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II. Les chapeaux de la directrice

II.II. Directrice moderne de sa revue

Le rôle de directrice de revue ainsi qu’une grande notoriété conduisent Madeleine à publier des textes ailleurs que dans les pages féminines du périodique. Maître à bord, elle a la chance d’écrire l’éditorial de la revue, le texte qui donnera son impulsion à la revue. Andrée Fortin mentionne que « le premier éditorial de la modernité signé par une femme l’est par [...] Madeleine Huguenin. C’est celui de La Revue moderne (1919), publication destinée aux femmes73. » Elle fait figure de pionnière en occupant ce prestigieux espace journalistique et elle va souvent, dans notre corpus, y publier des points de vue qui ne devraient pas être l’apanage d’une femme. Comme l’ont remarqué Marie-José des Rivières et Denis Saint-Jacques, « l’entreprise dirigée par Madeleine propose une solution éditoriale originale et ambitieuse dans une conjoncture pourtant peu favorable74 ». L’originalité de la démarche de Madeleine se voit dans l’occupation qu’elle fait des différentes rubriques qu’elle signe, mais surtout par sa présence hors des pages féminines, hors du « ghetto » qu’évoque Chantal Savoie75.

Elle place des textes dans la première partie de la revue « alors que les articles de la plupart des chroniqueuses des autres journaux qui les accueillent sont relégués aux pages dites féminines76. » On parle bien ici de relégation étant donné que le processus éditorial dicte que l’on place les articles les plus importants dans les endroits les plus visibles de la revue, afin de confirmer leur légitimité.

La présence de Madeleine reste plus attendue dans les pages féminines et elle y fait figure de vedette puisqu’elle y publie le texte liminaire de la section                                                                                                                

73 Andrée Fortin, Passage de la modernité : les intellectuels québécois et leurs revues, Québec,

Presses de l’Université Laval, 1993, p. 290.

74 Marie-José des Rivières et Denis Saint-Jacques, « Une Revue moderne à l’époque du

régionalisme », dans Denis Saint-Jacques [dir.], L’artiste et ses lieux. Les régionalismes de l’entre-

deux-guerres face à la modernité, Québec, Nota bene, 2007, p. 265.

75 Chantal Savoie, « Des salons aux annales », art. cit., p. 246.

76 Lise Beaudoin, « La parole dissidente de Françoise dans Le Journal de Françoise (1902-1909) »,

Fémina (les pages féminines) et qu’elle s’occupe du courrier des lecteurs, une rubrique très populaire à l’époque. Cette triple présence dans les premiers numéros lui assure une influence sur un public qui devait déjà apprécier son style. Les rubriques qu’elle écrit changent de lieu, et l’étude de leurs thèmes ne semble pas indiquer, de prime abord, que c’est le sujet de l’article en tant que tel qui prescrit son placement dans la revue. Des textes aux sujets « féminins » ou politiques sont placés dans les deux parties. Thérenty explique en fait que la rubrique est « un système très flexible qui permet et justifie la circulation des textes et qui n’existe que pour être mieux brisé en réponse à l’actualité77. »

Le mouvement des rubriques nous intéresse puisque La Revue moderne est une mosaïque de textes très mouvante, séparée en trois parties, et qui est au service de sa directrice. Elle a la liberté d’agencer les textes et il est certain que ses choix éditoriaux ont une incidence sur la signification des textes et sur ce qu’ils symbolisent. En effet, un texte placé dans les pages féminines n’a pas la même portée qu’un texte placé en première partie de la revue, ne serait-ce que parce que le lectorat du Fémina, en raison de ses thématiques limitées et convenues, devrait être plus restreint. Cette section qui s’adresse à un lectorat circonscrit, c’est-à-dire au genre féminin, n’a pas le même pouvoir symbolique que sa contrepartie liminaire, qui est, elle, destinée à un lectorat mixte. Enfin, le mouvement des rubriques participe à l’effet de polyphonie puisqu’il crée un écho plus vibrant si les textes sont rapprochés, et moindre s’ils sont distancés.

Ceci étant dit, la première partie du magazine regroupe les textes « sérieux » qui concernent le lectorat mixte visé par la revue. Toutefois, il y a plusieurs alternances entre le ou les romans et les pages féminines qui forment les deuxième et troisième parties. Du premier numéro jusqu’au dix-septième, la formule ne change pas et le Fémina est suivi du ou des romans. Cette organisation crée un frottement entre les deux premières parties de la revue alors que c’est l’en- tête des pages féminines qui marque le passage d’une section à l’autre. Si ce                                                                                                                

n’était pas de cette marque graphique, le lecteur aurait pu croire qu’il était encore dans la première partie puisque les sujets traités par Madeleine dépassent souvent ce qui était acceptable pour des pages féminines. Elle y discute, entre autres, du scandale du prix d’Europe (février 1920), du droit de vote des femmes (mars 1920) et de l’émancipation du joug de l’homme (mai 1921). Ces textes sont donc en rupture avec le reste des pages féminines, d’autant que les publicités de produits ménagers qui les entourent encouragent la conservation des valeurs traditionnelles. D’une part, elle traite de situations qui concernent les femmes, mais de l’autre, elle le fait de manière dérangeante pour l’époque puisqu’elle remet en question la hiérarchie habituelle.

Une deuxième période de stabilité va suivre du dix-huitième numéro jusqu’au quarante-septième alors que le ou les romans viennent séparer la première partie et les pages féminines. Les numéros trente-neuf et quarante vont reprendre la première hiérarchie, mais cela ne représente qu’un soubresaut. Placées de cette nouvelle façon, les pages féminines sont vraiment mises à l’écart des textes qui concernent la vie publique. L’intervalle d’une vingtaine de pages qui s’impose alors entre les deux parties rappelle physiquement la place subalterne des femmes dans la société. Même s’il est évident que des hommes se sont laissés aller à lire les pages féminines, le titre Fémina indique clairement qu’il est supposé il y avoir une scission genrée entre les publics. Les pages du Fémina regroupent les thèmes traditionnels associés à cette section, mais se montrent également progressistes étant donné qu’elles sont « composée[s] surtout de chroniques pratiques, [mais aussi], d’articles sur le rôle social et même politique de la femme78. » La première période, qui place le Fémina en deuxième section, donne une forte présence à Madeleine dans un nombre de pages relativement limité, accentuant l’effet de polyphonie.

Madeleine se charge de l’éditorial dans tous les numéros de notre corpus, à quelques exceptions près, et tient une chronique dans les pages féminines. Le premier texte donne son impulsion au magazine alors que le deuxième ouvre les                                                                                                                

portes des écrits féminins qui, à cette époque, tournaient autour des questions de l’intime. Malgré les différences scripturaires et la portée idéologique distincte qu’ont généralement un éditorial et une chronique, il est difficile de classer les écrits de Madeleine même si le lieu de publication devait en être un indicateur. En effet, on trouve dans les deux types de texte des traces d’oralité, des appels aux lecteurs, des envolées lyriques et une écriture frondeuse qui se mêle autant de politique que des questions de l’intime. Du troisième au cinquième numéro de la revue, la chronique liminaire des pages féminines est plus avant-gardiste que l’éditorial lui- même. Elle semble être un deuxième éditorial, en raison de son emplacement liminaire d’une section et des thèmes qu’elle visite. Après ces coups d’éclat, Madeleine calme le ton et s’épanche dans l’écriture de chroniques plus conformes.

La chronique liminaire change souvent de format. Les sept premiers numéros sont titrés « L’Entre-nous », ce qui est en lien avec le message de la première chronique, c’est-à-dire que Madeleine veut y échanger avec son lectorat féminin : « Combien de fois, ai-je constaté le besoin que vous aviez d’un centre où grouper vos pensées, pour en faire jaillir du bonheur. Et ce coin d’intimité et de confiance, je vous l’offre aujourd’hui certaine que vous viendrez comprenantes [sic] et sincères, y passer les heures de détente et de délassement79. » Cette mission annonce des textes concernant la sphère privée et le genre des adjectifs témoigne que c’est un public féminin qui est visé.

À partir du huitième numéro, la chronique de Madeleine porte un titre qui change de semaine en semaine. « L’Entre-nous » revient pour les numéros de février à avril 1921. Les pages féminines, appelées Fémina depuis le début de la parution, deviennent « Le Courrier de Madeleine » à partir de février 1922, malgré un retour en arrière pour les numéros de mars 1922 et de mai 1923. La chronique féminine est alors intitulée « Lettres intimes » et le nouveau titre de section est adopté définitivement par la suite, et ce, jusqu’à la fin de notre corpus qui s’étend jusqu’à septembre 1923. Le numéro de mars 1922 a la particularité de joindre les

                                                                                                               

deux intitulés : la section s’appelle Fémina et la chronique « Le Courrier de Madeleine ».