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II. Les chapeaux de la directrice

II.VI. Myrto : Le masque de retour

Parmi les entités de Madeleine qui ne se réfèrent pas directement à un titre éditorial, nous désirons d’abord discuter de l’apparition de Myrto, étant donné sa création ultérieure à celle de La Revue moderne. Cette signature n’apparaît que trois fois dans notre corpus, et ce, dans les livraisons de mai, octobre et novembre 1920. Madeleine devait savoir que ce masque ne la dissimulerait pas vraiment, étant donné les révélations faites par Camille Roy treize années auparavant.

À la lumière de ces faits, l’apparition de Myrto dès le septième numéro, soit celui de mai 1920, paraît surprenante puisque le pseudonyme, ne cachait plus que

partiellement la journaliste. L’hypothèse la plus probable est qu’il s’agissait simplement d’un moyen pour Madeleine de publier un texte supplémentaire dans le magazine sans que les lecteurs moins informés le sachent, même si le texte n’a rien de particulièrement choquant.

Cette apparition de Myrto en mai 1920 est d’autant plus significative que dans le numéro précédent, Madeleine est évincée de l’éditorial et a le deuxième texte. Qui plus est, au lieu d’une page complète, qui déborde parfois sur la suivante, elle n’a droit qu’à une colonne située à la fin du premier texte. Elle y défend « Nos méthodes et les autres.. [sic]104 », en référence à deux articles controversés du précédent numéro. Le texte qui tient alors lieu d’éditorial porte sur Wilfrid Laurier et est très élogieux. Outre le numéro de mars 1921, c’est la seule fois que Madeleine n’est pas l’auteure du premier texte durant les quatre premières années de La Revue moderne. En effet, c’est Luc Aubry qui le signe.

Dans l’éditorial de la livraison de mars 1920, « La liberté littéraire105 », elle discourt avec véhémence sur la nécessité d’une plus grande liberté artistique pour les auteurs d’ici. Néanmoins, nous croyons que c’est le texte liminaire des pages féminines qui a dû causer le plus de remous puisque Madeleine y discute du droit de vote des femmes aux élections provinciales. On s’attendrait à trouver dans ce lieu du magazine une chronique féminine portant sur des thématiques de la sphère privée et concernant la vie au foyer, ce qui n’est pas le cas, étant donné que la journaliste y parle de politique. Madeleine avance que « l’exclusion des femmes du Québec des affaires gouvernementales priverait la race d’une force immense. Les imbéciles seuls peuvent plus longtemps s’obstiner. Et le Québec ne connait pas les imbéciles106 ! » Cette façon détournée d’injurier les opposants au vote féminin ne laisse planer aucun doute sur les intentions de l’auteure et ce n’est pas la panoplie de phrases qui évoquent la crainte à l’idée d’aller aux urnes qui détournent le vrai sens du texte. En effet, lorsqu’elle écrit qu’en allant voter, « [e]lle y fera son devoir, mais [que] ce devoir lui paraîtra autrement plus difficile que tous                                                                                                                

104 Madeleine, « Nos méthodes et les autre..[sic] », dans La Revue moderne, avril 1920, n° 6, p. 11. 105 Madeleine, « La liberté littéraire », dans La Revue moderne, mars 1920, n° 5, p. 7.

ceux, discrets et modestes, dont elle a la douce et simple accoutumance107... », la remarque est trop exagérée pour être prise au premier degré. Puis, comme elle le fait souvent, la phrase se termine par des points de suspension, comme pour laisser traîner l’idée, faire réfléchir le lecteur sur la véritable intention des propos tenus.

Se mêlant publiquement de politique, la journaliste utilise un ton pamphlétaire qui en dit long sur ce qu’elle pense des opposants au vote universel :

Cela nous ennuie de voter, mais nous voterons ! Nous ne pouvons renoncer à une parcelle de notre autorité, à un atome de nos droits ! Le devoir sera rude. N’hésitez pas Messieurs les députés, à nous le confier ! Nous sommes dignes de le remplir ! D’ailleurs, nous considérons comme des traîtres et des parjures, ceux qui, pour l’amour du rayon bleu, laisseront s’amoindrir d’un iota la part que la province de Québec réclame dans les destinées canadiennes108 !

La répétition des « nous » et de « nos » crée un rythme qui rappelle la harangue, et la répétition du point d’exclamation est évocatrice de la force avec laquelle Madeleine voulait transmettre ses idées, considérant que cinq des six dernières phrases du texte se terminent par ceux-ci. Elle n’y va pas de main morte non plus en utilisant les termes « traîtres » et « parjures ». Cette finale rappelle les techniques recensées par Marc Angenot sur la polémique politique dans la presse. Angenot mentionne que « la péroraison sera un appel à l’action sur les thèmes de “le moment est décisif” et “il faut en finir”. Après le conte d’horreur, l’exhortation civique sublime, toujours connotée d’urgence109. » C’est exactement ce que l’on retrouve dans le passage cité ci-haut et la citation choisie par Angenot pour illustrer le phénomène comporte elle aussi plusieurs points d’exclamation en un peu plus de trois lignes110.

À l’inverse, la chronique « L’Entre-nous » du numéro suivant (avril 1920) a pour sujet la déchéance des jeunes filles qui se laissent aller à des modes                                                                                                                

107 Id. 108 Id.

109 Marc Angenot, 1889 : Un état du discours social, op. cit., p. 543. 110 Id.

immorales lors de leurs sorties nocturnes. La journaliste retourne à des sujets plus convenables pour une chronique féminine, ce qui respecte l’horizon d’attente des lecteurs de l’époque. Elle finit tout de même son texte, occupé au tiers par une lettre d’amie, avec une saillie qui paraît entachée de frustration : « Je n’ai rien à ajouter à une telle lettre. La parole doit maintenant tomber de plus haut111 ! » La chroniqueuse montre que sa vertu a été entachée par la polémique qui a suivi ses textes du numéro de mars 1920 (ce qu’elle mentionne aussi dans « Nos méthodes et les autres..112). Cette finale porte à croire que la décision de ne pas rédiger l’éditorial n’est pas d’elle, même si c’est elle qui occupe le siège de directrice. En conséquence, l’apparition de Myrto est la bienvenue dans le numéro de mai 1920, ainsi que dans ceux d’octobre et de novembre 1920, afin de créer un nouvel espace discursif.

Chaque portrait porte sur une artiste qui mène une belle carrière à l’extérieur de son foyer et les trois sont avantageusement accompagnés de photos de la dame dont il est question. « Deux grands artistes » montre une photo du studio d’Issaurel et une autre du salon studio de La Palme. « Une grande artiste : Mademoiselle Victoria Cartier » est flanqué d’un portrait de la dame et de deux photos de l’intérieur de sa résidence. Dans la même veine, « Une gardienne de la langue française : Mademoiselle Idola Saint-Jean » présente une photo de l’enseignante dans son cabinet de travail, parfaitement rangé. On peut supposer que le dévoilement de l'impeccable intérieur de leur maison, qui évoque qu’elles continuaient donc à prendre soin de leurs tâches traditionnelles, excusait en quelque sorte leurs aventures à l’extérieur de la sphère privée. Myrto établit un effet de mise en scène en faisant dialoguer texte et photographie, un procédé aussi utilisé par Luc Aubry et Madeleine.

Il nous apparaît clair que Madeleine travaille à construire une tradition de femmes qui ont du succès. Elle le fait tout au long de sa carrière de journaliste et cette volonté culmine dans la publication d’une anthologie en 1938, Portraits de                                                                                                                

111 Madeleine, « L’Entre-nous », dans La Revue moderne, avril 1920, n° 6, p. 27. 112 Madeleine, « Nos méthodes et les autre.. », art. cit., p. 11.

femmes, qui célèbre de grandes femmes qui ont marqué l’histoire du Canada. L’utilisation du pseudonyme, dans le cas présent Myrto, permet de multiplier le nombre d’auteurs qui travaillent à cette cause, de désingulariser la journaliste dans les pages de son propre magazine et d’éviter les critiques constamment dirigées vers Madeleine, principale signature d’Anne-Marie Gleason-Huguenin.

Le premier article de Myrto porte sur deux artistes de renommée internationale, Salvator Issaurel et Béatrice La Palme. Le texte donne la belle part à la chanteuse, la présentant en premier et mettant l’accent sur celle-ci puisque des neuf paragraphes du texte, cinq lui sont exclusivement dédiés, deux le sont au couple et deux au mari. Issaurel, sauf les quelques commentaires sur sa carrière, est présenté principalement pour son rôle de mari de La Palme qu’en tant que sujet lui-même. Il est une fonction et non l’objet d’une description détaillée et élogieuse, comme l’est la chanteuse. C’est elle, la femme, qui est le sujet actif du texte et des phrases : « [n]otre brillante Canadienne-française avait rencontré au cours de ses pérégrinations, un grand artiste ; ils se comprirent et s’aimèrent, en chantant ‘‘Faust’’ et ‘‘Carmen’’113. » C’est elle la voyageuse intrépide qui pose l’action alors que Madeleine aurait très bien pu évoquer leur rencontre à l’aide de la troisième personne du pluriel.

La seconde apparition de Myrto reprend la structure du premier article qu’elle signe, sans toutefois être particulièrement féministe ou progressiste. Cette fois, Myrto se concentre sur Victoria Cartier et met curieusement autant d’accent sur sa vie de musicienne sous les feux de la rampe que sur sa carrière de professeur, un métier plus convenable pour les femmes. Myrto l’illustre comme préférant les rôles traditionnels de la femme, perpétuant la posture de Madeleine. Lorsqu’elle parle des préférences de Cartier, elle avance que

[m]algré toute la gloire moissonnée dans les concerts, récitals et conférences, c’est encore dans sa classe de piano que Mademoiselle Cartier nous apparaît la plus heureuse. C’est que le professorat est vraiment sa carrière. Là, elle

                                                                                                               

113 Myrto (pseudonyme de Madeleine), « Deux grands artistes », dans La Revue moderne, mai

peut exercer tout le dévouement de son cœur; là, elle a l’impression de communiquer à d’autres âmes tout ce qui vibre en la sienne, d’ardent et de profond ; là, elle prolonge son art, presqu’à l’infini114...

Ces termes renvoient à l’image conservatrice de la femme qui préfère l’ombre aux feux de la rampe.

À l’inverse, « Une gardienne de la langue française : Mademoiselle Idola Saint-Jean » est un long requiem sur la force des femmes. Le sujet de l’article est aussi une femme qui ne s’est pas mariée, une « célibataire, par choix115 » et une suffragette radicale. Myrto ne mentionne pas ce pan de la vie de Saint-Jean, même si c’est une activité pour laquelle elle s’est démenée, ce qui nous paraît singulier quand on connaît les idées de Madeleine sur le vote féminin. Néanmoins, elle est une femme moderne, exemplaire aux yeux de Madeleine, qui en fait un hommage dithyrambique.

L’article relate les moments importants de la carrière de Saint-Jean et fait la part belle à ses qualités. Madeleine souligne particulièrement les côtés de sa vie qui concernent son progressisme, comme lorsqu’elle mentionne que

[d]ans tous les mouvements intellectuels et sociaux, vraiment intéressants et progressifs, nous avons trouvé Mademoiselle Saint-Jean, attentive et dévouée, prête à seconder des succès qui lui semblaient nécessaires à l’avancement de la race. Car il faut le dire aussi, cette femme brillante est une ardente patriote, et le désir grave et profond de contribuer à l’éducation des siens l’a toujours inspirée et guidée116.

Madeleine y mêle des qualités qui faisaient peur à l’élite dirigeante conservatrice de l’époque : l’intellectualisme chez la femme et le progressisme. Toutefois, comme pour contrebalancer le coup, elle rappelle ses qualités féminines : être                                                                                                                

114 Myrto (pseudonyme de Madeleine), « Une grande artiste : Mademoiselle Victoria Cartier », dans

La Revue moderne, n° 12, octobre 1920, p. 21

115 Diane Lamoureux, « Idola Saint-Jean et le radicalisme féministe de l’entre-deux-guerres », dans

Recherches féministes, vol. 4, n° 2, 1991, p. 46.

116 Myrto (pseudonyme de Madeleine), « Une gardienne de la langue française : Mademoiselle

attentive, dévouée, patriote, éprise de l’éducation des autres, et elle met particulièrement l’accent sur ses qualités nationalistes. Lorsqu’elle parle de sa carrière dans l’enseignement à l’Université McGill, Myrto écrit le titre « professeur » en italique, comme pour mieux souligner que l’on ne féminisait pas ce titre.

Tout ce que nous venons de discuter reste modéré en comparaison des deux derniers paragraphes du texte, qui présentent sans équivoque l’idéologie de la journaliste. Sous le couvert d’un certain anonymat conféré par la signature, elle se laisse aller à publier des pensées plus personelles sur le monde en transition dans lequel elle vit. Ces idéaux sont habituellement perceptibles, mais cette fois-ci, sa vision du monde pour les femmes est écrite noir sur blanc :

Cette vie féminine est un exemple qui devrait remonter tous les courages vacillants, et guérir toutes les craintes timides ; elle atteste supérieurement combien la femme qui sait vouloir, se défend contre l’adversité, et de quelle façon elle dompte le sort. Mademoiselle Saint-Jean du jour au lendemain, sans préparation spéciale, ne possédant que son talent et son courage, a su s’élever à une situation intellectuelle et matérielle des plus enviables, et cela sans bruit et sans heurt, en dominant les écueils et les embûches, en dominant la vie et ses laideurs de toute sa hautaine morale, de son élégante supériorité. Mademoiselle Saint-Jean est donc essentiellement ce que les Anglais appelleraient une ‘‘self-made Woman’’, et nous l’en félicitions vivement et simplement, avec la nette conviction que l’énergie féminine est une force immense qui s’affirme de plus en plus dans la vie moderne, énergie que certains hommes faibles et paresseux s’appliquent à railler, sans que leurs quolibets empêchent la vaillante femme de nos jours de courir vers le progrès, sans craindre ni l’étude, ni le travail, même le découragement, avide d’enrichir son intelligence, de meubler son esprit, et d’affermir sa vocation dans les domaines les plus variés117.

Madeleine parle d’indépendance intellectuelle et financière, deux des facteurs qui forçaient certaines femmes à rester sous la tutelle d’un homme. Elle évoque aussi le manque d’éducation de Saint-Jean, une carence qui a été compensée par les qualités intrinsèques de l’artiste et son « élégante supériorité ». Ce dernier commentaire est typique de l’écriture de Madeleine, qui aime joindre la beauté à un                                                                                                                

trait de personnalité, comme pour joindre la qualité physique, si valorisée, à un trait de caractère enviable.

On trouve aussi dans ses deux paragraphes l’affirmation d’un progrès et d’une « vie moderne » pour les femmes des générations présentes et futures, ce qui est tout à fait dans les cordes de Madeleine. Elle rappelle toutefois l’importance du travail acharné mené dans une visée d’émancipation et d’indépendance par l’intellectualisme, une meilleure éducation et des prises de décision menées par la réflexion. La page se termine par des citations118 que Madeleine affectionne. Elles amènent un renforcement des thèses défendues dans l’article sur Saint-Jean.

Dans la foulée des derniers paragraphes, ces citations traitent de liberté. Une après l’autre, elles rappellent le désir d’émancipation dont traite le texte de Myrto. La deuxième est celle qui renvoie le plus directement à la condition des femmes qui, confinées au foyer, ne connaissent pas les possibilités qu’offre le monde. La troisième citation rappelle la fin de l’article qui affirme la nécessité de poser des actes et d’arrêter d’en discuter. C’est un leitmotiv de la journaliste, qui a intitulé l’éditorial du troisième numéro « Moins de paroles, des actes119 ! ». Cette pensée revient fréquemment dans les écrits de Madeleine, ce que Luc Aubry mentionne : « [l]’application de ce motto intelligent et plein de tact devrait être à la base de tout programme féminin ‘‘Parlons peu et agissons beaucoup120.’’ » Enfin, la pensée arabe parle de femmes au grand caractère indomptable. Madeleine travaille toujours vers une émancipation des femmes et ces textes témoignent de cette volonté.

La page complète de Myrto fait donc la promotion de la femme en tant qu’entité forte et indépendante, capable de se battre pour sa liberté, si elle en a la volonté. Il est certain que l’apologie de l’artiste se devait d’être sincère, mais la finale tend à nous faire penser que Madeleine se sert de cet article pour passer des points de vue qui lui tenaient à cœur. Le but de l’article n’est donc pas de                                                                                                                

118 Voir Annexe II.

119 Madeleine, « Moins de paroles, des actes ! », dans La Revue moderne, janvier 1920, n° 3, p. 7. 120 Luc Aubry (pseudonyme de Madeleine), « Les Échos », dans La Revue moderne, mai 1921,

seulement faire l’éloge de Saint-Jean, mais d’utiliser cet éloge comme véhicule idéologique. Tout ce qui concerne le féminisme n’y est pas dit ouvertement, mais tout lecteur qui connaissait le dévouement de Saint-Jean envers la cause des femmes savait ce qu’il fallait lire entre les lignes.

Ce texte est attrayant par les thèmes qui y sont présentés et par la manière dont ils le sont. Il est le dernier signé par Myrto dans notre corpus. Comme dernière sortie, Madeleine l’a utilisé à bon escient en écrivant sous sa plume des idéaux très modernes que l’éditrice ne se permet pas si ouvertement, ou du moins, que trop rarement. Myrto vient de jouer son rôle dans la toile de la directrice : elle la désingularise en étant une plume supplémentaire qui fait la promotion du progrès.