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Le premier numéro : la toile se tisse déjà

II. Les chapeaux de la directrice

II.IV. Le premier numéro : la toile se tisse déjà

Même si elle ne se gêne généralement pas pour s’avancer sur des sujets qu’elle devait éviter, Madeleine utilise en quelques occasions ses pseudonymes lorsqu’elle désire proposer des points de vue dérangeants. C’est, entre autres, pourquoi la journaliste utilise les signatures alternatives que sont Myrto, Luc Aubry et les signatures de fonction La Directrice, La Direction, La Rédaction et L’Administration. Ses pseudonymes vont aussi lui permettre de se répondre, de marteler certains points de vue précédemment évoqués, de faire la promotion de                                                                                                                

ses propres textes et de se défendre contre la critique. Ce dernier point est important puisque son statut de femme de presse est souvent attaqué et la multiplication des voix, par le semblant de solidarité qu’elle suggère, est une stratégie de défense.

Madeleine n’est certainement pas la première personne à user d’un pareil stratagème et l’équipe de La Vie littéraire au Québec souligne que Lionel Groulx a fait de même au cours de sa carrière : « Au total, Groulx signe plus de 150 articles dans L’Action française, que ce soit sous son véritable nom ou sous un pseudonyme. Ce recours au pseudonyme lui permet d’ailleurs de critiquer favorablement ses œuvres, tel le roman L’appel de la race. Son but demeure toujours le même : propager à grande échelle l’idéologie nationaliste du groupe auquel il appartient89. » Madeleine avait déjà publié sous au moins deux noms de plume dans un même périodique avant de le faire dans La Revue moderne et cela date de son passage au journal La Patrie. Comme le fait remarquer Juliette Plante, Madeleine y signe dix articles entre 1904 et 1905 : les « huit premiers sont signés Myrto et les deux derniers, Madeleine Gleason-Huguenin90. » C’est en conséquence une pratique existante qu’elle a déjà exploitée ailleurs qu’elle reproduit dans les pages de sa revue. Par contre, elle a complexifié ce système, comme nous allons le voir, puisque ses signatures ne font pas que s'alterner : le climat qui régnait au Québec durant ces années encourageait les méthodes de contournement.

On assiste ainsi à une répétition notable de sa voix dans La Revue moderne, propagée par ses diverses signatures. Le premier numéro (novembre 1919) est un bon exemple de l’effet de polyphonie ainsi créé. Son premier texte, l’éditorial, est placé en page huit et parle de la nécessité pour l’élite canadienne- française de « S’unir pour grandir91 », de mettre de côté les divisions politiques afin de mener la nation vers les hauts buts qu’elle se propose d’atteindre. Il n’est

                                                                                                               

89 Denis Saint-Jacques et Lucie Robert [dir.], La Vie littéraire au Québec, op. cit., p. 267-268. 90 Juliette Plante, « Madeleine, journaliste », op. cit., f. 56.

précédé que de la table des matières. Elle y inclut une vision patriotique englobant toute la nation canadienne sans considérer la langue maternelle.

L’effet de polyphonie est nettement perceptible en page vingt-cinq alors que Madeleine commente « La conférence de Winnipeg92 » où l’on a discuté de la conscience canadienne. Notre journaliste rappelle qu'il faut « “s’unir pour grandir”93 », faisant écho au titre de son éditorial et à la devise de la revue apposée dans l’en-tête de la table des matières. L’utilisation des guillemets souligne explicitement la référence qu’elle établit. Les thématiques visitées sont les mêmes que celles du premier texte : nouvelle conscience canadienne unificatrice, nécessité du respect d’autrui dans la presse et utilité du bilinguisme sur un même territoire.

Le même effet est visible dans l’entrefilet « À nos amis94 » en page vingt- sept, puisqu’elle affirme que La Revue moderne, étant « [p]osée sur des bases matérielles sérieuses, […] accomplira la mission qu’elle s’est destinée95. » Cette mission, c’est celle de créer une plus grande harmonie entre les élites du pays et le périodique de Madeleine désire en être un des pôles dirigeants en faisant la promotion de tout ce qu’il y a de meilleur au pays. Pour tous ses collaborateurs, « [l]a fondation de ce centre de pensée canadienne s’impose, et La Revue moderne veut aider à sa création96. » La lecture seule de l’entrefilet ne donne pas la pleine mesure de ce qu’il veut dire, car c’est son intertextualité avec l’éditorial qui permet de connaître les objectifs de ce nouveau périodique. Le lien entre les deux articles active alors l’effet de polyphonie par la répétition des mêmes idées.

L’éditorial se reflète à nouveau dans la chronique liminaire des pages féminines. En effet, Madeleine et sa revue se proposent de « remplacer, dans les familles, les magazines extravagants qui enseignent le mauvais goût, et déforment

                                                                                                               

92 Madeleine, « La conférence de Winnipeg », dans La Revue moderne, n° 1, novembre 1919,

p. 25.

93 Id.

94 Madeleine, « À nos amis », dans La Revue moderne, n° 1, novembre 1919, p. 27. 95 Id.

trop souvent la mentalité de nos femmes et de nos jeunes filles97. » En tant que périodique qui s’adresse plus particulièrement au sexe féminin, il est normal que la directrice dise vouloir former moralement les jeunes filles en respectant la doctrine de l’élite dirigeante. Cette stratégie permettait d’amadouer les gardiens de la morale familiale alors que Madeleine propose des textes subversifs en maintes occasions. Elle rappelle dans « L’Entre-nous » qu’elle veut enseigner « le luxe moral infiniment plus précieux, plus rare et plus intéressant que l’autre luxe : celui des gros sous98. » En répétant cet idéal dans le premier texte des pages féminines, elle martèle en un petit nombre de pages les idées défendues par la revue. Ces propos sont renforcés par les répétitions.

De plus, l’éditorial et la chronique féminine sont deux espaces discursifs distincts avec chacun leurs propres codes, la chronique ayant un public ciblé, les femmes. À l’inverse, le premier texte de la revue s’adresse à un public sans visage et sans sexe défini, qui incluait nécessairement des hommes. La prudence devait y être de mise, tandis que les pages féminines lui donnaient une protection supplémentaire contre la critique conservatrice.

Le dernier cas de polyphonie que nous voulons étudier pour ce numéro concerne l’entrefilet qui suit l’éditorial de la directrice. Même s’il n’est pas signé, son emplacement et la manière dont il est écrit nous poussent à croire qu’il est de la plume de Madeleine. Un autre indice est l’usage de « joli », un des tics d’écriture de la journaliste que critiquait déjà Camille Roy en 1907 : « Madeleine aime le joli, et elle rencontre beaucoup de choses qui sont jolies, et elle n’a trop souvent que le mot joli pour nous en avertir99. » Claude-Henri Grignon, qui œuvre sous le nom Valdombre, a relevé le même défaut en 1940 dans le pamphlet qu’il a écrit sur Madeleine : « elle n’est plus jeunette aujourd’hui, la Madame, ce qui dit assez les souffrances qu’elle aura fait endurer à ses lecteurs et à ses jolies et aimables

                                                                                                                97 Id.

98 Id.

correspondantes100 ». L’adjectif fétiche est même en italique à quelques reprises dans son pamphlet afin de mieux le démarquer et de se moquer de la journaliste.

Dans l’entrefilet mentionné, elle revient sur la nécessité pour La Revue moderne de présenter un aspect alléchant afin d’attirer le lectorat : « [n]ous l’avons voulue jolie pour qu’elle enchante tous les yeux et attire toutes les admirations. Ainsi son rôle d’éducatrice lui sera plus facile et plus doux101. » Elle entremêle donc ici la valeur de la beauté à l’intelligence, ce qu’elle fera assez souvent dans ses textes. Pour ce qui est de l’entrefilet, Madeleine avance que la page couverture a déjà gagné des abonnements et qu’elle « continuera d’attirer la clientèle qui se laisse d’abord prendre par les yeux102. » Elle réitère ainsi dans deux textes différents, figurant tous deux sur la même page, qu’il est important que la revue ait une présentation soignée et que ce facteur a un impact sur les ventes.

Ces répétitions et complémentarités entre les articles confèrent plus de force aux propos de Madeleine puisqu’ils occupent des rubriques qui ont des buts et des sujets variés. Disposés ici et là, ils créent un impact tout en évitant d’être redondants, ce qui serait le cas si toutes les occurrences se trouvaient rassemblées dans le même texte. Leur proximité physique augmente l’effet de polyphonie puisque les quatre textes sont placés dans un intervalle de vingt pages.