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Le rapport entre la science et la technique modernes

Chapitre 3 – L’avènement historial du Dispositif Histoire de l’être, accomplissement de la

3.1. Science et technique, ἐπιστήμη et τέχνη

3.1.1. Le rapport entre la science et la technique modernes

Commençons par tenter d’éclaircir le rapport paradoxal entre science et technique, qui doit nous permettre d’identifier leur fond époqual et métaphysique commun. Dans la conférence de 1953, Heidegger affirme que « la physique moderne est le précurseur de l’Arraisonnement [du Dispositif (Gestell)], précurseur encore inconnu dans son origine254. » Il semblerait donc que l’avènement de la Technique moderne puisse être compris à partir d’une analyse de la science capitale qu’est devenue au fil des siècles la physique moderne. De plus, nous avons remarqué précédemment que, dans les termes de Heidegger, la technique moderne « s’avise [d’] utiliser255 » les sciences exactes de la nature dans son déploiement. Nous posions alors la question de savoir quel était au juste le rapport entre science et technique modernes, phénomènes semblant comme reliés par un trait d’essence qu’il nous

253 Cf. HEIDEGGER, M., Die Überwindung der Metaphysik, p. 91, et Die Zeit des Weltbildes, p. 91. 254 Ibid., p. 29.

reste à comprendre256. Pour Heidegger, le dévoilement corrélatif au Dispositif concerne d’emblée la φύσις, c’est-à-dire la « nature », comme « principal réservoir du fond d’énergie257 » devant être mis à disposition en vue d’une utilisation ultérieure. Parallèlement, le « commettre » visant la φύσις « se révèle d’abord dans l’apparition de la science moderne, exacte, de la nature258 », science dont le mode de représentation « suit à la trace la nature considérée comme un complexe calculable de forces259 ». C’est donc notre « nature » qui est à la remorque du mode de représentation de la science, et non l’inverse ; dans les termes de Schrödinger, « si ce n’est pas la réalité qui détermine le résultat de la mesure, c’est donc au moins le résultat de la mesure qui détermine la réalité260 ». Ainsi, la science « exacte » de la nature, en tant que mode de représentation déterminé261, a toujours déjà posé (gestellt) la nature comme calculable, « position » qui semble correspondre à l’interpellation technique que nous avons décrite dans le chapitre précédent. Heidegger écrit en ce sens :

La physique moderne n’est pas une physique expérimentale parce qu’elle applique à la nature des appareils pour l’interroger, mais inversement : c’est parce que la physique — et déjà comme pure théorie — met la nature en demeure (stellt) de se montrer comme un complexe calculable et prévisible de forces que l’expérimentation est commise à l’interroger, afin qu’on sache si et comment la nature ainsi mise en demeure répond à l’appel.262

Serait-ce dire que la science moderne263 elle-même, qu’on fait souvent remonter à Bacon ou Descartes, bien avant l’avènement de l’étant comme fonds (Bestand)264, était déjà

256 En ce que, d’une part, la technique mathématisée et industrielle caractérisant notre époque est effectivement une application du savoir théorique de la science moderne, et que, d’autre part, en tant que mode du dévoilement, elle conditionne le type d’objet auquel la science pourra avoir accès, en constituent en quelque sorte le socle ontologique.

257 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 20. 258 Ibid.

259 Ibid.

260 SCHRÖDINGER, E., Physique quantique et représentation du monde, p.110-111. (Cf. Vioulac, J., Approche de la criticité, PUF, Paris, 2018, p.122.)

261 Cf. Être et temps, entre autres § 12 sur le caractère dérivé du point de vue théorique de la science par rapport au mode d’être plus originaire et plus quotidien de l’être-au-monde (In-der-Welt-sein).

262 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.29.

263 Par-là, il faut entendre principalement la physique expérimentale et mathématisée, mais aussi toutes les sciences qui, depuis le XIXe siecle, en ont importé intégralement ou en partie la méthode sous le titre general de « sciences positives ».

264 En effet, l’apparition de la science moderne correspond plutôt à l’étant comme Gegenstand, comme objet. Pour preuve, la nécessité pour les rationalismes de Descartes à Kant de partir ontologiquement d’un « sujet

complètement à la remorque de l’essance de la technique moderne d’un point de vue historial et aléthique ? Comment, en ce sens, la « science mathématique de la nature », qui voit le jour « près de deux siècles avant la technique moderne » aurait-elle bien pu être « déjà placée au service de cette dernière ? »265 Intuitivement, il semble pourtant évident que la technique est l’application subséquente de connaissances théoriques que l’homme s’est appropriées à travers le « progrès scientifique » dans l’histoire. « Du point de vue des calculs de l’“histoire” (Historie) », écrit Heidegger, « l’objection demeure correcte. Pensée au sens de l’Histoire (Geschichte), elle passe à côté du vrai. »266 En quoi consiste cette distinction entre « histoire » (Historie) et Histoire (Geschichte) ? Pour Heidegger, il faut rigoureusement distinguer entre l’histoire comme historiographie (Historie) ou comme strate fondamentale de l’Histoire (Geschichte). D’une part, l’histoire, comme discipline scientifique (Historie), calcule et emmagasine les événements historiques dans un agrégat constitué par l’ensemble des recherches des historiens ; discipline elle-même rendue possible, sous sa forme actuelle, par l’organisation des universités modernes, et qui entretient un rapport strictement ontique aux événements qu’elle relate. D’autre part, l’Histoire (Geschichte, à comparer au verbe allemand « geschehen », se produire, arriver, passer) est l’historialité même du Dasein humain267, qui y est « toujours déjà » et qui lui-même se produit, passe et arrive en elle ; l’histoire au sens de la Geschichte constitue ainsi la strate primordiale de laquelle toute science historique (Historie) peut seulement dériver, distinction qui encore une fois reproduit la différence ontologique à niveau de l’histoire.

Il semble donc que bien que d’un point de vue chronologique (donc historique,

historisch) la technique suive la science au pas et en constitue en quelque sorte l’application

subséquente et contingente, d’un point de vue historial, c’est plutôt la technique qui exige et appelle la science exacte de la nature, en tant qu’elle pose (stellt) l’étant comme intégralement calculable. Soit, donc, la technique est l’application subséquente de la science, soit la première détermine intégralement la deuxième d’un point de vue phénoménologique. Et

transcendantal » ou d’un cogito analogue et d’ensuite fonder l’objectivité mathématisante d’un Gegenstand que peut s’approprier le sujet par la pensée.

265 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 29-30. 266 Ibid.

pourquoi privilégier la Geschichte sur l’historiographie, comme le fait Heidegger ? Pour tenter de trancher ces questions, attardons-nous un instant sur le rapport entre ces couples conceptuels — ἐπιστήμη et τέχνη grecques, science et technique moderne — pour tenter de comprendre leur fondement réciproque, devant nous mener vers l’avènement historique de la technique moderne, objet du présent chapitre.