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III. L’effet de polyphonie

III.III. Madeleine se commente

Les articles sur les anniversaires de La Revue moderne présentent eux aussi des effets de polyphonie. Les deux premières années de la revue avaient été commentées par la journaliste sous son nom de plume principal dans le cadre de son éditorial, tandis que la troisième année est commentée par Luc Aubry. Enfin, Madeleine est la signature qui surplombe la quatrième occurrence du titre.

« Notre première année », l’éditorial du numéro d’octobre 1920, débute par un éloge des 12 premiers mois de la publication et rapporte la fierté de la revue                                                                                                                

142 Madeleine, « La Solidarité féminine », dans La Revue moderne, mai 1921, n° 19, p. 48. 143 Voir Annexe II.

d’avoir atteint rapidement un grand succès. Néanmoins, les commentaires de l’éditorialiste sur la directrice de la revue, laissant croire qu'elles ne sont pas la même personne, sont surprenants. Cette distanciation crée un effet de polyphonie qui sert la cause de Madeleine. En ce sens, elle écrit que

[c]ertains articles ont provoqué dans le public, peu habitué à la sincérité du langage, un étonnement dénué de bienveillance cependant. La Directrice de cette revue ne partage pas l’opinion que lui exprima un jour un homme d’esprit, auquel d’ailleurs elle accorde toute son estime, et qui prétendait ‘‘qu’il faut tout louer chez nous, même nos défauts, et c’est là le moyen de s’imposer à l’estime des autres.’’ Nous sommes trop imprégnés de formation latine pour adopter une méthode aussi... saxonne. Et nous préférons encore longtemps la tradition française145.

Ce paragraphe laisse croire que la journaliste élabore une filiation entre les opinions de Madeleine, la chroniqueuse, et celles de Madeleine, la directrice, deux entités qui renvoient pourtant à la même personne. La fausse filiation donne un capital symbolique supérieur à l’éditorialiste, même s’il ne fallait pas chercher loin pour savoir que les deux signatures représentent une même femme alors que la table des matières indique que la directrice est Madame Huguenin. Cette démultiplication de ces noms de plume double sa présence dès le premier texte de ce numéro de La Revue moderne.

La deuxième année de la revue est commentée dans des mots semblables, quelque onze mois plus tard, alors que Madeleine réitère dans l’éditorial de septembre 1921 la fierté affichée précédemment. Également, un court article du numéro de octobre 1921 fait écho à cet éditorial, et commente la fin de la deuxième année de la revue. Par contre, cette fois-ci, c’est La Direction qui traite du sujet et comme fort souvent, le texte de cette entité est placé tout juste après l’éditorial de la femme de lettres et n’en est séparé que par un mince filet. Madeleine délègue donc la parole à une autre de ses signatures et peut ainsi faire référence à un de ses propres articles. Elle débute en écrivant que « [l]’appel                                                                                                                

adressé a [sic] nos lecteurs dans notre premier Montreal [sic] de septembre a été entendu, et tous les jours nous recevons des contes et nouvelles qui nous permettront d’encourager l’éclosion des nouveaux talents146. » Établie de cette manière, la référence à l’éditorial paraît moins chauvine, ce qui renforce, encore une fois, le statut de l’écrivaine et participe à sa posture de modestie.

Le troisième numéro qui traite de l’anniversaire de la revue est celui de novembre 1922. On y trouve un autre exemple éloquent de polyphonie. Toutefois, cette fois-ci, ce n’est pas à la première page que l’on discute de l’étape franchie, mais dans la rubrique « Notes et échos147 ». Le signataire est Luc Aubry et il ne se gêne pas pour faire l’éloge de la patronne de la revue. Le ton y est frondeur et l’article commence par mettre en perspective certains commentaires que Madeleine n’avait pas prisés : « La Revue moderne entre, avec le présent numéro, dans sa quatrième année d’existence, et elle oppose ainsi un démenti péremptoire aux pessimistes qui ont d’avance condamné à mort toute œuvre de ce genre. Bien comprise, bien présentée, bien administrée, une revue devait plaire à nos liseurs intelligents, et La Revue moderne, accueillie avec faveur dès sa fondation, ne cesse de progresser148. » Dans la première phrase, Madeleine, sous le couvert de la plume de Luc Aubry, se permet d’égratigner ceux qui se sont permis de douter de la capacité de cette revue à atteindre un succès qui est rapidement venu. Puis, elle cajole ses lecteurs en flattant leur intelligence, eux qui réussissent à percer les « mystères » de la revue. Enfin, et c’est là que nous voyons la puissance de la multiplicité des identités qu’elle incarne, Madeleine se félicite de la qualité de son périodique. Sous l’égide de Luc Aubry, Madeleine avait la chance de défendre plus fortement sa propre cause. Luc Aubry fait preuve, grâce à son sexe, d’une autorité plus élevée que la femme qui se cache derrière le nom. Il évoque aussi que la

                                                                                                               

146 La Direction (pseudonyme de Madeleine), « Notre revue », dans La Revue moderne, n° 24,

octobre 1921, p. 10.

147 Luc Aubry (pseudonyme de Madeleine), « Notes et échos », dans La Revue moderne, n° 37,

novembre 1922, p. 13.

direction de La Revue moderne a horreur des circulations obtenues par la force; elle a assez de confiance dans l’intérêt qu’offre sa publication pour croire que le succès lui viendra par la meilleure voie. Elle refuse catégoriquement d’accepter des abonnements à prix réduit ; elle estime que ses abonnés recevront la revue parce qu’elle est devenue l’amie nécessaire dont la lecture est un réconfort et un délassement. Ses lecteurs viennent à elle tout simplement parce qu’ils connaissent sa valeur intellectuelle, la loyauté de ses moyens et la ferveur de son idéal patriotique. La Revue moderne est une œuvre essentiellement canadienne-française qui se garde de tout fanatisme, et travaille à l’entente entre les races, sans jamais perdre de vue la dignité et la fierté de nos origines françaises. Elle dédaigne par-dessus tout de se faire du capital par l’exploitation des sentiments nationaux149.

En parlant de la direction, Aubry traite, entre autres, des préférences de Madeleine et cette délégation à une autre signature donne à notre journaliste un plus grand pouvoir symbolique parce qu’elle est mentionnée par une seconde personne. Comme dans le premier numéro de La Revue moderne, Madeleine réitère les idéaux qui l’ont poussée à créer sa propre publication ; son programme est de cette manière rappelé au lectorat. De plus, elle nomme les qualités qui lui valent le succès et cette ferveur passe mieux étant donné que ce n’est pas la directrice elle- même qui les évoque. Ce qui aurait pu passer pour de l’arrogance est alors un compliment fait par le journaliste Luc Aubry. Ce procédé rappelle les propos de Madeleine dans les articles qui parlaient précédemment de l’anniversaire du magazine. La répétition est efficace parce qu’elle est faite par plus d’une personnalité journalistique et dans des rubriques différentes. L’effet de polyphonie, encore une fois, permet à Madeleine de faire l’autopromotion de sa revue.

Le quatrième anniversaire de la revue est commenté dans la livraison de septembre 1923 dans l’éditorial « La Revue moderne dans la voie de nouveau progrès150 ». Le titre ne fait pas référence à l’anniversaire, mais plutôt au passage à une autre étape pour la revue. Là aussi, Madeleine discute de la directrice de la revue comme si elles n’étaient pas la même personne.

                                                                                                                149 Id.

150 Madeleine, « La Revue moderne dans la voie de nouveau progrès », dans La Revue moderne,

Elle écrit que « la directrice, aidée d’un personnel au dévouement éprouvé, a donné à son œuvre un essor magnifique, et l’a, non sans luttes et sans efforts, amenée au succès d’aujourd’hui151. » Au travers d’un tel constat et d’une fausse prise de distance avec soi-même, Madeleine commente son propre travail et sa persévérance.

La deuxième occurrence d'un commentaire sur la directrice justifie le choix de céder à une tierce personne une partie des tâches qui incombent à la publication d’une revue.

La directrice de La Revue moderne lui a confié, avec empressement, son contrat de publicité, avec la certitude qu’elle assurait ainsi le succès à venir de

La Revue moderne, et qu’elle sauvegarderait à tout jamais son avenir. Elle a

estimé, et avec justesse, que cette revue appartient à la race qui l’a tout de suite adoptée et qu’elle devait à cette confiance comme à cette sympathie du public faire honneur en toute circonstance152.

Le commentaire valorise tout à fait le choix de la directrice et témoigne de l’avantage qu’apporte l’effet de polyphonie créé par les multiples signatures de Madeleine. Elle peut y dire qu’elle a fait ce choix « avec justesse » sans sembler s'autopromouvoir.