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Luc Aubry : la voix libérée de Madeleine

II. Les chapeaux de la directrice

II.VII. Luc Aubry : la voix libérée de Madeleine

Après la courte apparition de Myrto dans les pages de La Revue moderne, c’est au tour de Luc Aubry d’être appelé en renfort et d’avoir un rôle à jouer dans la mosaïque de la directrice.

Il apparaît dans le quinzième numéro (15 janvier 1920) et sera présent dans 88% des numéros suivants qui forment notre corpus, n’étant absent que des pages de sept numéros (juillet 1921, août 1921, février 1922, mars 1922, juillet 1922, août 1922 et août 1923). Grâce à ce pseudonyme, Madeleine peut compter sur une double signature, présente dans un grand nombre de livraisons de la revue, et parfois davantage lorsque sont convoqués d’autres pseudonymes.

Luc Aubry est celui qui s’occupe des « Échos », de petits articles sur deux ou trois colonnes qui commentent certaines actualités locales, nationales et internationales. Ces nouvelles sont entassées les unes sur les autres et leur police est généralement plus petite de plusieurs points que celle des autres articles. La taille réduite des caractères et la juxtaposition serrée des textes constituent un camouflage parfait pour glisser ici et là des propos subversifs. Le ton y est généralement badin, mais se durcit souvent lorsqu’il est question de l’affirmation de la culture canadienne-française. Luc Aubry traite ouvertement de politique tout en

commentant la cause des femmes, comme si ce pseudonyme était investi d’une personnalité masculine progressiste, plébiscitant l’égalité entre les sexes.

À l’instar de Myrto, Luc Aubry sert à pallier le manque de liberté de parole de Madeleine. La signature apparaît après la publication de textes controversés dans le numéro précédent. Dans le numéro treize (15 novembre 1920), Madeleine présente deux textes irrévérencieux, son éditorial ainsi que sa chronique féminine. Les deux sont fort progressistes et ne se gênent pas pour critiquer les autorités.

L’éditorial « Ramassons des armes121 » discute de la nécessité d’apprendre l’anglais à l’école le plus tôt possible, afin d’améliorer le sort de la race et de permettre à l’élite canadienne-française d’aspirer à des postes indisponibles sans une bonne connaissance de la langue de Shakespeare. On y prêche également un meilleur apprentissage du français, comme l’a rappelé Annette Hayward : « tout en s’opposant à un régionalisme exclusiviste, La Revue moderne […] prône plutôt l’union de toutes les forces intellectuelles du Canada français et la nécessité de dépasser les querelles de chapelles122. »

La chronique féminine porte sur le meurtre abominable d’une jeune fille, mais surtout sur l’incapacité des forces policières à retracer les coupables de pareils crimes. Madeleine commence par commenter ce fait divers pour ensuite avancer ses propres conclusions. Si elle adopte un point de vue maternel, elle se commet en revanche sur une question qui ne devrait pas être un sujet de discussion public pour elle : la compétence du corps policier. Elle n’y va pas de main morte et écrit que « [l]a police si dévouée soit-elle ne trouve jamais. Si vraiment nos policiers sont inaptes à de telles tâches, qu’on leur donne de l’aide123. » La fin d’article est encore plus probante alors qu’elle enjoint les femmes à comprendre « que ces crimes sont autrement plus épouvantables que tous les autres, il faut qu’elles sentent la nécessité d’en réclamer la vengeance absolue et prompte. Il faut que les mères défendent leurs enfants124. » Par de tels propos, elle                                                                                                                

121 Madeleine, « Ramassons des armes », dans La Revue moderne, novembre 1920, n° 13, p. 9. 122 Annette Hayward, La querelle du régionalisme au Québec (1904-1931)., op. cit., p. 354. 123 Madeleine, « Justice », dans La Revue moderne, novembre 1920, n° 13, p. 31.

encourage les femmes à prendre tribune, donc à prendre la parole dans la sphère publique pour réclamer vengeance elles-mêmes.

Valdombre (pseudonyme de Claude-Henri Grignon) revient en 1940 sur cet article et n’est pas doux avec Madeleine. Il utilise cette chronique pour juger du tempérament de l’auteure et met en parallèle les jugements qu’elle y expose à ceux qu’elle adoptait dans le courrier des lecteurs :

Il est vrai que notre bas bleu garde toujours une bonne couche de féminisme sur le corps et qu’elle a horreur des hommes. Grand bien lui fasse ! Ce que nous comprenons moins, cependant, c’est de la voir recommander la charité chrétienne à une certaine correspondante, tandis qu’elle-même, elle peut se passer des vertus chrétiennes lorsqu’il s’agit de punir les hommes. Les maudits hommes, qu’ils aillent tous au feu éternel !

Quelle logique lumineuse, capable de mettre en joie tout un voilier de butors125 !

La critique est très acerbe et dans la lignée des propos que tenait Grignon sous le pseudonyme Valdombre. Les idées qu’il mentionne sont imprégnées de l’intransigeance qui était la marque de commerce des Pamphlets.

Cette réaction de Grignon appuie notre hypothèse selon laquelle le numéro treize de la revue comptait deux articles suffisamment controversés pour que la place réservée à Madeleine dans les numéros subséquents soit réduite. Il s’avère qu’elle ne publie pas d’éditorial dans le numéro quatorze (décembre 1920) et que sa chronique liminaire des pages féminines est un conte de Noël pour enfants. Il semble que Madeleine ait voulu s’effacer dans ce numéro et s’en tenir à des textes sans portée idéologique. À l’inverse, la chronique de Noël de l’année précédente (décembre 1919) avait une portée ironique. Elle faisait un portrait de femme qui faisait « la part du pauvre » beaucoup trop naïf pour être prise à la lettre.

La présence de la journaliste dans ce numéro est donc bien mince. La création de Luc Aubry lui permet en conséquence d’assumer de nouvelles responsabilités dans les livraisons suivantes. Le pseudonyme masculin lui donne                                                                                                                

une latitude qu’elle n’aurait pas eue sous ses noms d’emprunt habituels ou si elle avait choisi un autre nom de plume féminin. La multiplicité des pseudonymes sert bien la cause de notre journaliste, car elle lui donne la chance de s’exprimer dans un contexte généralement défavorable aux opinions trop avancées sur les femmes. Dès l’arrivée des « Échos », Madeleine se libère en posant sur papier des nouvelles à caractère féministe qui ne trompent pas sur leur intention. La sixième nouvelle qui est commentée porte sur l’élection d’une mairesse en Oregon, aux États-Unis : « Le Féminisme [sic] n’est pas partageux. À Youcalla [sic], les électrices ont élu une mairesse, des “échevines” et tous les officiers et fonctionnaires du gouvernement municipal. “Après tout” a dit une des élues -- “Nous ne pourrons pas plus mal faire que les hommes qui nous ont précédées.” Et c’est malheureusement vrai126. » Une telle nouvelle commentée de cette façon dévoile une plume libérée de contraintes puisque le ton moqueur est sans équivoque. La saillie finale qui utilise l’adverbe « malheureusement » révèle un ton sarcastique sur l’exclusivité du pouvoir politique qui était placé entre les mains des hommes. En fait, il nous apparaît très surprenant qu’un homme ait pu proposer de telles idées en condamnant unilatéralement son propre sexe. C’est là que réside le pouvoir du pseudonyme Luc Aubry puisqu’il donne l’impression d’une voix masculine cautionnant le mouvement féministe. Tout comme c'était le cas pour Myrto, sa plume s’ajoute à celle de Madeleine pour parler de la nécessité de l’émancipation des femmes. Enfin, au contraire de ce qu’évoquaient quelques critiques du temps, Madeleine semble très au fait de ce qu’est le féminisme, en particulier car elle use elle-même du terme et en fait l’éloge.

À la deuxième apparition de Luc Aubry (février 1921), la journaliste se permet de nouveau des commentaires progressistes qui égratignent les hommes et ces « Échos » discourent encore plus sur la condition féminine. Elle y réclame, dans le troisième article, qu’on examine un docteur qui avait fait interner une pauvre femme qui s’avérait finalement avoir toute sa tête. La quatrième nouvelle                                                                                                                

126 Luc Aubry (pseudonyme de Madeleine), « Les Échos », dans La Revue moderne, janvier 1921,

est par contre plus savoureuse en ce qu’elle présente la femme comme l’esclave de son mari et évoque un projet de loi du Kansas. La proposition concerne la journée de travail et se concentre sur le rapport entre mari et femme, trop près de ce qu’il y a entre le patronat et les employés. La courte dépêche se termine par un jugement voulant que « [s]i les 3 huit sont bons pour les hommes, ils le sont également pour les femmes. C’est [sic] pas toujours les mêmes qui doivent se lever les premiers et se coucher les derniers127. » La journaliste se permet autant de commenter la nouvelle que de faire valoir que la femme confinée dans la sphère privée est l’esclave de son mari, étant responsable du foyer. L’oralité provoquée par l’omission de la double négation donne un côté réaliste à l’affirmation.

Puis, dans la sixième nouvelle, Luc Aubry écrit que « M. Asquith aura eu toutes les gloires : celle [sic] d’avoir été premier-ministre de l’Empire Britannique et d’être le mari d’une femme de lettres dont le dernier ouvrage occupe tous les gens qui lisent dans cet empire128 ». Il renverse la situation pour élever la femme de lettres au-dessus de son mari, malgré le rôle politique de premier plan qu’il occupe. Il est à noter que le reste de l’article porte sur le livre de la dame et non pas sur son mari, comme le début de l’article poussait à le croire. En comparant sa carrière et son rôle d’époux, Madeleine donne la même valeur au rôle politique qu’à la fonction de conjoint d’une grande écrivaine, deux situations qui n’ont pas du tout la même charge symbolique.

Madeleine va aussi utiliser les « Échos » comme un lieu flexible où elle peut insérer des textes, même s’ils n’ont pas de liens apparents avec la ligne directrice habituelle de cette rubrique. La page de Luc Aubry du numéro vingt-cinq (novembre 1921) débute par une rectification demandée par Olivar Asselin quant à des erreurs de grammaire qui se sont glissées dans ses textes du numéro précédent. Toutefois, la lettre est adressée à La Directrice, et non pas à Aubry. On se demande alors pourquoi cet écrit est placé sous l’en-tête qui réunit « Les                                                                                                                

127 Luc Aubry (pseudonyme de Madeleine), « Les Échos », dans La Revue moderne, février 1921,

n° 16, p. 26.

Échos ». La lettre d’Asselin y est retranscrite et est suivie d’une « Note de la Directrice ». Son contenu ne propose rien de particulier, c’est plutôt cette présence de La Directrice dans les « Échos » qui est surprenante. Elle l'est d’autant plus qu’il s’agit du premier texte et que celui-ci est publié dans une police plus grande que le reste des nouvelles, ce qui lui confère une double proéminence. Cette situation illustre un autre côté de l’effet de polyphonie créé par les multiples signatures de Madeleine. Étant donné que c’était elle qui contrôlait le contenu de cette page, en tant qu’éditrice et auteure, ses signatures pouvaient se partager l’espace, même si elles n’y apparaissaient pas normalement. Nous pouvons imaginer que Madeleine a placé ce texte à cet endroit puisque cet espace discursif était dévolu à Luc Aubry, alors qu’on l’aurait plutôt attendu en fin de page dans un autre lieu du périodique.

L’effet de polyphonie qui caractérise les pratiques d’écriture de Madeleine dans La Revue moderne apparaît donc dès le premier numéro. Son rôle de directrice lui permet de disséminer ses textes dans plusieurs lieux de la revue et elle l’exploite grandement. En plus de l’éditorial et de la chronique liminaire des pages féminines, elle insère des entrefilets qui vont venir compléter ce qu’elle dit dans ses articles. L’utilisation des pseudonymes Myrto et Luc Aubry va augmenter sa présence dans la revue, sans que cela ne paraisse. Ces deux identités fictives vont lui permettre de tenir des propos qui avaient à la fois le potentiel de choquer l’élite et de protéger son image en la cachant derrière un masque. De cette manière, le masque et la posture longuement construits vont être préservés. Le pseudonymat que pratique Madeleine représente plus qu’un masque derrière lequel elle pouvait se cacher : il devient une véritable stratégie fondée sur la discussion et les échanges entre ses identités, qui se répondent d’une page à l’autre de la revue. C’est cette stratégie que nous allons analyser dans le prochain chapitre.