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II. Les chapeaux de la directrice

II.III. Les pseudonymes de Madeleine

Madeleine, à l’image de ses contemporaines, utilise un pseudonyme pour ses articles et son prénom civil semble avoir été tout simplement jeté aux oubliettes, sinon fusionné à cette identité littéraire. Bernard Viret relève dans l’introduction de Pseudonymes québécois qu’il trouve quelque peu curieux que les auteurs, au moment où ils réclament une place dans la sphère publique en publiant, se refusent de la reconnaissance en se murant dans l’anonymat80.

En fait, l’utilisation d’un nom de plume était une pratique institutionnelle et « [p]our les femmes, l’usage du pseudonyme perdure jusqu’au tournant du XXe siècle et au-delà, à la fois en tant que moyen de voiler leur identité privée et de se créer une identité publique81. » Le pseudonymat est constitutif de la posture des écrivaines de la génération de Madeleine et « signer au féminin entraîne le devoir de faire preuve de modestie afin d’obtenir la protection nécessaire à sa prise de parole et de se réapproprier l’identité féminine mise en péril par son apparition sur la scène publique82 ». Le collectif CLIO avançait aussi que le pseudonyme avait l’avantage de donner une voix aux femmes qui le désiraient, même si cette pratique perpétuait leur exclusion officielle du champ littéraire83.

Loin d’être seulement un frein à leur créativité et à leur percée dans la sphère publique, Chantal Savoie notait que « les femmes de lettres utilisent surtout les pseudonymes-prénoms comme un label84 », comme une image de marque. Cela peut expliquer l’en-tête de la table des matières de La Revue moderne qui présente la directrice comme étant « Madame Huguenin (Madeleine) ». La                                                                                                                

80 Bernard Vinet, Pseudonymes québécois, Québec, Éditions Garneau, 1974, p. IX. 81 Julie Roy, « Apprivoiser l’espace public », art. cit., p. 65.

82 Ibid., p. 78.

83 Collectif CLIO (Micheline Dumont, Michèle Jean, Marie Lavigne et Jennifer Stoddart), L’histoire

des femmes, op. cit., p. 308-309.

84 Chantal Savoie, « Persister et signer : les signatures féminines et l’évolution de la

reconnaissance sociale de l’écrivaine (1893-1929) », dans Voix et Images, vol. 30, n° 1, 2004, p. 70-71.

précision entre parenthèses révèlerait que notre journaliste voulait être certaine de profiter de la reconnaissance qu’elle avait su acquérir sous cette dénomination pour faire la promotion de son magazine. Elle dévoile que la directrice désirait que la portion de son lectorat qui ne connaissait pas cette dualité puisse la reconnaître.

Elle joint donc son prénom d’écrivaine au nom de famille de son mari qu’elle a adopté lors de leur mariage, alors que « le pseudonyme représente un masque protecteur qui permet aussi de se démarquer du père ou du mari : il possède le double avantage de préserver le nom de famille tout en permettant aux femmes de s’en affranchir85. » Madeleine fait le contraire en joignant son identité civile, propriétaire du périodique, au masque construit par sa posture d’écrivaine. Cette fusion témoigne de l’absence d’anonymat lié au pseudonyme de l’artiste : le lectorat sait majoritairement qui elle est au moment où la revue est créée et elle assume pleinement cette identité publique. Ce pseudonyme n’a alors que la fonction d’être la signature associée à certains textes.

Matos-Andrade, dans son mémoire sur Madeleine, mentionne que la signature Madeleine est introduite pour la première fois en mai 1897 dans Le Monde Illustré de Montréal. Puis, c’est au tour de Myrto, prénom féminin d’origine grecque, d’être utilisé dans Le Journal de Rimouski à partir de l’été 1899. Madeleine va définitivement devenir l’appellation principale de la journaliste lorsqu’elle remplace Françoise à La Patrie. Fait intéressant, elle avait commencé son travail de chroniqueuse au quotidien en signant Myrto : les plus vigilants auront donc pu comprendre assez tôt qui se cachait derrière cette dénomination, car la même écriture était en conséquence toujours présente dans le journal. Camille Roy, dans ses Essais sur la littérature canadienne, publiés en 1907, avoue que s’il est « bien informé, elle n’est pas étrangère à cette Myrto qui règne au Nationaliste86. » Dès le début de sa carrière, Madeleine multiplie sa présence dans le champ littéraire en utilisant plusieurs signatures, une pratique omniprésente dans La Revue moderne. Malgré sa grande notoriété, elle peut continuer à                                                                                                                

85 Hélène Turcotte, « Génétique littéraire québécoise », op. cit., f. 93. 86 Camille Roy, Essais sur la littérature canadienne, op. cit., p. 172.

discourir subversivement tout en préservant Madeleine, la posture qu’elle incarne dans le champ littéraire canadien-français.

Pour ce qui est de Luc Aubry, Matos-Andrade n’est pas certaine qu’il est bel et bien un pseudonyme de Madeleine et avance qu’il serait plutôt le résultat d’une collaboration87. À l’inverse, les chercheurs Hélène Turcotte, Bernard Vinet et Marie-Josée des Rivières considèrent qu’elle est la personne qui se cache derrière ce pseudonyme et nous nous rallions à leur avis. Nous croyons que certaines caractéristiques formelles le démontrent, surtout que les tics d’écriture de notre journaliste sont présents dans les pratiques de Luc Aubry. Ce nouveau pseudonyme apparaît en même temps (janvier 1921) que la pratique de la double signature, l’une étant située dans l’en-tête, l’autre dans le bas de la page.

Luc Aubry reprend aussi la rubrique « Celles qui nous font honneur », pensée comme un hommage aux femmes, et la transforme en « Ceux qui nous font honneur ». Dans cette rubrique, les femmes des hommes retenus sont toujours présentées avantageusement, soit par des commentaires sur leur exemplarité morale, soit par des photos qui soulignent leur beauté.

Les trois variantes que sont La Directrice, La Direction, La Rédaction et L’Administration vont revenir fréquemment dans de courts paragraphes, mais jamais dans le cadre d’articles de fond. Elles ne font que commenter brièvement ici et là des articles ainsi que les gravures, mais ont surtout des tâches « administratives ». Elles vont principalement parler de la « cuisine » de la revue : faire la promotion de certains articles à venir, commenter l’esthétisme de la revue, mais surtout discuter des abonnements et des très importants paiements de la revue. Néanmoins, c’est le clivage entre Madeleine la directrice et Madeleine l’éditorialiste et chroniqueuse que nous retenons puisque chacune parle de l’autre à la troisième personne du singulier comme si elles étaient deux personnes différentes. Cette dualité est le moteur de cette polyphonie que Madeleine pratique dans sa revue, et elle lui donne l’opportunité de justifier le travail de l’une et l’autre.

                                                                                                               

La typographie des signatures change constamment, et ce, pour tous les types de textes qu’elle signe. On retrouve tantôt le nom en lettres majuscules de taille identique, tantôt avec l’initiale de taille plus grande que les autres lettres. L’italique est aussi utilisé à l’occasion, tout comme le point à la fin de la signature. L’emplacement varie aussi : le nom est parfois au début du texte en en-tête et parfois à la fin. Lorsqu’il est placé en en-tête sous le titre, en majuscules et centré en plus, comme pour l’éditorial88 du numéro de décembre 1919, il est clair que la journaliste mise sur son avantageux statut pour générer de l’intérêt. Le message est clair : le texte qui suivra porte l’empreinte de Madeleine et son nom au haut du texte représente une insistance concrète.

Il y a aussi un bon nombre de cas où l’on trouve « Par Madeleine » ou « Par Luc Aubry » en en-tête et il arrive aussi que le texte soit signé à la fin. Cette double présence du nom met encore plus l'accent sur l’auteur des lignes, comme pour s’assurer que le lecteur ne le ratera pas, particulièrement lorsque le doublon est à l’intérieur d’une même page. Il faut noter que cette pratique apparaît en même temps que Luc Aubry dans les pages du quinzième numéro. Les effets polyphoniques vont de plus s’accentuer à partir de ce numéro. Visuellement, le nom de la journaliste apparaît plus fréquemment même si elle ne signe pas plus d’articles, et le nombre de ses textes publiés va aussi en augmentant grâce à ses différentes entités.