisante des textes de Madeleine pour le monde du livre, mais correcte pour la presse : « [f]euilles volantes, elles avaient leur grâce légère et ailée ; reliées ou brochées, elles prennent des allures qui ne leur conviennent plus, elles ont des prétentions que ne soutient plus leur valeur46. » Qualité des textes jugée                                                                                                                

43 Chantal Savoie, « Pour une sociopoétique historique », art. cit., p. 9. 44 Camille Roy, Essais sur la littérature canadienne, op. cit., p. 174. 45 Id.

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insuffisante par la critique et écriture périodique éphémérisante : les femmes se devaient logiquement de passer au support livresque si elles avaient la volonté de franchir les époques. Madeleine l’avait compris assez tôt.

Même si le milieu littéraire démontre une ouverture imprégnée de réticences, le monde de la presse, dépendant des revenus publicitaires, était plutôt favorable à la venue de femmes dans ses pages. On assiste à cette époque à l’éclosion des pages féminines dans un contexte où les périodiques passent d’un régime de l’opinion à une presse de l’information. Cette évolution est une des conséquences de la fin du régime journalistique où la majorité du financement venait des partis politiques : « [c]e sont les revenus publicitaires qui suppléeront progressivement au financement partisan. Et c’est d’abord pour attirer un public féminin hautement convoité par les annonceurs que les grands quotidiens créeront une page dédiée aux intérêts féminins. C’est par ces pages que les femmes accèdent au journalisme47. »

Les femmes représentent en effet un lectorat très prisé des annonceurs, attendu que ce sont elles qui s’occupent généralement des achats de la maisonnée48. Elles sont aussi plus nombreuses que les hommes à savoir lire à la fin des années 189049. Ces désirs mercantiles vont servir les intérêts des femmes éduquées qui voulaient sortir de la cage de verre. On les invite à venir converser de tous les sujets qui avaient le potentiel d’intéresser le lectorat féminin, tout en restant bien sûr dans le domaine privé. La politique est trop ardue pour la fragile femme qui s’occupe de son foyer. Les pages féminines avaient l’avantage pour les annonceurs d’avoir un lectorat ciblé, au contraire du reste du journal. Identifier ce qui pouvait intéresser cette clientèle était décidément simplifié.

Malgré tous les points négatifs signalés, les femmes de lettres en devenir ont maintenant une tribune pour s’exprimer, même si elles doivent y négocier                                                                                                                

47 Chantal Savoie, « Des salons aux annales », art. cit., p. 245.

48 Chantal Savoie, « Stratégies d’énonciation et modalités discursives de la critique littéraire au

féminin au Québec au tournant du XXe siècle », dans Muriel Andrin [dir.], Femmes et critique(s) :

lettres, arts, cinéma, Namur, Presses universitaires de Namur, 2009, p. 40.

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constamment leur droit à la plume. D’un côté, elles ont enfin un lieu d’expression par les pages féminines, mais de l’autre, cette section représente un enfermement symbolique puisqu’on ne peut y discuter de tout.

Les femmes avaient maintenant la perspective d’une vraie carrière journalistique grâce aux pages féminines, « [c]ependant, elles constatent rapidement que la page féminine constitue un ghetto, et que les promotions et la mobilité verticale sont inexistantes pour elles50. » On assiste véritablement à une progression pas à pas de la condition littéraire féminine, où tout progrès vient lentement et difficilement. La perspective d’écrire dans les pages féminines, ce qui était une première lueur d’espoir, est rapidement devenue un éteignoir à cause de ses limites.

Le seul grand genre journalistique qui est laissé aux femmes est la chronique, ce type de texte flexible qui a au moins l’avantage d’être ouvert à une certaine liberté d’écriture. Marie-Ève Thérenty dit de la chronique, en décrivant la presse française du XIXe siècle (qui sert de modèle à ce qui se faisait au Canada français) qu’elle se « construit sur le modèle de la lettre ou de la conversation entre gens du même monde, avec, par exemple, des effets d’interlocution à la première personne du pluriel51. » Les journalistes féminins avaient la tâche d’y illustrer leur originalité, dans les limites du possible, pour ne pas justifier un autre stéréotype qu’on aimait leur accoler. Les hommes aimaient bien voir dans l’imitation de leur style une nouvelle preuve de la soumission des femmes et de la supériorité de leur sexe52. Pour s’émanciper des visions réductrices, elles ont renégocié les fondements du genre et l’ont adapté à leurs besoins.

Les femmes ont surtout investi les pages féminines puisque c’est le domaine littéraire qui leur était ouvert. Il ne faudrait pas croire qu’elles représentent un pis-aller, mais plutôt un tremplin aux diverses pratiques littéraires de femmes                                                                                                                

50 Chantal Savoie, « Des salons aux annales », art. cit., p. 246. 51 Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien, op. cit., p. 242.

52 Mary Louise Roberts, « Copie subversive : Le journalisme féministe en France à la fin du siècle

dernier », dans CLIO. Histoire, femmes et sociétés, no 6, 1997, [en ligne].

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qui désirent tester leurs plumes53. Pour plusieurs, l’écriture périodique est le premier pas vers une carrière littéraire où elles vont tenter l’expérience de genres littéraires plus légitimés.

Elles vont aussi augmenter leur présence dans la sphère publique en multipliant leur implication dans les œuvres de charité et en faisant la promotion au sein de leurs tribunes dans les périodiques. Leur participation à ces événements était un moyen d’asseoir leur légitimité dans la sphère publique et cachait un projet de carrière ambitieux. Inscrites dans le monde journalistique efficacement grâce à leurs écrits, elles s’assurent une représentation publique doublée par une grande

participation aux activités de différentes associations professionnelles, patriotiques, caritatives ou qui faisaient la promotion des intérêts féminins, comme pour compenser l’audace de l’écriture publique. Fortes de cette double visibilité, celle acquise par les médias et celle que procurent les pratiques associatives publiques, un certain nombre de ces femmes ont ensuite fait leur entrée dans le monde des livres54.

Madeleine, tout comme ses consœurs, développe le capital nécessaire à la publication en livre de ses textes courts en investissant deux lieux qui lui sont ouverts, c’est-à-dire les œuvres de bienfaisance et les écrits féminins dans la presse. Cette sorte de passage obligé est une des conséquences de la logique d’un champ littéraire dans lequel les femmes avaient peu de place.

En parallèle à son travail de chroniqueuse, elle a participé aux efforts de plusieurs œuvres de charité. Entre autres, Madeleine a fondé en 1903 l’œuvre de l’Assistance Publique pour la protection des vieillards, des femmes et des sans-abri, avec l’aide de son futur mari. Elle s’occupe aussi de plusieurs œuvres de bienfaisance, entre autres pour l’Hôpital Notre-Dame et elle est présidente de la                                                                                                                

53 Chantal Savoie, « Pour une sociopoétique historique », art. cit., p. 4.

54 Chantal Savoie, « Madeleine, critique et mentor littéraire dans les pages féminines du quotidien

“La Patrie” au tournant du XXe siècle », dans Josette Brun [dir.], Interrelations femmes-médias dans

l’Amérique française, Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression

française en Amérique du Nord (CEFAN), « Culture française d’Amérique », Presses de l’Université Laval, 2009, p. 90.

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section française de la Croix-Rouge lors de la Première Guerre mondiale. Puis, elle a été membre fondatrice du Canadian Women’s Press Club (CWPC) en 1904 et a participé aux activités de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste (FNSJB)55.

Ses contemporains se moquaient allègrement de sa propension à constamment défendre la veuve et l’orphelin, autant par sa participation à de nombreuses œuvres de charité que dans ses écrits. Francœur, dans son Littérature... À la manière de..., paru en 1924, ne se gêne pas pour caricaturer les envolées piteuses de Madeleine qui appelaient la population à une plus grande miséricorde envers les moins fortunés. Il commence le faux article par un appel à l’aide afin de fonder de nouvelles œuvres caritatives aux noms de causes ridicules : « L’Amie du Pain, La Ligue contre la Vivisection des Lombrics ; la S.E.P.; enfin la Société pour la Protection, l’Instruction, l’Instrumentalisation et l’Aménagement des Enfants Infirmes, Idiots et Malchanceux56 ». L’invention par l’auteur de ces causes farfelues émane sans doute de la lassitude causée par les prières incessantes de Madeleine.

Francœur, dans une envolée caricaturale encore plus moqueuse, évoque la création d’un mouvement qui protégerait les écrivaines : « Ne pourrait-on pas former, puisqu’il en existe même pour les animaux, une Société Protectrice de la Femme de Lettres57 ? » L’auteur adoptant l’hyperbole et l’ironie pour se moquer de Madeleine, nous pouvons déduire qu’il ne voit pas la nécessité d’une telle mesure et juge plutôt que les écrivaines sont mieux traitées qu’elles ne le laissent entendre.

Il ne se gêne pas non plus pour évoquer que la supposée humilité que ces femmes réclament après avoir agi par pur dévouement ne leur est pas laissée. Elles doivent subir l’affront d’être mentionnée sur la place publique : « [E]lles s’exposent avec abnégation à tous les regards. Encore si le silence venait récompenser leur dévoûment[sic] ! Mais il faut que dès le lendemain leur humilité subisse l’étalage de leur nom et de leur toilette dans les colonnes des journaux.                                                                                                                

55 Pour plus d’informations sur son implication sociale, voir le mémoire de Matos-Andrade. 56 Louis Francœur, Littérature... À la manière de..., Montréal, Garant, 1924, p. 85.

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Voilà comme chez nous la vertu est reconnue58 ! » Il est clair que la propension de toutes ces femmes à réclamer l’anonymat alors qu’elles faisaient tout pour apparaître sur la sphère publique a quelque chose de fort contradictoire. Elles se disaient si humbles et modestes, alors que leurs actes trahissaient ce type de propos.

Madeleine va aussi refuser l’étiquette féministe, même si elle travaille toute sa vie à l’amélioration des conditions de vie de ses consœurs et qu’elle pourfend assez brutalement les mièvreries de certaines. Elle « évite de se définir ouvertement comme féministe, préférant garder ses distances par rapport à un mouvement qui, au début du siècle, ne rencontre que la suspicion du clergé et des tenants de l’idéologie officielle. Elle peut ainsi officier dans un domaine masculin59. » Dans la préface de Le long du chemin, Édouard Montpetit souligne, à propos du féminisme, qu’elle « parait l’ignorer. Peut-être même s’en écarte-t-elle par une répulsion instinctive60. » Cette vision est quelque peu naïve et simpliste, même si c’est l’étude approfondie, selon nous, qui fait ressortir la véritable nature des textes de Madeleine.

Une autre manière pour les femmes journalistes de justifier leurs écrits dans la sphère publique était de rappeler aux lecteurs un héritage qui faisait consensus. En construisant une filiation entre elles et la salonnière, les journalistes féminines canadiennes-françaises se donnaient une marge de manœuvre et transféraient ainsi sur leurs aînées ce qui pouvait poser problème dans leurs publications. Chantal Savoie expose que « [p]armi les nombreuses stratégies mises en œuvre par les femmes de lettres pour rendre l’écriture féminine acceptable et acceptée, celle qui consiste à s’inscrire dans la filiation d’une tradition littéraire féminine bien établie, tant sur le plan littéraire que sur le plan moral, est une des plus récurrentes et des plus efficaces61. » Le motif de la salonnière revient constamment au début                                                                                                                

58 Ibid., p. 86.

59 Hélène Turcotte, « Génétique littéraire québécoise », op. cit., f. 78.

60 Édouard Montpetit, « Préface », dans Madeleine, Le Long du chemin, Montréal, Imprimerie de la

Patrie, 1912, p. XII.

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du XXe siècle et il aide à renforcer la posture de la journaliste féminine. En plus de ne pas réclamer sa propre originalité, ce qui serait bien trop transgressif, celle qui s’inscrit dans la tradition salonnière se pose dans un mouvement déjà cautionné par les hommes, et ce, depuis longtemps. Savoie avance que l’on « peut considérer les premiers périodiques féminins comme des tribunes publiques dérivées de la pratique des salons62. » Cet espace de l’entre-deux, même s’il donnait l’impression d’une prise de parole publique, laisse la femme à l’écart.

Toutefois, la tradition de la salonnière donne l’occasion aux femmes de s’initier à la critique littéraire et de mettre à profit leur capital moral et social en le transférant en capital littéraire :

This literary criticism, while adhering to the practices of the women’s column, takes advantage, in a way, of the legacy of the French salonnières, transposing it to the media platforms to which Canadian women of letters then gained access. These were the circumstances in which a women’s literary expertise asserted itself and literary criticism by women in French Canada was gradually born63.

Madeleine connaît les avantages de tenir salon et Cindy Béland mentionne que « de toutes les journalistes canadiennes-françaises du début du siècle, c’est sans contredit [elle] qui mérite le plus le titre de salonnière. [...] À tous les littérateurs, [...] elle ouvre son salon, dans l’idée de faire grandir les lettres et la culture canadiennes64. » Ce rayonnement lui fait côtoyer des hommes qui occupent les avant-postes des lettres canadiennes-françaises, dont Olivar Asselin, Robert de Roquebrune ainsi que Jules Fournier65. Ces relations illustrent l’importance de la journaliste dans le monde de la presse puisqu’un certain capital symbolique était nécessaire afin de tenir salon.

                                                                                                               

62 Chantal Savoie, « Des salons aux annales », art. cit., p. 250.

63 Chantal Savoie, « Françoise, Literary Critic : editorial Reach and Discursive Strategies », dans

Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, vol. 36, n° 2, 2011, p. 22.

64 Cindy Béland, « Salons et soirées mondaines au Canada français : d’un espace privé vers

l’espace public », dans Pierre Rajotte [dir.], Lieux et réseaux de sociabilité littéraire au Québec, Québec, Nota bene, 2001, p. 98-99.

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Les restrictions imposées par le champ forcent les femmes journalistes à négocier une posture complexe dont la première qualité projetée est une modestie feinte. En se positionnant elles-mêmes dans les marges du littéraire, elles s’exposaient un peu moins à la critique.

Cette humilité est constamment inscrite dans leur posture et on repère largement cette qualité lorsqu’on analyse celle que s’est construite Madeleine. Julie Roy et Chantal Savoie remarquaient dans les écrits de notre journaliste « la présence d’une rhétorique de l’humilité, largement présente chez les femmes de lettres de son époque mais qui trouve son origine il y a plusieurs siècles66 ». C’est une véritable tradition que l’on entrevoit avec cette posture de modestie. Ce discours intériorisé de l’infériorité des femmes est répandu dans le discours des femmes de lettres, autant au Canada français, qu’en France et qu’aux États-Unis. Ces deux pôles influencent le champ littéraire canadien-français, le premier par le désir de filiation des Canadiens français ainsi que par son immense poids symbolique, et le deuxième par sa proximité physique et sa forte pénétration de notre paysage par ses produits culturels, entre autres ses magazines. Marc Angenot, dans sa large étude sur les discours en 1889 en France, révèle comment les femmes qui tendaient vers l’émancipation étaient démonisées67, elles qui osaient briser l’image traditionnelle du beau sexe : la vraie femme était littéralement en voie d’extinction68. En effet, sa grandeur résidait dans sa modestie et son silence69.

Lutes fait le même constat pour la presse américaine en exposant que les journalistes féminines doivent perpétuer le mythe de leur pureté virginale lorsqu’elles écrivent. C’est le cas notamment de celles qui pratiquent le reportage clandestin, un des champs où la féminité se trouve à être un avantage puisque la                                                                                                                

66 Julie Roy et Chantal Savoie, « De la couventine à la débutante : signature féminine et mise en

scène de soi dans la presse au XIXe siècle », dans Guillaume Pinson [dir.], Médias 19 : La lettre et

la presse : poétique de l’intime et culture médiatique, [En ligne].

http://www.medias19.org/index.php?id=318. [Texte consulté le 6 décembre 2012], [s.p.].

67 Marc Angenot, 1889 : Un état du discours social, Longueuil, Éditions du Préambule, 1989, p. 497. 68 Ibid., p. 485.

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sentimentalité est recherchée : on s’attend à des témoignages où les émotions sont promues dans des fleuves de pathétisme. C’est leur corps de femme qui leur permettra de rendre le reportage plus vivant, alors qu’elles visitent les bas-fonds des villes pour en décrire l’horreur. Néanmoins, elles doivent minimiser le courage apparent annoncé en rappelant régulièrement qu’elles exposaient au danger une chair immaculée jumelée à une naïveté intrinsèque : « Stunt reporters, as we have seen, carefully preserved the assumed virtue and sexual inviolability of the white, middle-class female body, thus containing their transgressions of cultural norms70. » En rappelant leur pureté, et par extension leur innocence, elles atténuent la menace qu’elles pourraient représenter. Cette posture leur garantissait une certaine protection quant à la critique.

Cette stratégie discursive va dans le même sens que ce qui se faisait au Québec, où les femmes devaient se nier pour ne pas faire peur aux hommes. Il y a donc nécessité, et non pas seulement au Canada français, d’affecter une innocence et un manque total d’intérêt personnel. Cette humilité, véritable ou composée, était une obligation pour les femmes de lettres si elles ne voulaient pas perdre leurs tribunes si chèrement acquises.

Ces gestes illustrent toutefois une forte tendance à reproduire un traditionalisme reproché aux femmes et qui a permis aux hommes qui ne désiraient pas partager avec elles la sphère publique de les rabaisser. Néanmoins, à la lecture des écrits de Madeleine dans La Revue moderne et sous l’impulsion des points de vue de Chantal Savoie dans l’article « Pour une sociopoétique historique des pratiques littéraires des femmes », nous croyons que tous ces gestes étaient faits dans l’idée de garder la tribune qu’elles avaient si difficilement réussi à avoir. Le prix à payer était un conservatisme discursif. Le champ littéraire canadien-français encourage donc les femmes à présenter un conservatisme de circonstance, ce qui s’est traduit par une posture généralisée d’auteure peu aventureuse et qui semblait aimer les genres littéraires peu célébrés par                                                                                                                

70 Jean Marie Lutes, Front page girls, women journalists in American culture and fiction : 1880-

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