LA PRÉVENTION DES ADDICTIONS : UN SUJET D’ACTUALITÉ
POUR LES PROFESSIONNELS DES LYCÉES
Frank PIZON, Didier JOURDAN, Carine SIMAR
Laboratoire PAEDI, Équipe de recherche « éducation à la santé en milieu scolaire », IUFM d’Auvergne
MOTS-CLÉS : ÉDUCATION – SANTÉ – ADDICTIONS – ADHÉSION – PRÉVENTION DU TABAGISME – PROFESSIONNALITÉ ENSEIGNANTE
RÉSUMÉ : L’étude porte sur les rapports entretenus par les professionnels des lycées avec un dispositif de prévention des addictions. Nous mettons en évidence les facteurs conditionnant leur implication autour de trois dimensions déterminantes (individuelle, professionnelle et contextuelle). Nous proposons enfin une typologie de ces professionnels en cinq groupes, en fonction de leur degré d’adhésion à une démarche « lycée non-fumeur ».
ABSTRACT : The study focused on the relationship between teachers and Health Education, more precisely with a tobacco prevention program implemented in high schools. An important objective of health education research is to explore and to better identify teachers’ practices and representations of their role in Health Education in school settings and factors that influence the development of HE in schools (institutional, personal, contextual). The study shows it is possible to classify teachers into five groups.
1. INTRODUCTION
La densité des injonctions ministérielles en direction des professionnels de l’Éducation Nationale reflète de manière significative les enjeux actuels que la société française pose en direction de son école. La thématique de la prévention des addictionsest au cœur de cet ensemble de prescriptions en positionnant des objectifs de santé publique au plus proche des missions des équipes éducatives (B0, 1998, MILDT 2004, MSS 2005).
Prévenir les addictions ne prédit néanmoins pas d’emblée d’une implication forte des personnels des établissements scolaires. L’éducation à la santé demeure un champ non disciplinaire, transversal et en construction. Elle renvoie à des dimensions complémentaires telles que l’instruction, le développement du sujet et ses interactions sociales (Eymard, 2004) qui feront écho ou non à un « ensemble de valeurs, de règles et de représentations collectives » (Obin, 2002).
La question du sens qui va être donné par les professionnels à ces dispositifs préventifs est centrale. Nous cherchons donc à cerner la sémantique professionnelle attribuée à la prévention à l’École, se construisant de la confrontation entre le métier d’éduquer et l’identité personnelle (Baillauques, 2002) au travers du rapport à un dispositif de prévention (Charlot, 1997, 1999, 2002, 2005).
Nous considérons dans notre étude que chaque professionnel de lycée (personnel de direction, d'administration, de vie scolaire, d'enseignement, de service) est un acteur (Boudon, 1977) de prévention et d’éducation à la santé (Jourdan, 2005). La façon dont il considère les prescriptions institutionnelles (programmes scolaires, circulaires relatives à la prévention, contenu du dispositif), ses propres représentations sur le tabagisme, les addictions et sur sa mission dans ce domaine, sa perception du comportement des élèves, de leurs besoins, sont autant de facteurs d’implication professionnelle (Goigoux, 2005).
L’objectif de cette communication est donc de mieux pointer ce qui permet ou empêche le professionnel d’agir (Blin, 1997, 2005) dans le cadre d’un dispositif de prévention des addictions au lycée et de proposer une typologie des acteurs du milieu scolaire.
2. MÉTHODE
2.1. Contexte de l’étude et population
L’étude a été menée l’année précédant l’application du décret tabac n° 2006 – 1386 qui est entré en vigueur le 1er février 2007 en France en interdisant notamment toute consommation tabagique dans les enceintes scolaires, à l’intérieur comme à l’extérieur des locaux.
Elle porte sur trois lycées publics faisant partie d’un dispositif de prévention du tabagisme en milieu scolaire de l’Académie de Clermont-Ferrand (codés L001, L002 et L003) (tableau 1).
Les personnels de ces établissements sont des enseignants (57 %), des personnels d'entretien, de service et de restauration (28 %) et des personnels de direction, de vie scolaire ou d'administration (15 %). Les personnels sont majoritairement féminins (58 %).
2.2. Articulation entre qualitatif et quantitatif
Notre étude comporte deux volets complémentaires : un volet qualitatif basé sur des entretiens semi-directifs (Bardin, 2001) selon un canevas d’entretien et un volet quantitatif basé sur une enquête par questionnaire. Nous nous plaçons dans un modèle systémique qui correspond à une approche d'évaluation basée sur la démarche inductive utilisée en sciences humaines et sociales. Elle privilégie les données qualitatives, la subjectivité, la proximité des milieux d'observation, l'approche holistique. Il s’agit de voir « comment le dispositif a été appliqué, compris, vécu, accepté » (INSERM, 2001). Nous sommes conscients que l'application de méthodes hypothético-déductives nécessite une compréhension nuancée et détaillée tant de l'intervention que des résultats qu'elle entend produire. C’est pourquoi l'application de mesures quantitatives vient enrichir et complémenter les informations recueillies à partir de mesures qualitatives (Beaudry, 1986).
3. RAPPORTS ENTRETENUS AVEC UN DISPOSITIF « LYCÉE NON-FUMEUR »
Un total de trente-quatre entretiens a été conduit et sur 273 questionnaires diffusés auprès des professionnels des lycées, 166 questionnaires ont été récupérés soit un retour de 61 % dont les caractéristiques descriptives principales sont notées dans le tableau 2.
Trois premiers résultats se dégagent nettement de l’analyse des questionnaires. Tout d’abord, les personnels enquêtés sont à 67 % favorables au passage à un « lycée non-fumeur » et ils se répartissent de façon équilibrée dans leur volonté de participer ou de ne pas participer (49 % se déclarent souhaitant participer et 51 % ne le souhaitent pas). Ensuite, les fumeurs adhèrent moins facilement au dispositif que les non-fumeurs (p < 0,001). Enfin, nous avons mis en évidence une similitude de registre entre l’argument le plus fortement avancé par les personnels « pour » et celui avancé par les personnels « contre » un « lycée non-fumeur ». Les « contre » déclarent à 81,6 % : « Actuellement, je ne vois pas ce que je vais pouvoir apporter à la mise en place d’un lycée non-fumeur », tandis que les « pour » avancent à 83,2 % l’argument d’agir « Parce que je vais pouvoir avoir un rôle éducatif ayant un impact positif sur la santé des adolescents » (83,2 %). Ce décalage autour d’un sentiment de pouvoir agir ou de dépassement permet de distinguer nettement les « pour » et les « contre ».
3.1. Facteurs d’adhésion à un dispositif de prévention au lycée
Des facteurs influençant l’adhésion au dispositif ont été mis en évidence à partir des entretiens et des questionnaires pour identifier des éléments significatifs de positionnement des personnels. Nous avons regroupé ces facteurs selon trois déterminants (Goigoux, 2005) (figure 1) :
• Un déterminant « Institutionnel » : l’État est cité aussi bien au travers des taxes sur le tabac que des prescriptions officielles en matière d’addictions. Les rapports entretenus avec la hiérarchie, la référence aux programmes scolaires sont mis en avant. Enfin, la prescription secondaire liée au dispositif de prévention dans le lycée est présente.
• Un déterminant « Personnel » : tous les personnels se positionnent en tant que « fumeur » ou « non-fumeur ». Ils mettent ensuite en avant leurs représentations sur les addictions au travers de
la place du tabac dans la société, de la place de la prévention. Leur avis sur un « lycée non-fumeur » les répartit selon qu’ils soient « pour » ou « contre ». Le dispositif de prévention leur permet enfin d’exprimer un certain nombre de leviers pertinents.
• Un déterminant « Contextuel » : ce déterminant regroupe la consommation tabagique des élèves, la spécificité de l’établissement au plan socio-économique, le climat scolaire, et l’antériorité d’actions de prévention.
3.2. Typologie des personnels
À partir des données qualitatives et quantitatives, nous avons identifié cinq éléments significatifs du déterminant « Personnel » : le statut tabagique, la représentation du tabac dans la société, la place de la prévention, la place de l’interdit et les leviers d’actions proposés. Autour de ces cinq éléments, nous avons bâti notre typologie pour caractériser le degré d'adhésion au dispositif (tableau 3). Les groupes obtenus sont nommés : « Totalement opposés à une perte de liberté » (3 %), « Opposés par résistance à leur environnement de travail » (3 %), « Indécis, partant sous certaines conditions » (30 %), « Favorables sans percevoir le rôle à tenir » (17 %) et « Acteurs de la prévention des addictions » (47 %).
Les acteurs argumentent leur rapport au dispositif et sa faisabilité en fonction d’un pôle individuel (concept de soi) et d’un pôle social (système des normes) (Blin, 1997, 2005). Leur positionnement oscille entre deux extrêmes : la première qui renvoie la responsabilité à la société et la seconde qui s’ancre sur une responsabilisation individuelle autour d’un potentiel individuel d’action.
Notre étude montre qu’en France, les trois cinquièmes des personnels des lycées étaient favorables à un passage « lycée non-fumeur » avant l’adoption du décret d’interdiction de fumer dans les lieux scolaires. Parallèlement, une enquête d’opinion IFOP (2005) sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics donnait 80 % d’opinions favorables à cet interdit. L’adhésion au projet de devenir « lycée non-fumeur » varie dans notre étude de 55,81 % à 78,82 %. La partie qualitative montre que 64 % des personnels sont favorables ou très favorables à une place plus forte de l’interdiction comme moyen de régulation des consommations de produits psycho-actifs.
La prévention est jugée importante comme le montrent les entretiens et les questionnaires. Ce résultat peut être mis en lien avec l’enquête EROPP 2002 qui indique, concernant les opinions sur l'information sur les drogues dispensées à l'école, qu’elle est jugée utile par 94,9 % des gens, 14,1 % la trouvent suffisante et 7,5 % dangereuse. Le contexte spécifique de l’école n’échappe pas à des visions différentes de la prévention. Les personnels ayant un rapport positif au passage à un établissement non-fumeur adoptent une approche de la prévention prenant globalement en compte l’individu (groupe 5). Cela nécessite en amont d’avoir un recul suffisant envers ses propres
pratiques pour intégrer cette prévention dans ses activités professionnelles (Allensworth et Kolb, 1987, Gold, 1994). Le recours unique à la peur est davantage proposé par les personnels opposés à un « lycée non-fumeur » et il est légèrement lié au sexe en faveur des hommes. Il souligne toute la difficulté que certains personnels ont pour proposer d’autres alternatives (groupe 1). Les personnels du groupe 4, qui ne perçoivent pas le rôle à tenir, mettent ainsi en avant la difficulté qu’ils éprouvent à mobiliser des ressources professionnelles pour agir dans un dispositif et une dynamique qui les dépassent.
Un sentiment d’isolement est exprimé par les personnels les plus impliqués (groupe 5) et il se traduit par une demande forte de soutien institutionnel et de travail en équipe autour des addictions. Les personnels prêts à aller plus loin dans leur implication (groupe 4) sont quant à eux demandeurs d’accompagnement et de formation, à minima par un apport d’informations (groupe 3).
4. CONCLUSION
Nous avons pu mettre en évidence que la prise en compte du déterminant « personnel » (Goigoux, 2005) permet de caractériser de manière significative l’adhésion des professionnels du milieu scolaire à un dispositif de prévention des addictions et de qualifier leur rapport à celui-ci (Charlot, 1997, 1999, 2002, 2005). Malgré une forte majorité favorable à la démarche « non-fumeur », notre typologie met en avant la problématique du sens que les professionnels lui accordent. La confrontation entre le métier d’éduquer et l’identité personnelle (Baillauques, 2002) vient apporter de la densité au rapport à un dispositif « lycée non-fumeur ». Le professionnel se trouve le plus souvent positionné autour d’un dilemme éducatif et personnel qui le met en tension avec son activité, débouchant sur le sentiment de « rupture » (Rabardel, Pastré, 2005). Cette tension renvoie à la prescription (déterminant « institutionnel ») et aux besoins des élèves (déterminant « contextuel »). Inversement, l’implication marquée des personnels ayant perçu une relation de sens, souligne tout l’intérêt que l’on peut avoir à la faire identifier.
L’actualité récente autour de la lutte anti-tabac réaffirme la nécessité de mieux connaître les spécificités du milieu scolaire (Jourdan, 2005), notamment par une meilleure connaissance de ce qui se joue sur le plan professionnel et personnel pour ses acteurs.
BIBLIOGRAPHIE
ALLENSWORTH D.D. and KOLBE L.J. (1987) : “The comprehensive school health program : exploring an expanded concept”. J School Health, 57(10), 409-412.
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CHARLOT, B. (1997, 1999, 2002, 2005), Du rapport au Savoir (Éléments pour une théorie), Poche éducation, Éditions Anthropos.
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