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Heidegger et la Technique à l'époque de la métaphysique réalisée

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Academic year: 2021

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Heidegger et la Technique à l'époque de la

métaphysique réalisée

Mémoire

Tristan Ampleman-Tremblay

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

Heidegger et la Technique à l’époque de la

métaphysique réalisée

Mémoire

A

MPLEMAN

-T

REMBLAY

, Tristan

Sous la direction de :

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Résumé

S’inscrivant dans l’horizon de la phénoménologie développée par le penseur allemand Martin HEIDEGGER (1889-1976), le présent mémoire vise à offrir un diagnostic

philosophique et phénoménologique portant sur l’époque qui nous est contemporaine. Soixante-six ans après la parution du texte allemand de la conférence « La question de la technique » (Die Frage nach der Technik, 1953) et compte tenu de la technicisation et de la dévastation progressive du monde habité par l’homme qui sont caractéristiques de notre époque, il apparaît nécessaire de repenser à nouveaux frais cette « question de la technique » à partir du corpus heideggérien ainsi que des divers commentaires s’y étant depuis ajoutés. Identifiant avec Heidegger la « technique moderne » comme le trait fondamental de notre époque, cette recherche vise à réinterpréter le concept de « technique », en le délestant des interprétations successives de la tradition philosophique qui en ont fait un ensemble de moyens en vue de fins. Ce faisant, le concept de technique se voit déployé dans toute son historialité et par-delà sa détermination métaphysique comme dévoilement de l’étant, c’est-à-dire comme mode de la vérité, comprise par Heidegger comme hors-retrait (Unverborgenheit, ἀλήθεια). Par ce dévoilement, l’étant apparaît sous une certaine lumière déterminant avec précision la teneur phénoménologique de l’étant à dévoiler. Suivant toujours Heidegger, nous explorons ensuite le terme de Dispositif (Gestell) qui nomme l’infrastructure métaphysique régissant le mode d’apparaître de tout phénomène à l’époque de la technique. Notre travail tente du même souffle de montrer comment l’histoire de la métaphysique occidentale, comprise comme histoire de l’être et de son oubli successif, mène à son propre achèvement dans l’avènement moderne de cette époque. Au terme de notre recherche, il apparaît que la technique moderne, en tant que trait fondamental de notre époque, détermine l’apparaître même de l’étant, c’est-à-dire le type d’étant auquel les sujets qui nous sont contemporains auront accès ; notre phénoménalité se faisant dès lors intégralement technicienne. Le présent mémoire montre en ce sens en quoi notre époque est à la fois celle de la domination de la technique, sous la figure paradigmatique du Dispositif (Gestell) planétarisé, et celle de l’accomplissement de la métaphysique occidentale, née en Grèce il y a plus de deux millénaires. En guise d’ouverture conclusive, le présent travail aborde finalement le « Danger » (die Gefahr) ainsi que la possibilité corollaire d’un « Sauver » (Retten) qui gisent selon Heidegger au sein du Dispositif.

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Table des matières

Résumé ... ii

Remerciements ... v

Introduction ... 1

Chapitre 1 : Technique moderne et τέχνη grecque. Destruction herméneutique du concept d’instrumentalité et vérité-dévoilement (Aλήθεια) ... 5

1.1. La différence ontologique et la méthode herméneutique de la « destruction » ... 5

1.1.1. Vers un renouvellement ontologique de la pensée de la technique ... 5

1.1.2. La représentation anthropologique et instrumentale de la technique ... 11

1.1.3. Instrumentalité et quadruple causalité aristotélicienne ... 14

1.1.4. La τέχνη comme ποίησις ... 19

1.2. La technique en tant que rapport aléthique de l’homme à l’étant ... 24

1.2.1. Le « Poème didactique » de Parménide et le domaine de la vérité-dévoilement ... 24

1.2.2. La technique comme ποίησις et le domaine de l’ἀλήθεια ... 31

Chapitre 2 : Phénoménalité et technique moderne. Le « Dispositif » (das Gestell) ... 36

2.1. Le régime de phénoménalité de la technique moderne ... 39

2.1.1. « Herausforderung » : La technique comme « interpellation provoquante » ... 39

2.1.2. L’étant, l’objet et le « fonds » (Bestand) ... 45

2.2. Le Dispositif (das Gestell) ... 47

2.2.1. Remarques préliminaires sur la notion de « Gestell » ... 47

2.2.2. Traduction par « Dispositif » et formation du terme « Ge-stell » en langue allemande ... 52

2.2.3. Le Dispositif : équi-valence de l’ensemble des étants comme « pièces de rechange » ... 54

2.2.4. « Ge-stell » heideggérien et « Machinerie » marxienne ... 56

2.2.5. Le Dispositif : distance, proximité et nivellement ... 59

Chapitre 3 – L’avènement historial du Dispositif. Histoire de l’être, accomplissement de la métaphysique et époque de la technique ... 62

3.1. Science et technique, ἐπιστήμη et τέχνη ... 63

3.1.1. Le rapport entre la science et la technique modernes ... 63

3.1.2. Science et technique modernes, ἐπιστήμη et τέχνη grecques ... 66

3.1.3. « Bestand », « Gegenstand » et « Herstand » : éléments d’une histoire de l’être (Seynsgechichte) ... 68

3.2. Seynsgechischte et métaphysique ... 71

3.2.1. Histoire de l’être et oubli de l’être ... 71

3.2.2. Métaphysique et époqualité ... 73

(5)

3.3.1. Science mathématisée, technique moderne et histoire de la métaphysique ... 76

3.3.2. Histoire de l’être et époqualité du concept de vérité ... 79

3.4. La Technique moderne comme « destin » du dévoilement de l’Occident ... 81

3.4.1. Essance, envoi (Schicken) et destin (Geschick) ... 81

3.4.2. Technique moderne et fin de la métaphysique ... 83

3.5. Hölderlin, le « danger » et le « sauver » ... 88

3.5.1. Le Danger (Gefahr) qui gît au sein du Dispositif ... 88

3.5.2. Le « sauver » (Retten) et le sans-pourquoi de la rose ... 91

Conclusion ... 97

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Remerciements

La réalisation de ce mémoire a été rendue possible par le soutien de plusieurs personnes à qui j’aimerais exprimer ma plus profonde gratitude.

Dans un premier temps, j’aimerais remercier avec sincérité ma directrice de recherche, Madame Sophie-Jan Arrien, pour ses indications fructueuses, ses corrections ainsi que son soutien continu tout au long des travaux ayant mené au dépôt de ce mémoire.

Deuxièmement, j’aimerais offrir de chaleureux remerciements à Monsieur Luc Langlois, également professeur et doyen de la Faculté, pour sa confiance et la démonstration soutenue de cette dernière sous la forme de lettres de recommandation et de postes d’auxiliaire d’enseignement, qui ont grandement bonifié ma formation.

En troisième lieu, j’aimerais remercier mes parents, qui m’ont tous deux tenu sur leurs épaules, tant sur le plan humain que sur le plan financier, et plus particulièrement ma mère, pour les multiples relectures et corrections qu’elle a apportées au présent travail.

Finalement, j’aimerais remercier mon épouse Colombe, qui est à mes côtés depuis le tout début de mon intérêt pour la philosophie, qui m’a toujours soutenu dans toutes mes entreprises, et qui m’offre depuis presque une décennie mes moments de bonheur les plus véritables.

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Introduction

On nomme communément « savoir » le fait de s’y connaître en quelque chose et en tout ce qui y a trait. Grâce à de telles connaissances, nous « maîtrisons » des choses. Ce « savoir » de maîtrise porte sur un étant donné, sa structure et son utilisation. Un tel « savoir » s’empare de l’étant, le « domine » et, par-là, le surplombe et se tient constamment au-delà de lui. Tout autre est le savoir essentiel. Il se tourne vers ce que l’étant est en son fond – vers l’être.1

De l’exploitation croissante des ressources naturelles à l’industrialisation accrue de la production, de l’administration systématique des sociétés à la spécialisation continuelle des savoirs, on assiste — du moins en Occident — à une technicisation progressive du monde où l’homme habite, et ce, d’une façon d’autant plus totalisante à mesure que cette techno-logicisation s’automatise à travers les avancées de l’informatique. Ce constat, dont il semble aujourd’hui absurde de nier la réalité, correspond à ce qu’observait déjà, il y a maintenant près de soixante-dix ans, Martin Heidegger dans sa conférence intitulée « La question de la technique » (Die Frage nach der Technik, 1953). De par la fertilité philosophique de sa matrice conceptuelle ontologique sur la question de la technique moderne en phénoménologie, Heidegger nous apparaît comme le philosophe le plus pertinent avec lequel on puisse penser afin de tenter d’offrir un diagnostic philosophique de notre propre contemporanéité. À partir de « L’époque des conceptions du monde » (Die Zeit des

Weltbildes, 1938) et au moins jusqu’à la conférence susmentionnée de 1953, Heidegger

développe une réflexion rapidement devenue incontournable, consistant en quelque sorte en une ontologie des Temps Modernes (die Neuzeit)2 et de ce qui est proprement « moderne » (das Neuzeitlich), articulée autour du concept central de Technique moderne (neuzeitliche

Technik) et de phénomènes fondamentaux de cette modernité. Son diagnostic de notre temps

(Zeitalter), qui échappe à toute historiographie, aura marqué la réflexion philosophique du siècle passé, en plus de fournir à la nôtre sa tâche propre. Comment comprendre cette dernière affirmation ? En quoi consiste au juste la « tâche » de notre philosophie ?

1 HEIDEGGER, M., Parménide, Gallimard, Paris, 2011, p.15. 2

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Pour Michel Foucault — dont on sait que sa lecture de la philosophie heideggérienne l’a particulièrement influencé, n’étant supplantée dans l’économie de sa propre pensée que par l’influence de Nietzsche3 —, la philosophie doit se donner pour tâche de diagnostiquer le présent qui est le sien ; ainsi, nous dit-il, le philosophe se doit de « dire ce que nous sommes aujourd’hui et ce que signifie, aujourd’hui, dire ce que nous disons »4. Conformément à cet impératif qui semble effectivement correspondre à une version historicisée de ce que Heidegger, dans son opus magnum de 1927, entendait par philosophie5 — c’est-à-dire que celle-ci doit être comprise comme « ontologie phénoménologique universelle » — le penseur est appelé à produire des concepts qui réussissent à nommer la réalité ou la phénoménalité qui est la sienne. Il s’agit donc pour la pensée de s’attarder rigoureusement à la contemporanéité dans laquelle elle s’inscrit afin d’en éclaircir le sens le plus profond. Ainsi, il nous apparaît philosophiquement nécessaire de déterminer précisément les caractéristiques et les phénomènes déterminants de notre époque ainsi que leur provenance historique. En résumé, le présent mémoire se veut une humble tentative, dans les sillons de la pensée heideggérienne, de travailler à une ontologie phénoménologique de notre propre contemporanéité.

Mais ce travail n’est-il pas celui de l’historien des idées, voire de l’historien tout court ? N’a-t-on pas déjà divisé, trié et classifié l’histoire humaine en périodes, allant précisément d’une « pré-histoire » à notre époque, dont certains6 ont déjà proclamé qu’elle était une sortie de l’histoire ? C’est que l’histoire, en tant que discipline scientifique, tend à fixer le cours du devenir historique pour en faire une description « objectivement » figée, et ce, à partir d’une méthode — c’est-à-dire en empruntant un chemin — prédéterminée. Bien

3 Cf. ERIBON, D., Michel Foucault, Paris, Flammarion, 2011, p. 57-58. « Tout mon devenir philosophique a été

déterminé par ma lecture de Heidegger, dira Foucault. Mais je reconnais que c'est Nietzsche qui l'a emporté… ce sont les deux expériences fondamentales que j'ai faites. »

4 FOUCAULT, M., Dits et écrits, Tome I, n.64 : « Qui êtes-vous professeur Foucault ? »

5 HEIDEGGER, M., Être et temps, § 7, p. 38 : « La philosophie est ontologie phénoménologique universelle, partant de l’herméneutique du Dasein, qui en tant qu’analytique de l’existence, a fixé le terme du fil conducteur de tout questionner, là où il jaillit et vers où il rejaillit. » Nous soulignons. Abandonnant le caractère universel de cette définition pour en affirmer au contraire le caractère époqual et historial, nous en arrivons précisément à une ontologie phénoménologique de la contemporanéité du penseur comme tâche même de la philosophie.

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évidemment, elle peut nous apporter une foule de détails historiographiques quant aux événements empiriques qui jalonnent le cours de notre histoire, et obtient ainsi une place privilégiée dans l’économie de la pensée philosophique. Cependant, cette dernière cherche ici à nommer l’essence même de notre époque, essence dont la possibilité d’approche est, comme nous le verrons, d’emblée écartée par la méthodologie qui fonde les sciences positives.

Le tableau est ainsi tout différent si nous adoptons la perspective de l’ontologie phénoménologique sur cette histoire qui nous porte afin d’y repérer les éléments conceptuels et les lignes de force nous permettant de comprendre notre présent. Si nous prenons au sérieux l’impératif selon lequel le philosophe doit se donner pour tâche de diagnostiquer le régime de phénoménalité qui lui est contemporain, on doit admettre qu’aucun penseur ne l’a fait avec une aussi grande acuité ontologique que Martin Heidegger. Dans « L’époque des conceptions du monde », Heidegger précise sa compréhension de la modernité en écrivant :

« que l’étant devienne étant dans et par la représentation, voilà ce qui fait de l’époque qui en arrive là une époque nouvelle par rapport à la précédente. »7 Nous tenterons tout au long de

ce travail de préciser le sens de cette affirmation ainsi que le lien essentiel entre subjectivité représentative, métaphysique occidentale et technique moderne. Toujours à ce propos, Françoise Dastur affirme qu’« Heidegger voit dans la modernité une fondamentale ambiguïté et non pas l’unité monolithique d’une époque » qu’il s’agirait de critiquer unilatéralement, ébranlant ainsi « l’image couramment répandue d’un Heidegger anti-moderne, ennemi de la technique et méprisant pour les sciences »8, rappelant à l’appui que ce dernier, avant de choisir la philosophie de manière définitive, aurait sérieusement songé à consacrer sa vie à la physique et aux mathématiques. Si donc notre époque est celle de la technique, il ne s’agit pas de la quitter pour se tourner vers une utopie passée et réactionnaire, ou future et révolutionnaire, mais bien de comprendre, de manière critique, ce que signifie au juste cette notion d’« époque de la technique », pour peut-être, avec un peu de chance, pouvoir la réinvestir en y faisant rejaillir le sens qui semble s’y amenuiser.

7 HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 118.

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Le présent mémoire se positionne dans un horizon strictement heideggérien, et se donne pour visée d’expliciter la « nouveauté » de cette modernité diagnostiquée par Heidegger à l’aune du concept de Technique, de la fin des années 30 jusqu’au début des années 50, en exhumant la figure originelle de cette dernière comme accomplissement de la métaphysique occidentale. Pour ce faire, nous nous concentrerons essentiellement sur deux textes majeurs : premièrement, nous nous pencherons sur la conférence « La question de la technique » (Die Frage nach der Technik, 1953), qui fera l’objet des deux premiers chapitres de ce mémoire, qui expliciteront respectivement les caractéristiques ontologiques de la technique ainsi que l’essence métaphysique de cette dernière ; deuxièmement, nous nous attarderons dans un troisième chapitre à « L’époque des conceptions du monde » (Die Zeit

des Weltbildes, 1938), texte qui nous permettra de saisir plus profondément la provenance

historiale de la Technique et d’interpréter cette dernière comme règne métaphysique de la subjectivité représentative. Afin d’assoir la légitimité ainsi que la nécessité philosophique d’une telle recherche, il est nécessaire de rappeler l’interdépendance essentielle entre l’être humain, entendu comme Dasein, et le monde qu’il ouvre. La « crise du sens » que décrivent Heidegger et d’autres après lui9 ne concerne pas que les philosophes et les chercheurs : l’ensemble de l’espèce humaine est bien au contraire menacée dans les multiples modes d’existence qui sont les siens par la planétarisation de la rationalité occidentale et la toute-puissance du dispositif technique qui, comme nous tenterons de le montrer, en est le corrélat ontologique. La question de la technique n’est absolument pas sans influence sur la vie : elle menace au contraire l’être-au-monde de l’homme. Inversement, le Dasein qui interroge son monde ne peut jamais prétendre en être détaché : il est parfaitement absurde, pour parler avec Heidegger, de prétendre « philosopher du point de vue de l’absence de point de vue, considéré comme objectivité soi-disant authentique et supérieure »10. Prenant au sérieux cette injonction philosophique, il nous sera donc nécessaire de prendre en compte la finitude propre de la pensée ; c’est-à-dire celle du Dasein humain, constitutive de son être, qui seul peut se rapporter à l’être sous le mode du « questionner ».

9 On peut entres autres penser à des noms comme H. ARENDT, G. ANDERS et J. VIOULAC, mais également au maître de Heidegger, E. HUSSERL, qui décrit une crise du sens similaire dans la Krisis.

10 HEIDEGGER, M., De l'essence de la vérité approche de l'allégorie de la caverne et du Théétète de Platon, Hermann Morchen, Paris, Gallimard, 2001 p. 99.

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Chapitre 1 : Technique moderne et τέχνη grecque.

Destruction herméneutique du concept d’instrumentalité

et vérité-dévoilement (Aλήθεια)

Ce qui demeure sans doute plus important que le nombre des interprétations divergentes de la vérité et de son essence est d’apercevoir […] que nous n’avons jusqu’à présent encore jamais réfléchi de façon sérieuse et avec un soin suffisant à ce qu’est au juste ce que nous nommons « vérité ». Nous ne cessons néanmoins de désirer la « vérité ». Toute époque de l’histoire est à la recherche du « vrai ».11

1.1. La différence ontologique et la méthode herméneutique de la « destruction »

1.1.1. Vers un renouvellement ontologique de la pensée de la technique

Le Dasein, c’est-à-dire l’existant, qui, accomplissant une de ses possibilités propres, a un rapport compréhensif à son monde sous le mode du « questionner », travaille à un « chemin de pensée » (Denkweg). Afin d’ouvrir un tel chemin vers l’essence de la Technique moderne, il faut d’abord délester cette essence des diverses interprétations qui, s’étant avec le temps agrégées sur son socle, masquent son être le plus originel. C’est précisément la tâche à laquelle s’attelle Heidegger dès la première page de sa conférence de 1953, Die Frage nach

der Technik, lorsqu’il affirme que « l’essence de la technique n’est absolument rien (ganz und gar nicht) de technique12 ». Que faut-il comprendre de cette affirmation quelque peu énigmatique qui, aux côtés d’autres sentences controversées du philosophe de Meßkirch, est devenue célèbre ? Afin de tenter de répondre à cette première question, il faut retourner au philosophème central de la pensée heideggérienne, déjà à l’œuvre dans Sein und Zeit. La position de la différence ontologique, c’est-à-dire de la différence entre l’Être et l’étant, sous-tend en effet en tant que geste philosophique tous les développements qui font l’objet de ce 11 HEIDEGGER, M., Parménide, Paris, Gallimard, 2011, p.25.

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mémoire. Toute l’histoire de la philosophie, constate Heidegger, se fonde dans un long délaissement de la question de l’Être, dont le combat autour de l’essence fait pourtant rage au tout début de cette même histoire dans le terreau fertile de la Grèce antique. La réactivation de cette γιγαντομαχία περί της ουσίας13 que constitue la question du sens de l’Être, « aujourd’hui tombée dans l’oubli14 » par rapport à celle portant sur l’étant, constitue le but à la fois conscient et affirmé de Heidegger dans son opus magnum de 1927 : il s’agit de dégager, à l’aide d’une analytique existentiale du Dasein — celui seul qui peut poser la question de l’Être — ce qu’il conçoit comme horizon du sens de l’Être. La même année, dans les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Heidegger décrit ainsi la différence ontologique :

Nous devons nécessairement pouvoir marquer clairement la différence entre l’Être et l’étant, si nous voulons prendre comme thème de recherche quelque chose comme l’Être. Il ne s’agit pas là d’une différenciation quelconque, mais c’est seulement à travers cette différence que le thème de l’ontologie peut être conquis. Nous la désignons comme dif-férence ontologique, c’est-à-dire comme la scission entre l’Être et l’étant.15

Position philosophique jouant en quelque sorte le rôle de pivot dans l’économie de la pensée heideggérienne, la différence ontologique, dont il sera ici suffisant de ne restituer que les grandes lignes, consiste non pas en une différence de degré entre l’Être et l’étant, mais décrit plutôt une scission d’essence entre les deux, manquée par la tradition philosophique occidentale, et ce, dès le premier commencement grec. L’histoire de la pensée occidentale — à laquelle se conforme comme son double l’histoire tout entière de l’Occident — se voit déterminée par l’oubli (Seinsvergessenheit) ou l’abandon de l’Être (Seinsverlassenheit), long délaissement de la question du sens de l’Être par les philosophes de la tradition.

13 Cf. PLATON, Sophiste, 246 a : « combat des géants autour de l’essence », rapporté par Heidegger en introduction à Sein und Zeit.

14 HEIDEGGER, M., Être et temps, Traduction hors-commerce par E. MARTINEAU, p.21.

15 HEIDEGGER, M., GA24, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1975, pp. 22-23; trad. fr. par Jean-François COURTINE: Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, p. 35.

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À la discipline philosophique ayant comme tâche de déterminer depuis Aristote les propriétés générales de l’Être — c’est-à-dire à la « philosophie première » de laquelle toutes les disciplines philosophiques particulières doivent normalement découler —, notre tradition philosophique a donné le nom assez juste d’« ontologie ». L’ontologie serait en ce sens une partie de la philosophie qui en constituerait en même temps le fondement. Est-ce exact ? Dans

Être et temps, Heidegger écrit qu’« ontologie et phénoménologie ne sont pas deux disciplines

qui appartiendraient à la philosophie parmi d’autres », mais qu’elles caractérisent bien plutôt « la philosophie elle-même selon son objet et sa méthode. »16 La philosophie tout entière, correctement comprise comme onto-logie, se voit attribuer pour objet l’être (onto-) et pour méthode, la phénoménologie, c’est-à-dire le λόγος qui lui convient. Mais nous disions plus tôt que les philosophes de la tradition avaient délaissé la question de l’être. C’est que, pour Heidegger, ceux-ci ont pratiqué l’ontologie en termes simplement ontiques — termes se référant par définition à l’étant et à ses qualités plutôt qu’à l’être même de cet étant —, et ce, malgré leur compréhension affirmée de l’ontologie comme « science de l’être »17. Pourquoi est-ce un problème ? Nous n’avons après tout accès qu’à des étants. Pour Maurice Corvez, l’Être dont parle Heidegger correspond au « caractère le plus fondamental des étants »18. En effet, l’être de l’étant n’est pas lui-même quelque chose d’étant. L’Être « n’est pas davantage l’ensemble des étants (die Allheit des Seinden) », c’est-à-dire l’Univers des physiciens, auquel nous reviendrons dans les chapitres suivants, « ni quelque fondement ultime du monde, extérieur à lui »19 ; par exemple, le premier moteur d’Aristote, ou encore le Dieu créateur des monothéistes.

Nous reviendrons par la suite à la notion d’Être chez Heidegger, qui évolue de 1927, où elle est le thème de la recherche de Sein und Zeit, à la période des années trente et quarante où, sous forme d’« histoire de l’Être » (Seynsgeschichte), elle englobe la question de la

16 HEIDEGGER, M., Être et temps, pagination allemande 37-38.

17 On peut par-là même faire remarquer que le terme d’ontologie a été utilisé tout au long de la tradition philosophique occidentale en un sens indifférenciable de celui de « métaphysique » - du moins, jusqu’à la Critique de la raison pure, qui vient en un sens « désontologiser » la métaphysique : dans les deux cas, il s’agit de la « science des sciences » supposée les fonder toutes, qui tombe dans l’oubli à l’époque où les sciences ne semblent plus avoir besoin de fondement pour être « exactes ».

18 CORVEZ, M., « L'Être et l'étant dans la philosophie de Martin Heidegger », dans Revue Philosophique de Louvain, 1965, p.259.

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technique qui nous occupe présentement. Notons pour l’instant que les termes par lesquels les philosophes de la tradition vont décrire l’étant en laissant l’être en déréliction totale deviendront progressivement les concepts centraux de la métaphysique occidentale et dont l’essoufflement aboutira au déploiement du nihilisme tel que diagnostiqué par Nietzsche.

Comment cette question de l’oubli de l’être et de la différence ontologique s’inscrit-elle dans la constellation conceptus’inscrit-elle que forme la question heideggérienne de la technique ? Comme, pour Heidegger, la Seinsvergessenheit détermine à la fois l’histoire de la philosophie et celle, corrélative, de l’Occident tout entier20, l’avènement de la technique dans la modernité — au sens de l’allemand « neuzeitlichkeit », terme que nous expliciterons sous peu — ne peut être compris par les termes métaphysiques et ontiques qui l’ont vu naître. Nous devons bien plutôt réinvestir la question de la technique selon la définition de la philosophie donnée dans Être et temps, c’est-à-dire que notre objet doit en être l’Être le plus intime et notre méthode, la phénoménologie. Si la question de la technique se pose précisément à notre époque21, il semble nécessaire de comprendre phénoménologiquement l’avènement de ce que Heidegger appelle lui-même les « Temps nouveaux » (Neuzeit), et de conséquemment reconnaître la Technique moderne comme « trait fondamental » de cette époque.

Notre modernité, au sens de neuzeitlich (« moderne », adjectif formé à partir du substantif Neuzeit, les « Temps Nouveaux »), se caractérise de manière distinctive par une emprise totale de la rationalité scientifique sur le monde, ainsi que par la plus rapide progression des technologies qu’ait enregistrée jusqu’à présent l’histoire de notre espèce. Prolongeant la réflexion heideggérienne sur la technique, plusieurs auteurs de la seconde moitié du XXe et de la première moitié du XXIe siècle dressent un portrait assez pessimiste de notre époque. Par exemple, La technique ou l’enjeu du siècle du penseur de la technique Jacques Ellul s’ouvre avec la phrase suivante : « aucun fait social humain, spirituel, n’a autant d’importance que le fait technique dans le monde moderne22 ». Ellul y insiste également sur

20 Sur ce point, cf. BOUTOT, A., « Heidegger », Que sais-je ?, Paris, PUF, 1989, p.22.

21 Nous tenterons dans notre troisième chapitre d’expliquer en quoi notre époque est, selon Heidegger, également celle où il est possible de réinvestir ontologiquement l’histoire de la métaphysique, en plus de consacrer une section entière au rapport susmentionné entre histoire de la pensée métaphysique, histoire de l’Occident et « oubli de l’être ».

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le caractère désacralisant de la technique moderne, tout en opposant l’analyse heideggérienne de la phénoménalité technique à l’analyse marxienne du capitalisme, jugée vaine. De manière analogue, mais tout à fait distincte, le marxisant Jean Vioulac va jusqu’à décrire un « avènement du règne de la technique » qui en un court laps de temps aurait urbanisé une grande majorité de la population humaine et dévasté la terre à une échelle jusqu’ici incomparable, et qui constituerait « la plus profonde mutation qu’ait connue l’humanité depuis le néolithique23 ». Si ce constat peut nous sembler catastrophiste et quelque peu totalisant, l’acceptabilité scientifique de concepts comme ceux d’anthropocène, de sixième extinction massive des espèces, d’urbanisation massive des populations, de « mondialisation » financière et économique des rapports humains et de changements climatiques induits par l’activité humaine devrait suffisamment nous alarmer en ce sens, et ainsi justifier un réinvestissement proprement philosophique de la question de la technique.

Si on tient compte de la différence ontologique, une analyse simplement ontique du tout de ces phénomènes considéré comme un agrégat contingent est insuffisante. Pire encore, considérer la technique « comme quelque chose de neutre » revient à s’y livrer « de la pire façon », cette conception nous rendant « complètement aveugles24 » face à ce qui est ici à penser. Pourquoi ? Nous y répondrons plus clairement dans la section suivante, mais remarquons pour l’instant que nous avons tous, au fond, une préconception non questionnée qui dirige nos actions par rapport à la technique, aux objets techniques et aux technologies — dont on sait par ailleurs l’importance massive qu’ils prennent dans nos vies sous la forme pourtant archirécente de l’informatique et du réseau mondial qu’est devenu Internet. Cette préconception nous indique généralement que les objets techniques sont de simples moyens en vue de fins, qu’« On »25 peut soit justifier, soit critiquer selon l’usage qui cherche à en être fait et selon nos complexions morales respectives et particulières. Ce faisant, nous ne nous questionnons jamais sur l’essence la plus profonde de cette technique qui régit pourtant nos

23 VIOULAC, J., L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, PUF, Paris, 2009, p.14.

24 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.10.

25 Pronom indéfini qui prend une importance toute particulière dans Sein und Zeit, § 27 : le « On » (das Man) est le mode d’être selon lequel le « je » est « de prime abord et le plus souvent », et n’est ainsi pas « au sens du Soi-même propre ». Nous reverrons ce terme apparaître périodiquement dans le cours de notre analyse : celui-ci dénote de l’abandon habituel du Dasein dans le mode d’être inauthentique de la publicelui-cité.

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vies de part en part, sous les diverses formes que notre époque lui permet de prendre ; nous pesons simplement le « pour » et le « contre », au cas par cas, de manière comptable.

Il s’agira donc, pour mener à terme le présent travail, de reconnaître d’emblée « la nécessité, structure et primauté de la question de l’Être26 » par rapport à la connaissance scientifique ou philosophique de l’étant, et donc d’examiner l’essence (Wesen) de la technique de manière ontologique et à partir d’elle-même, plutôt que de la dériver des différentes applications technologiques qui ne sont que manifestations de son essence et qui restent toujours ontiques. Il nous semble désormais possible de saisir partiellement le sens de l’affirmation selon laquelle « l’essence de la technique n’est absolument rien de technique27 » : sans une analyse ontologique de l’essence de la technique, il nous est impossible de réellement prendre conscience de ce qui s’y joue en creux, « que nous l’affirmions avec passions ou que nous la niions pareillement28 ». Si nous transposons artificiellement l’analyse du premier paragraphe de Sein und Zeit à cette question de la technique, il semble qu’« un dogme se soit élaboré » sur les interprétations successives du phénomène technique ; dogme qui « non seulement déclare superflue la question » de l’essence de la technique, « mais encore légitime expressément l’omission de la question29 ». En quoi consiste précisément ce « dogme », que nous avons résumé en décrivant la préconception que s’en fait la multitude ? Pour répondre à cette question, revenons maintenant à la conférence de 1953.

La première difficulté qui se manifeste lorsque, pour parler avec Heidegger, nous « questionnons » au sujet de la technique, consiste en une compréhension d’emblée évidente de celle-ci, qui, en tant que communément répandue, masque l’être le plus intime du phénomène technique. « Questionner, » nous dit Heidegger, « c’est travailler à un chemin, le construire30 ». Ce chemin de pensée (Denkweg) mène à travers le langage vers ce qui est en question, c’est-à-dire, vise à atteindre ce qui, derrière l’évidence commune, n’apparaît pas

26 HEIDEGGER, M., Être et temps, Traduction hors-commerce par E. Martineau, p.25. 27 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.9.

28 Ibid, p.10.

29 HEIDEGGER, M., Être et temps, p.27.

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lui-même et pourtant régit l’être-tel de ce qui apparaît. Cherchant à atteindre un nouvel horizon de pensée, ce chemin ne mène pas à la clôture de la question31, mais plutôt à un questionnement toujours renouvelé. Renouvelant en ce sens la question de l’essence de la technique face à la compréhension que nous en avons d’emblée, il importe désormais de s’attarder à dépasser ce « dogme » que constitue la représentation dominante et ontique de la technique pour en atteindre l’essance32.

1.1.2. La représentation anthropologique et instrumentale de la technique

Forts de cette première indication, nous devons maintenant tenter de saisir l’être du phénomène en question en faisant le procès rigoureux de ce que Heidegger nomme la « représentation courante » et « instrumentale33 » de la technique, qui fixe la pensée de cette dernière à partir des diverses innovations technologiques qui parsèment l’histoire humaine ; c’est-à-dire, qui conçoit l’essence de la technique comme quelque chose d’essentiellement technique, sur laquelle il serait de toute évidence superflu de s’interroger philosophiquement. L’homme, dans cette optique, serait l’animal capable d’innovation technologique, et nous pourrions faire aller son histoire de la découverte initiale de l’outil jusqu’à l’explosion technologique et informatique qui caractérise notre époque, comme le fait d’ailleurs la discipline historique avec des notions comme « paléolithique » (âge de la pierre taillée) et « néolithique » (âge de la pierre polie)34, mais aussi, plus près de nous, par l’idée récurrente de « révolution numérique ». Cette « représentation courante » de la technique comme instrumentalité, qui possède l’avantage apparent d’être axiologiquement neutre par rapport à son objet, se révèle, malgré son insuffisance phénoménologique, être exacte : si, comme l’affirme Heidegger, la tradition philosophique occidentale nous a légué une conception de l’essence d’une chose comme devant correspondre à « ce que cette chose est35 », – en allemand, son « was », son « quoi » – il serait malhonnête de nier que la conception

31 Clôture du questionnement qui est la marque même de la pensée proprement métaphysique. 32 Cf. p.38 du présent mémoire pour explications.

33 Ibid, p.10.

34 Il est d’ailleurs non-négligeable de noter que ces notions émergent dans la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire aux balbutiements de l’ère de la technique qui est la nôtre. Cf. LUBBOCK, J., Prehistoric Times, Londres, Williams and Norgate, 1865.

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instrumentale de la technique, selon laquelle cette dernière est à la fois « le moyen de certaines fins » et « une activité humaine », soit bel et bien exacte. Heidegger écrit :

Ces deux manières de caractériser la technique sont solidaires l’une de l’autre. Car poser des fins, constituer et utiliser des moyens sont des actes de l’homme. La fabrication et l’utilisation d’outils, d’instruments et de machines font partie de ce qu’est la technique. En font partie ces choses mêmes qui sont fabriquées et utilisées, et aussi les besoins et les fins auxquels elles servent. L’ensemble de ces dispositifs est la technique. Elle est elle-même un dispositif (Einrichtung), en latin un instrumentum.36

Cette conception « instrumentale et anthropologique » de la technique est exacte en ce qu’elle se « conforme visiblement à ce que l’on a sous les yeux lorsqu’on parle de technique37 ». Applicable tant à la technique moderne qu’aux différentes τέχνη(s) des civilisations traditionnelles — qui s’accordent à l’idée de manœuvre, opposée à celle de machination que nous rencontrerons éventuellement —, elle aplatit en quelque sorte la différence d’essence entre technique moderne et τέχνη(αι) traditionnelle(s). Bien évidemment, « une centrale électrique [...] avec ses turbines et ses dynamos », « l’avion à réaction » et « la machine à haute fréquence sont des moyens pour des fins38 », et, ajoutons, sont des activités humaines. Cette conception instrumentale qui fait de la technique un moyen en vue de fins détermine également le rapport de l’homme à celle-ci : les objets techniques étant des moyens, leur utilisation « correcte », c’est-à-dire en vue de fins jugées « bonnes », constitue l’attitude souhaitable de l’homme à leur égard. « Le point essentiel », écrit Heidegger, « est de manier de la bonne façon la technique entendue comme moyen.39 » Considérée comme neutre, la technique exige simplement d’être maniée, utilisée. L’homme voudra conséquemment « prendre en main » la technique et en justifier l’usage par son orientation « vers des fins “spirituelles” » — par exemple, allonger la durée de la vie humaine par les techniques médicales, ou encore diminuer le temps de travail des hommes via l’intelligence artificielle.

36 Ibid. 37 Ibid. 38 Ibid, p.11. 39 Ibid.

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En un mot, « on veut s’en rendre maître40 » et, ainsi, user de la technique en vue de fins diverses qui viennent la légitimer en aval.

Pourquoi donc ne pas en rester à cette conception, qui a déjà l’avantage d’être la plus commune et partagée de tous, et qui, de l’aveu même de Heidegger, est manifestement exacte ? Répondons à cette question par une autre : quelle est au juste la différence entre exactitude (Richtigkeit) et vérité (Wahrheit) ? Ne définit-on pas, en régime scientifique, la « vérité » comme la rectitude de l’énoncé, sa droiture vis-à-vis du réel, c’est-à-dire sa correspondance à un état de fait ? « La vue exacte, » écrit Heidegger, « observe toujours, dans ce qui est devant nous, quelque chose de juste41 », et il en va ainsi de la conception instrumentale dont nous avons décliné les caractéristiques principales jusqu’à présent. Mais l’exactitude (Richtigkeit) n’est pas encore la vérité (Wahrheit) :

Mais, pour être exacte, l’observation n’a aucun besoin de dévoiler l’essence de ce qui est devant nous. C’est là seulement où pareil dévoilement a lieu que le vrai se produit (ereignet sich). C’est pourquoi ce qui est simplement exact n’est pas encore le vrai. Ce dernier seul nous établit dans un rapport libre à ce qui s’adresse à nous à partir de sa propre essence. La conception instrumentale de la technique, bien qu’exacte, ne nous révèle donc pas encore son essence.42

Afin d’établir un « libre rapport » à son essence, il faut pour Heidegger passer du plan ontique de considération de la technique, qui, comme nous l’avons vu, en saisit l’être à partir des différents étants qui la composent en tant que moyens, c’est-à-dire à ce que nous appelons communément les « technologies », au plan ontologique43, qui s’intéresse plutôt au déploiement d’essence de la technique. Arrêtons-nous un instant : que dit le mot de technologie ? Formé de « τέχνη » et de « λόγος », techno-logie renvoie d’emblée à un discours (« λόγος ») portant sur la technique (« τέχνη »). Si en ce sens, le « λόγος » généralement admis sur la « τέχνη » prend aujourd’hui la forme d’un discours sur les objets techniques bien réels qui aujourd’hui nous sont devenus indispensables, la « technologie »

40 Ibid.

41 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.11. 42 Ibid.

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n’est qu’un symptôme périphérique de ce qui nous occupe ici en réalité, c’est-à-dire de l’essence (Wesen) de la technique ; dans les termes de Heidegger, « ce que [cette] chose est en son être-tel, le “quoi” en son “comment” » ainsi que la provenance de cette essence qui constitue « l’origine de [cette] chose44 ».

1.1.3. Instrumentalité et quadruple causalité aristotélicienne

Nous avons déjà fait remarquer que Heidegger considère l’essence de la technique comme quelque chose qui ne relève ni de la technique, ni même de la technologie au sens indiqué, et montré pourquoi il est inutile de tenter de déterminer philosophiquement le « quoi » (was) de la technique à partir des différents étants que l’on qualifie de « techniques », bref à partir des outils, inventions et technologies qui peuplent notre monde. Prenant au sérieux l’injonction selon laquelle il faut chercher le vrai à travers l’exact, tentons maintenant de voir comment se décline la conception courante de la technique afin de dépasser cette dernière par la réflexion.

La technique, qui nous présente son objet comme un moyen en vue d’une fin, nous renvoie d’emblée au domaine de l’instrumentalité, « là où des fins sont recherchées et des moyens utilisés, où l’instrumentalité est souveraine, [et où] domine la causalité45 ». La notion de causalité est, selon Heidegger, absolument déterminante pour l’histoire de la philosophie. C’est en effet à partir de la détermination aristotélicienne de la notion de cause que s’érige initialement l’édifice que nous appelons aujourd’hui « Métaphysique occidentale », et dont le cours, selon Heidegger, détermine complètement les époques successives de l’Occident46. Il s’agit donc désormais de montrer comment s’est construite, par sédimentation, notre conception moderne de la « causalité » qui est au centre de notre représentation de la technique. Comment comprendre ce caractère causal de la conception instrumentale de la technique ? Comment comprendre l’idée d’instrumentalité elle-même ? Nous ramenant à

44 HEIDEGGER, M., « L’origine de l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part, p.1. 45 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.12.

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l’origine historiale du concept philosophique de causalité, Heidegger décrit ainsi sa détermination traditionnelle :

Depuis des siècles, la philosophie enseigne qu’il y a quatre causes : 1o la

causa materialis, la matière avec laquelle, par exemple, on fabrique une

coupe d’argent ; 2o la causa formalis, la forme, dans laquelle entre la matière ; 3o la causa finalis, la fin [...] par laquelle sont déterminées la forme et la matière de la coupe dont on a besoin ; 4o la causa efficiens, celle qui produit l’effet, la coupe réelle achevée : l’orfèvre.47

Quittant à première vue la question de la technique moderne pour reconduire le concept de causalité à sa détermination métaphysique fondamentale chez Aristote48, Heidegger évoque ainsi, dans un geste qui n’a rien de fortuit, la doctrine aristotélicienne des quatre causes afin d’expliciter ce que nous entendons par « causalité » et par « instrumentalité ». Comme le montre Jean-François Mattéi dans Les deux souches de la métaphysique chez Aristote et

Platon49, cette quadripartition de la causalité par Aristote constitue en fait le cœur de la métaphysique occidentale – métaphysique à laquelle Heidegger a coutume d’appliquer la méthode dite de la « destruction », qui vise, en vertu de la Seinsvergessenheit, à exhumer les fondements impensés et historiaux de la métaphysique, recouverts par l’oubli bimillénaire de l’Être de l’étant. À ce propos, Jean Grondin fait d’ailleurs remarquer que la Destruktion représentait la tâche propre à la philosophie dès le manuscrit des Interprétations

phénoménologiques d’Aristote rédigé en 1922.50 Heidegger y écrit en effet que la tâche qui incombe à l’herméneutique philosophique consiste, « pour autant qu’elle prétend contribuer

47 Ibid.

48 ARISTOTE, Métaphysique (A, 3, 983 a 25).

49 MATTÉI, J.-F., « Les deux souches de la métaphysique chez Aristote et Platon », Philosophiques, n.3, 2000, p.3 : « Les quatre causes d’Aristote constituent le coeur de la métaphysique pour une raison simple : elle est explicitement donnée par le Stagirite dès les premières lignes d’un ouvrage qui portera précisément le nom de Métaphysique. La « sagesse » (σοφία) est en effet la science « des premières causes et des premiers principes » (A, 981 b 28 ; cf. 982 a 2, 982 b 2, 982 b 9 et tout le livre A), c’est-à-dire du « suprême connaissable » (982 b 1). Aristote est alors conduit, pour préciser la nature de la philosophie, à rechercher du chapitre trois au chapitre dix du livre A les différentes sortes de causes qu’il ramène à quatre principales. On ne saurait contester l’unité et la complétude de ces causes, du point de vue d’Aristote, puisque ce dernier insiste à plusieurs reprises sur leur nombre : (Métaph., A, 3, 983 a 25 ; Physique, II, 3, 195 a 15 ; 195 b 29 ; cf. II, 7, 198 a : « c’est ce nombre qui embrasse le pourquoi, τὸ δίοτι »; Seconds Analytiques, II, 2, 94 a 20 ; De generatione, 715 a 1.) »

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à la possibilité d’une appropriation radicale de la situation actuelle grâce à l’interprétation51 » — ce qui correspond précisément à la tâche que nous nous donnions en introduction —, « à défaire l’interprétation reçue et dominante et d’en dégager les motifs cachés, les tendances et les voies implicites, et de pénétrer, à la faveur d’un retour déconstructeur, aux sources qui ont servi de motif à l’interprétation52 ». Ainsi, toute herméneutique philosophique doit être comprise comme « Destruktion » ; méthode qui constitue un réel tour de force philosophique en ce qu’il ouvre à l’exploration philosophique un champ transcendantal autrement impensable, et que Françoise Dastur décrit ainsi dans Heidegger et la pensée à venir :

Ce qui est donc exigé, c’est une « destruction » ou plutôt une déconstruction de la tradition sclérosée en vue de renouer avec les expériences originelles qui sont au fondement de notre concept d’être. Il s’agit bien en effet de renouer avec la recherche ontologique de Platon et d’Aristote, mais cela n’implique nullement sa simple reconduction, car pour Heidegger, répéter ne signifie nullement reproduire le passé, mais le prendre en charge et lui répondre, ce qui implique que toute répétition est décisivement tournée vers le futur.53

Le retour à Aristote ne se veut donc pas un retour unilatéral et « orthodoxe » à ses thèses — retour qui, en vertu de la finitude fondamentale de tout Dasein, serait de toute façon impossible —, mais bien plutôt une herméneutique au sens où nous venons de le délimiter : il s’agit, par une confrontation avec les thèses du Stagirite, de retrouver le sens impensé et en retrait qui gît au fondement de la conception aristotélicienne de la causalité par l’interprétation. Conformément à cette façon de travailler un concept à partir des couches successives d’interprétations qui masquent le sens initial de celui-ci, c’est en ramenant l’instrumentalité à sa détermination initiale, c’est-à-dire, par-delà la quadruple causalité chez Aristote, que nous pourrons dévoiler (enthüllen) ce qu’est la technique en son essence. C’est que le caractère causal lui-même ne se voit pas révélé par l’exactitude de la compréhension de la causalité. Si, « depuis des siècles, on fait comme si la doctrine des quatre causes était une vérité tombée du ciel54 », le moment est peut-être venu de demander pourquoi ces causes

51 HEIDEGGER, M., Interprétations phénoménologiques d’Aristote, trad. Par J.-F. Courtine, TER, Mauzevin, 1992, p.19.

52 Ibid.

53 DASTUR, F., Heidegger et la pensée à venir, Paris, Vrin, 2011, p.15. 54 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.12.

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sont au nombre de quatre, et qu’est-ce que signifie au juste le mot « cause ». La compréhension historique et métaphysique de la causalité — tout comme celle de l’Être — risque ici de barrer le chemin à une atteinte réelle de ce que sont proprement la causalité, l’instrumentalité et, conséquemment, la technique elle-même. Depuis le premier commencement de la philosophie en Grèce antique, il est coutume « de représenter la cause comme ce qui opère », ce qui veut dire, nous dit Heidegger, « obtenir des résultats, des effets ». Ici, la causa efficiens « marque la causalité d’une façon déterminante55 » en obscurcissant pour nous modernes le rôle des trois autres. Nous pouvons provisoirement remarquer que cette hégémonie de la cause efficiente sur les autres constitue une domination du schème logique de l’instrumentalité, c’est-à-dire d’une causa sans fine, d’un moyen en vue de fins qui ne peuvent valoir elles-mêmes que comme moyens dans une chaîne infinie.

En allemand, le mot Ursache traduit le latin causa, plus proche du français « cause ». Les termes latins « causa [et] casus se rattachent au verbe cadere, tomber, et signifient ce qui fait en sorte que quelque chose dans le résultat “échoie” de telle ou telle manière56 » à quelque chose d’autre. Si nous comprenons généralement la causalité comme une opération, Heidegger argumente que le concept de cause n’a, dans le domaine de la pensée grecque, aucun rapport avec cette compréhension opérationnelle. Les Grecs, eux, disaient αἴτιον57, que l’on peut traduire par « cause », mais également par « faute » (Schuld) ou « culpabilité ». Ainsi, αἴτιον veut dire : « ce qui répond (Verschuldet) d’une autre chose58 », ce qui est coupable de quelque chose ; la quadripartition de la causalité étant ainsi comprise comme un ensemble de « modes, solidaires entre eux, de l’acte-dont-on-répond (Verschulden)59 ». On retrouve également dans l’allemand Verschulden la racine Schuld, qui, dans notre langue, se dit « faute ». Ainsi, pensée « à la grecque », la cause est responsable de l’objet produit, au sens de l’attribution d’un acte à un agent moral et non pas d’une opération effectuante.

55 Ibid., p.13. 56 Ibid.

57 Pour les grecs, « αἰτία » (au singulier) signifiait « cause, motif », dérivé de « αἴτιος », signifiant à son tour « responsable, coupable ».

58 Ibid. 59

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Revenons avec Heidegger à l’exemple d’une coupe sacrificielle afin d’éclaircir cette responsabilité. La causa materialis y est constituée par l’argent en tant que « ce de quoi la coupe d’argent est faite60 », la matière (ὕλη), en un sens indéterminée, dont elle est faite ; la

causa formalis, c’est la forme de la coupe, c’est-à-dire son aspect, son εἶδος au sens que

Platon donne à ce terme ; la causa finalis, c’est le ce-en-vue-de-quoi la coupe est faite — ici, le sacrifice —, Τέλος qui définit l’être-tel de l’étant à produire61 ; finalement, le « quatrième facteur » qui contribue à la production de la coupe, c’est l’orfèvre. Mais l’orfèvre n’est pas considéré comme étant cette quatrième cause « en ceci que par son opération il produit la coupe sacrificielle achevée comme objet d’une fabrication62 », donc, pas en tant que causa

efficiens, dont Heidegger nous dit que la doctrine d’Aristote ignorait totalement ce que la

philosophie des modernes et la science physico-mathématique entendent aujourd’hui par-là, lui qui définissait plutôt la quatrième cause comme « le principe premier d’où part le changement ou la mise en repos63 ». Au contraire, l’orfèvre « considère (überlegt) et il rassemble les trois [autres] modes mentionnés de “l’acte dont on répond” (Verschulden)64 », c’est-à-dire la matière (ὕλη), la forme (εἶδος) et la finalité (Τέλος) qui déterminent l’être-tel de l’étant « coupe ».

Par un tour de force herméneutique qui constitue un exemple parfait du geste herméneutique de la destruction en ce qu’il ouvre un horizon complet de possibilités philosophiques par-delà la sclérose de la tradition, Heidegger remarque65 que l’allemand pour le verbe « considérer », überlegen, renvoie au grec « λόγος », que l’on traduit habituellement par « discours », « raison », « rationalité » ou encore « argument », mais qui signifiait à l’origine « ramasser ensemble », « regrouper » ou « récolter ».66 Par « λόγος », il faut d’abord

60 Ibid.

61 Ibid., p. 14: « [La coupe] est ainsi définie comme chose sacrificielle. Ce qui dé-finit termine la chose. La chose ne cesse pas d’être avec cette « fin », mais commence à partir d’elle comme ce qu’elle sera après la fabrication. Ce qui en ce sens termine et achève se dit en grec Τέλος, mot qu’on traduit trop fréquemment par « but » et « fin » et qu’ainsi on interprète mal. Le Τέλος est responsable comme de ce qui comme matière et de ce qui comme aspect est co-responsable de la coupe sacrificielle. »

62 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 14. 63 ARISTOTE, Physique, II 3-9.

64 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 14. 65 Ibid.

66 SEMBERA, R., Rephrasing Heidegger: A Companion to 'Being and Time, University of Ottawa Press, 2008, p. 56.

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entendre la Parole (die Rede), existential du discours posé dès Sein und Zeit67, que Heidegger,

suivant Aristote, comprend comme révélant ce dont il est parlé, comme monstration (Aufzeigung) ou laisser-voir (Sehenlassen)68 ; c’est-à-dire, en termes aristotéliciens, comme ἀποφαίνεσθαι – si l’on admet avec Heidegger qu’apophainesthai renvoie à phainô puis

phainomena, phénomène, c’est-à-dire chose-qui-apparaît.69

Dans son Parménide, Heidegger écrit que « l’essence propre de la parole (Rede) consiste à laisser apparaître l’étant dans son être et à sauvegarder ce qui est ainsi apparu, ce qui se tient hors du retrait en tant que tel70 ». Si nous entendons dans cette parole le λόγος comme ἀποφανσίσ, nous comprenons mieux comment l’orfèvre rassemble les trois modes précédents de l’« acte dont on répond » d’une certaine manière, et se rend ainsi « co-responsable comme ce à partir de quoi la pro-duction et le reposer-sur-soi de la coupe sacrificielle trouvent et conservent leur première émergence [dans la non-occultation]71 » : en un mot, il la laisse apparaître dans la présence (Anwesen) et dans le hors-retrait (Unverborgenheit), concepts qu’il s’agit maintenant de préciser.

1.1.4. La τέχνη comme ποίησις

« Régie » par les quatre modes de l’« acte dont on répond » (αἴτιον plutôt que causa,

Ursache), la coupe sacrificielle est ainsi « présente et à notre disposition72 » ; selon le langage de l’analytique existentiale, elle est « sous-la-main » (vorhanden). Ces quatre modes, poursuit Heidegger, sont à la fois co-responsables et différents les uns des autres. Quelle est la différence entre la compréhension grecque de l’αἴτιον et la compréhension moderne — qui

67 HEIDEGGER, M., Être et temps, § 34.

68 HEIDEGGER, M., GA 19, §78, p.559 ; tr. fr. p.527.

69 SEMBERA, R., Rephrasing Heidegger: A Companion to 'Being and Time, p. 56: « This verb is a compound word consisting of the preposition apo-, meaning “away from,” “down from,” “hither from”, and the verb phainesthai, the middle-voice infinitive of phainô [...]. According to Heidegger, talk as apophainesthai is in some way connected with phainomena: talk “brings something to light”, “clears matters up”, and it does this for (expressing the middle voice) the talker and the partners in conversation themselves. »

70 HEIDEGGER, M., Parménide, p.126.

71 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.15. 72

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remonte toutefois beaucoup plus loin — de ce que constitue une « cause » ? En un mot, qu’est-ce que la causalité ?

Nous autres, hommes d’aujourd’hui, inclinons trop facilement à comprendre l’« acte dont on répond » en mode moral, comme un manquement ou encore à l’interpréter comme une sorte d’opération. Dans les deux cas, nous nous fermons le chemin conduisant vers le sens premier de ce que l’on a appelé plus tard « causalité ».73

La compréhension de la causalité dans l’histoire de la philosophie occidentale se serait donc principiellement barré la voie à un accès direct au sens premier et originel de cette notion. Afin d’attester de la légitimité philosophique de cette affirmation, j’insisterai particulièrement sur la deuxième « compréhension moderne » de la causalité : celle qui la réduit à l’opération logique de la production d’un effet, à une raison suffisante. Selon Spinoza, par exemple, « d’une cause déterminée résulte nécessairement un effet ; et, inversement, si aucune cause déterminée n’est donnée, il est impossible qu’un effet se produise74 ». Leibniz, pour sa part, faisait de la causalité son « grand principe [sur lequel] tous les philosophes doivent demeurer d’accord » et selon lequel « rien n’arrive sans raison »75. Chez Kant également, la « loi de la causalité » implique que « tous les changements arrivent suivant la loi de liaison de la cause et de l’effet76 ».

Ces interprétations successives de la causalité consistent toutes à l’ériger en un bloc conceptuel monolithique — « la » cause, à l’opération de laquelle correspond nécessairement « un » effet particulier qui nécessite réciproquement « une » cause particulière pour apparaître — tout en faisant abstraction de la façon dont la cause « répond » (Verschuldet) de son effet. On trouve l’idée opposée chez Nietzsche, pour qui la causalité pensée comme opération de laquelle découlerait un effet nécessaire est une illusion conceptuelle que nous plaquons sur un réel chaotique et en mouvement.77 De manière analogue, en appliquant à la

73 Ibid.

74 SPINOZA, Éthique, I, axiome 3.

75 LEIBNIZ, GP II, p. 56, dans Alanne, Arnaud. « Les dernières évolutions du principe de raison suffisante », Les Études philosophiques, vol. 163, no. 3, 2016, p. 3.

76 KANT, Critique de la raison pure, dans Œuvres complètes, T. I, Pléiade, p.925.

77 NIETZSCHE, F. W., Le gai savoir, par. 112 : « Cause et effet : pareille dualité n’existe probablement jamais – en vérité nous avons affaire à un continuum dont nous isolons quelques fractions ; de même que nous ne

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causalité aristotélicienne la méthode de la destruction herméneutique, Heidegger tend à écarter ces préconceptions philosophiques sédimentaires et traditionnelles afin d’atteindre, par le mouvement de la pensée, le sens originel de cette notion78. Contre Nietzsche, toutefois, Heidegger prétend être en mesure d’ouvrir un chemin vers le « sens originel » de la notion de causalité, afin de pouvoir y déterminer ce qu’est l’instrumentalité.

Prenant au sérieux la traduction d’αἴτιον par l’« acte dont on répond (Verschuldet), il s’agit maintenant de tenter de comprendre de quoi répondent au juste les quatre modes de l’αἴτιον :

[...] de ceci que la coupe d’argent est devant nous et à notre disposition comme chose servant au sacrifice. Être devant et à la disposition (ὑποκείσθαι-) caractérisent la présence d’une chose pré-sente (das

Anwesen eines Anwesenden). Les quatre modes de l’acte dont on répond

conduisent quelque chose vers son « apparaître ».79

La chose présente, devant et à la disposition (à portée de la main, Vorhanden, ὑποκείσθαι-), advient ainsi dans l’« être-près-de » (An-wesen)80, libérée par l’« acte dont on répond » qui porte « le trait fondamental de ce laisser-s’avancer dans la venue81 ». Ainsi Heidegger interprète l’αἴτιον des Grecs comme « faire-venir » (Ver-an-lassen), mot qui désigne « l’essence de la causalité telle que les Grecs la pensaient », et qui possède une extension beaucoup plus large que l’« occasionner » par lequel on a traditionnellement compris la causa

efficiens. Mais que signifie, dans le cadre de notre investigation heideggérienne sur

l’instrumentalité, cette Veranlassung par laquelle nous comprenons maintenant la causalité ? percevons jamais que les points isolés d’un mouvement que nous ne voyons pas en somme, mais que nous ne faisons que supposer. »

78 C’est ce à quoi il s’attelle tout au long du texte de La question de la technique. On peut aussi penser à L’époque des conceptions du monde (Die Zeit des Weltbildes), conférence à laquelle nous nous référerons plus amplement dans notre troisième chapitre. En ce sens, l’ouverture de « chemins de pensée » (Denkwege) constitue en propre la positivité qui émerge de la méthode pourtant « négative » de la Destruktion.

79 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.15.

80 Sur cette notion d’être-près-de (An-wesen), cf. Dastur, Heidegger et la pensée à venir, p.240 : « Ce qu’il s’agit d’interroger, c’est uniquement le privilège donné à la présence constante, ce que nous pourrions nommer la métaphysique de la substance ou de la Vor-handenheit, à savoir de l’être sous la forme non seulement de ce qui est devant nous (l’être en tant qu’objet de représentation) mais aussi de ce qui est avant nous, sous la forme de la présence déjà accomplie et réalisée. Anwesenheit, la venue en présence, a au contraire le sens d’un événement, celui de la sortie hors de l’occultation, de la Verbergung, laquelle ne disparaît pas purement et simplement avec l’éclaircie, mais demeure au coeur même de celle-ci. »

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« Ce qui n’est pas encore présent », écrit Heidegger, « ils [les quatre modes de l’acte dont on répond] le laissent arriver dans la présence [...], régis d’une façon une par un conduire, qui conduit une chose présente dans l’apparaître82. »

Récapitulons : les quatre modes de l’« acte dont on répond » sont co-responsables de la production de la coupe, et ce, sur le mode d’un « faire-venir » (Ver-an-lassen), pensé à la grecque comme laissant-s’avancer dans la venue la « présence d’une chose pré-sente (das

Anwesen eines Anwesenden) ». Cette interprétation de la causalité correspond selon

Heidegger à ce que Platon fait dire à Diotime dans son Banquet à propos de la ποίησις83 selon la traduction herméneutique de Heidegger lui-même : « tout faire-venir (Veranlassung), pour ce – quel qu’il soit – qui passe et s’avance du non-présent dans la présence, est ποίησις, est pro-duction (Hervor-bringen)84. » Dans The essence of nihilism, Emanuele Severino décrit ainsi cette interprétation herméneutique de la ποίησις :

Heidegger translates the phrase “from Nothing to Being“ (ek tou me ontos

eis to on) as “aus dem Nicht-Anwesenden in das Anwesen” (“from

‘something’ is always said of something that is the not-present to presence”), identifying Being (to on) with presence (“Unverborgenheit”): since the Being of beings (i.e., of which is) is the presence of what is present (“Anwesen des Anwesendes,”) poiesis is not an efficere, a fabricating, but rather a bringing to and maintaining in presence.85

Ainsi la pro-duction (Hervor-bringen) de la coupe correspond-elle à la ποίησις grecque : loin d’être seulement fabrication artisanale ou acte artistique de configuration, la ποίησις consiste

82 Ibid.

83 PLATON, Banquet, 205, b-c : ἡ γάρ τοι ἐκ τοῦ μὴ ὄντος εἰς τὸ ὂν ἰόντι ὁτῳοῦν αἰτία πᾶσά ἐστι ποίησις, ὥστε καὶ αἱ ὑπὸ πάσαις ταῖς τέχναις ἐργασίαι ποιήσεις εἰσὶ καὶ οἱ τούτων δημιουργοὶ πάντες ποιηταί. (Bien entendu, tout ce qui est cause du passage du non-être vers l’être pour quoi que ce soit, voilà en quoi consiste la fabrication (poiesis); aussi les ouvrages réalisés par tous les arts sont-ils des fabrications (poieseis) de même que les artisans qui les réalisent sont tous des fabricants (poietai). Platon, Oeuvres complètes, sous la direction de L. Brisson, Paris, Flammarion, 2011).

84 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.15.

85 SEVERINO, E. The Essence of Nihilism, § 1 (suite) :« In this way, however, the not-present is identified with Nothing: it cannot be said that it ‘’is’’, since in that case Being would signify not the Presence of what is present, but that which can either be present or absent. And thus bringing to presence (poiesis) is still a making pass from Nothing to Being. Heidegger’s translation was designed to restore to poiesis the meaning it had lost through centuries of techno-metaphysical distortion; but in fact he defines it according to the very way of thinking that was first expressed by Plato, and which today invisibly sustains not only our civilization itself, but even the diagnoses of the unknown sickness of our time. »

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