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Le « sauver » (Retten) et le sans-pourquoi de la rose

Chapitre 3 – L’avènement historial du Dispositif Histoire de l’être, accomplissement de la

3.5. Hölderlin, le « danger » et le « sauver »

3.5.2. Le « sauver » (Retten) et le sans-pourquoi de la rose

Comme nous l’avons vu, le Gestell refuse à l’homme d’accéder à une forme de dévoilement plus originel, c’est-à-dire à un dévoilement dont le sens serait advenu et non produit – au sens du « commettre » – ce qui explique en amont le diagnostic nietzschéen de l’avènement du nihilisme européen, survenu un demi-siècle plus tôt. Toutefois, selon la sentence empruntée à Hölderlin, l’homme « habite en poète » son monde : citant le poète –, Heidegger écrit :

Mais, là où il y a danger, là aussi Croît ce qui sauve.

Considérons avec soin la parole de Hölderlin. Que veut dire « sauver » (Retten) ? Nous sommes habitués à penser que ce mot veut dire simplement : saisir encore à temps ce qui est menacé de destruction, pour le mettre en sûreté dans sa permanence antérieure. Mais « sauver » veut dire davantage. « Sauver » est : reconduire dans l’essence, afin de faire apparaître celle-ci, pour la première fois, de la façon qui lui est propre.359

C’est donc dire que la possibilité même de la « destruction » de l’essance de la vérité- dévoilement par celle de la faisabilité intégrale du vrai via le calcul ouvre une autre possibilité — peut-être même une tâche — : celle de « sauver » la vérité, c’est-à-dire de tenter de « reconduire » le Dasein dans l’éclaircie de l’être, afin qu’apparaisse l’essance du

358 HEIDEGGER, M., Réflexions, X, XI, par. 1, 1-5 pp. 360-362., dans Alfiero, F., et von Hermann, F.-W., Martin Heidegger. La vérité sur ses Cahiers noirs, Gallimard, 2018, p. 201.

dévoilement « pour la première fois, de la façon qui lui est propre »360. Nous disions toutefois que ce sont les poètes et les philosophes qui, situés dans l’éclaircie originelle, déterminent le fond métaphysique d’une époque : il semble ainsi que la tâche de préserver la vérité comme dévoilement leur incombe avant tout. L’essance (Wesen) de la technique moderne, en tant que se produisant (sich ereignet) dans « ce qui accorde » — c’est-à-dire dans l’éclaircie —, préserve l’homme et le maintient dans un certain rapport au dévoilement361. De là découle, selon Heidegger, une « ambiguïté » fondamentale de l’essance de la technique moderne, ambiguïté qui « nous dirige vers le secret de tout dévoilement, c’est-à-dire de la vérité362 ». Heidegger poursuit :

D’un côté le Dispositif pro-voque à entrer dans le mouvement furieux du commettre, qui bouche toute vue sur la production du dévoilement et met ainsi radicalement en péril notre rapport à la vérité.

D’un autre côté le Dispositif a lieu dans « ce qui accorde » et qui détermine l’homme à persister (dans son rôle) : être — encore inexpérimenté, mais plus expert peut-être à l’avenir — celui qui est main-tenu à veiller sur l’essence de la vérité. Ainsi apparaît l’aube de ce qui sauve.363

Ainsi, le rapport à la vérité de l’homme des Temps nouveaux est mis en péril par la toute-puissance du Dispositif technique. Situé dans le « centre » de la production de tout étant comme « Fonds », l’homme est dans une situation tout à fait paradoxale : d’une part, il est lui-même assujetti au Dispositif en tant que pièce de rechange sur le « marché du travail » ; d’autre part, il est, en tant que « maintenu » dans le rôle de « dévoilant » - entre autres par la langue, dont nous avons dit qu’elle révélait un monde conformément à l’éclaircie (Lichtung) d’une époque, à sa lumière propre. Si le rapport de l’homme à la vérité court certes un « danger »364, le Dasein humain n’en est pas moins cet étant insigne pour qui seule peut se poser quelque chose comme une question.

Le Dasein moderne, situé dans le « nihilisme européen » diagnostiqué par Nietzsche, est ainsi appelé à « veiller sur l’essence de la vérité », c’est-à-dire à tenter de préserver un

360 Ibid.

361 Ibid., p. 44-5. 362 Ibid.

363 Ibid. (Traduction modifiée.)

rapport aléthique originel à l’étant contre vents et marées. Est-ce dire qu’il doive tenter de faire revivre l’étant comme Herstand, que ce soit par la poésie, la philosophie ou d’autres moyens ? Nous avons déjà dit que cette voie était vaine, et il serait assez malhonnête d’affirmer que Heidegger, qui appelait de ses vœux un « nouveau commencement » de la pensée, ait envisagé une avenue aussi simplement dogmatique et unilatérale que celle-là – en plus de l’incompatibilité de cette possibilité avec l’idée d’une « histoire de l’Être » qui détermine en creux les possibles réponses du penseur, au sens où nous l’avons compris. Il n’en reste pas moins que le Dispositif menace l’essance de l’homme, son « être-au-monde » même ; qu’avec lui s’installe fermement l’époque de la dévastation de la planète par l’industrie et celle du nihilisme européen ; qu’avec le déferlement de l’essance de la métaphysique occidentale tout peuple, tout être-au-monde historial et tout sens possible sont ramenés à l’unique figure d’un Fonds mis-à-disposition ; que toute distance et toute proximité de l’étant se voit effacée dans le non-lieu de l’écran qui envahit presque tous les rapports de l’homme au monde ; et que par-là, finalement, le Dasein occidental moderne — et bientôt, l’immense majorité des représentants de notre espèce — est menacé de tout simplement cesser d’être « là », de cesser d’être un Da-sein.

Toutefois, face à cette menace, Heidegger semble se contenter de rappeler le vers d’Hölderlin, selon lequel là où il y a danger, là aussi croît ce qui sauve. Comment comprendre cet appel au poète ? Dans Le Principe de raison, Heidegger compare le mode d’être du Dasein, qui « suit avidement les résultats de son action dans son monde, observe ce que celui-ci pense de lui et attend de lui365 », à celui de la rose, qui, selon la sentence du mystique Angelius Silesius, « est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle- même, [et] ne désire être vue366 ». Si nous autres hommes différons de la rose par ce regard

« furtif et intéressé » que nous lançons au monde en attente d’une rétroaction, c’est que « nous ne pouvons pas […] demeurer les êtres que nous sommes, sans prêter attention au monde qui nous forme et nous informe et sans par là nous observer aussi nous-mêmes367 » : en effet,

nous sommes des êtres éveillés et ayant la possibilité d’être conscients par rapport à nos

365 HEIDEGGER, M., Le Principe de raison, Gallimard, 2013, p. 107. 366 Ibid., p. 104.

propres conditions de possibilités passées et à nos possibilités d’être présentes et futures. « De cette attention », conclut Heidegger, « la rose n’a pas besoin. Disons, pour parler pour Leibniz : la rose pour fleurir n’a pas besoin qu’on lui fournisse les raisons de sa floraison. La rose est une rose sans qu’un reddere rationem, un apport de la raison, soit nécessaire à son être de rose368 ».

Si la rose est « sans pourquoi », c’est qu’elle n’a pas besoin de raison justificatrice. En ce sens, en tant que φύσις enracinée dans un sol, elle échappe à la rationalité inquisitrice du Dispositif et n’a pas besoin, comme la subjectivité moderne déracinée, d’aucun « sens », c’est-à-dire d’aucune direction ni d’aucune justification existentielle. S’il nous est certes possible de la considérer du point de vue de son code génétique, ou encore de la comparer à d’autres végétaux dans un tableau, ou finalement d’en décrire les caractéristiques empiriques selon des critères de classification préétablis, ce faisant, nous ne traitons plus de l’être de la rose, mais d’une « vision » de la rose la considérant comme un certain type d’étant correspondant à un certain domaine, qu’on peut comparer à d’autres du même domaine, par exemple dans les pages d’un livre de botanique. C’est-à-dire que, la métaphysique occidentale, dont nous avons dit qu’elle aboutissait dans son achèvement à un tourbillon (Taumel) onto-logique et déracinant, retire chaque étant de son sol pour l’élever à l’universalité du concept : dans ce prisme, la rose, plutôt que d’apparaître comme la simple beauté apparente d’une nature sans pourquoi, devient un arbuste de la famille des rosasceae, ayant telles caractéristiques empiriques et telle constitution, et ayant évolué à partir de telle espèce, etc. La métaphysique cherche toujours à identifier l’étant, c’est-à-dire à lui assigner un pourquoi dans le système total de l’étant qu’elle projette. C’est pourquoi l’homme, une fois retiré de l’assurance qu’il avait jadis envers sa propre époque, c’est-à-dire une fois chassé du sol phénoménologique sur lequel repose traditionnellement son « habiter », est en recherche d’un pourquoi. Mais, précisément, en vertu de la rationalité intrinsèque à la Technique moderne, il cherche ce pourquoi dans l’étant se phénoménalisant comme « fonds » et s’y identifie lui-même369.

368 Ibid.

369 Le phénomène mondialisé de la consommation n’est en ce sens véritablement compréhensible qu’à partir d’une analyse phénoménologique du Dasein et de l’essance métaphysique de la Technique moderne.

Pour terminer, revenons-en à la rose : en dépit de la structure onto-logisante du

Gestell, et en tant que φύσις enracinée dont l’éclosion découle d’un principe intérieur, elle

continue de fleurir. Comme nous l’avons mentionné, l’universalité du concept à laquelle le Dispositif élève phénoménologiquement tout apparaître de l’étant équivaut à un tourbillon déracinant qui risque d’entraîner avec lui l’essance même du Dasein. Se pourrait-il donc qu’à l’instar de la rose, le Dasein humain soit susceptible d’atteindre lui aussi une existence sans pourquoi ?Selon certains, Heidegger se ferait ainsi « l’apôtre » d’un « don de soi, sans raison, un merci caché qui n’implique aucun calcul »370 ; mode d’être qui pourrait « affronter » le

Gestell — ou du moins s’en soustraire — et qui correspond à une forme d’existence plus

traditionnelle et religieuse. L’enracinement aveugle et volontaire dans une tradition serait ainsi la réponse heideggérienne au déracinement et à la dévastation qui caractérisent l’époque de l’accomplissement de la métaphysique. Rien n’est moins certain. Car « l’homme », écrit Heidegger, « diffère de la rose »371, et il ne peut rester homme sans cette « attention » dont la

rose n’a pas besoin. Dans les mots de Kant, gît au cœur de l’homme un « besoin de la raison »372, c’est-à-dire à la fois un besoin de rationalité et un besoin de pourquoi, en accord avec le double sens du terme de raison que nous avons mentionné précédemment en traitant du grand principe de Leibniz ; besoin dont il tente sans cesse de satisfaire les exigences, par exemple par le geste du philosopher, et avec un succès plus ou moins grand. Le Dasein humain a en propre la possibilité de se questionner sur l’être, et, contrairement à la rose, ne peut être authentique en restant fermement enraciné dans une « nature » : contrairement à la rose, le Dasein est historial (geschichtlich). Ainsi, la rose apparaît ne pas pouvoir constituer ce « sauver » qui croît près du danger. Pourtant, celle-ci, en tant que φύσις insigne, pousse encore parfois sans pourquoi à l’époque de l’effectuation de la métaphysique, laissant apparaître un passé où nous étions peut-être, comme la rose, « sans pourquoi ». Or, Heidegger écrit : « Sauver est : reconduire dans l’essence, afin de faire apparaître celle-ci, pour la première fois, de la façon qui lui est propre. »373 Nous aussi, Dasein(s) humains, sommes en

partie φύσις. Il apparaît ainsi nécessaire de méditer plus avant la possibilité réelle d’une

370 BALTHASAR, von, H. U. « La gloire et la Croix, Les aspects esthétiques de la révélation », Le domaine de la métaphysique, Les héritages, tome 86, tr. Givord, Aubier Théologie, Paris, 1983, p. 186.

371 HEIDEGGER, M., Le Principe de raison, p. 107.

372 KANT, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, Vrin, p. 78. 373

existence qui puisse échapper à l’emprise toute puissante de la technique moderne ; existence pouvant, semble-t-il, jaillir d’un « laisser apparaître » originaire de la φύσις, qui puisse nous « reconduire », dans notre essance propre, en dehors de tout reddere rationem. En d’autres termes, il s’agit de dépasser la métaphysique occidentale tout entière ; non pas, cette fois, en lui opposant ses propres concepts374, mais en opposant au commencement grec — l’envoi (Schicken) initial de la Seinsvergessenheit — un « autre commencement » ; possibilité dont nous ne traiterons pas en profondeur en ce qu’elle se trouve en dehors du domaine propre de l’objet que nous nous étions donné, mais que nous allons brièvement prendre en compte en guise de conclusion.

374 C’est, par exemple, ce que Nietzsche et le vérificationnisme anglo-saxon ont tenté de faire, échouant au passage. Cf. HEIDEGGER, Zur Sache des Denkens, p. 62, tr. fr., p. 114 : «... dans la mesure où, par Nietzsche, la métaphysique se prive elle-même, en quelque sorte, de sa propre possibilité de déploiement, nous n'apercevons plus d'autres possibilités pour la métaphysique. Car, du fait du renversement accompli (vollzogene Umkehrung) par Nietzsche, il ne reste plus à la métaphysique que le détournement dans ce qui lui est inessentiel (Verkehrung in ihr Unwesen) », ainsi que CARNAP, R., « Ueberwindung der Metaphysik durch logische Analyse der Sprache », Erkenntnis, II, 1931 (tr. fr. SOÛLEZ, Manifeste du Cercle de Vienne, Paris, 1985) : « les avatars du vérificationisme ont ironiquement prouvé qu'il ne suffit pas, pour dépasser la métaphysique, de retourner contre elle certains de ses concepts, eux-mêmes inexplorés ou impensés. Les concepts de vérification, de confirmation, d'expérience, etc. appartiennent radicalement à ce qu'on croyait pouvoir aisément « dépasser », et que l'on a répété — la métaphysique. » Citations reprises dans MARION, J.-L., « La fin de la fin de la métaphysique », Laval théologique et philosophique, vol. 42, n. 1, pp. 23-33, p. 24.

Conclusion

Dès l’introduction du présent mémoire, nous nous sommes donné comme tâche, à partir d’une citation de Michel Foucault, de « dire ce que nous sommes aujourd’hui et ce que signifie, aujourd’hui, dire ce que nous disons »375 ; en d’autres termes, il s’agissait de tenter d’offrir un diagnostic phénoménologique rigoureux de notre propre contemporanéité à partir de la matrice conceptuelle heideggérienne de la Technique moderne. Suivant Heidegger, nous nous sommes appliqués à mettre en lumière en quoi la phénoménalité qui nous est contemporaine peut et doit être qualifiée de « technique », et comment l’essance de notre époque, comprise comme Dispositif (Gestell), ne se comprend qu’à partir de l’histoire de la métaphysique qui l’a vu naître – et de l’histoire de l’être qui, en creux, les fondent respectivement. Bien que pareille tâche soit évidemment impossible à accomplir de manière exhaustive dans l’espace réservé à un mémoire, il semble tout de même que nous ayons progressé jusqu’à une conception de notre propre époque qui puisse ouvrir nos propres horizons philosophiques — et ceux d’éventuels lecteurs — en nous permettant de poser à neuf des questions proprement philosophiques et dignes d’être posées (Fragwürdiste), et ce, tant par rapport à l’histoire qu’à la science – voire même à l’agir humain et au politique. Afin de conclure le présent travail, nous allons maintenant brièvement résumer le chemin parcouru avant d’examiner, en guise d’ouverture conclusive, l’éventualité d’un « autre commencement » de la pensée en Occident, cet autre chemin que Heidegger oppose au « premier commencement » grec de la métaphysique376.

Nous avons débuté notre parcours par une explicitation de la notion herméneutique de « destruction » (Destruktion) telle que comprise par Heidegger. Montrant à partir de Sein

und Zeit que la phénoménologie, entendue comme onto-logie, λόγος convenant à l’Être — c’est-à-dire à ce qui, derrière l’apparaître de l’étant, n’apparaît pas lui-même —, était la voie d’accès privilégiée à l’essance de la technique, nous avons entrepris de déconstruire la quadripartition aristotélicienne de la causalité, suivant en cela le texte de la conférence de

375 FOUCAULT, M., Dits et écrits, Tome I, n.64 : « Qui êtes-vous professeur Foucault ? » (entrevue), p.1. 376 Cf. HEIDEGGER, M., Apports à la philosophie. De l’avenance, Gallimard, Paris, 2013, p. 208.

1953, « La question de la technique ». La typologie des causes que met en place Aristote en distinguant entre cause formelle, matérielle, finale et efficiente, devenue le cœur logique de la métaphysique occidentale, a ensuite pu être comprise comme le « fond métaphysique » déterminant la ποίησις grecque, où l’orfèvre « considère (überlegt) et […] rassemble les trois [autres] modes377 » de la causalité, c’est-à-dire la matière (ὕλη), la forme (εἶδος) et la finalité (Τέλος) qui déterminent l’être-tel de tout étant produit. Nous avons subséquemment pu décrire la τέχνη grecque comme un laisser-venir en présence de l’étant, c’est-à-dire comme dévoilement. Dès lors, la technique nous est apparue non pas comme un ensemble de moyens en vue de fins constituant l’application subséquente de la science théorétique par l’homme — conception anthropologique et instrumentale correspondant à la représentation commune que se fait la multitude de la technique — mais bien plutôt comme un mode du dévoilement, c’est-à-dire, corrélativement au sens donné par Heidegger au terme d’« ἀλήθεια », d’un laisser-venir (Veranlassung) à la présence (Anwesen) d’une chose en tant que quelque chose (als Etwas).

Une fois acquise cette détermination aléthique de la technique, nous avons pu expliciter, dans notre second chapitre, le régime phénoménologique propre à la technique moderne sous la forme du mot fondamental (Grundwort) de « Dispositif » (Gestell). Par et dans le Dispositif, l’étant apparaît comme un « fonds » (Bestand) commissible de ressources, comme un moyen en vue de fins n’ayant aucune autre utilité ou justification que leur propre efficacité en tant que moyens éventuels. Nous avons montré que ce tourbillon (Taumel), qui correspond en aval au système industriel capitaliste qu’ont vu naître les deux ou trois derniers siècles tel que diagnostiqué entres autres par Karl Marx, emportait avec lui l’essance de l’homme et de la vérité et dévastait la nature au seul nom de l’efficacité (Wirklichkeit) la plus grande, c’est-à-dire de la production à moindre frais nivelant distance et proximité. En ce sens, nous avons conclu le deuxième chapitre en montrant comment l’ἀλήθεια correspondant au Gestell ne laisse apparaître l’étant que comme un étant maitrisable et mathématisable, c’est-à-dire susceptible d’être produit ou extrait pour ensuite être commis dans un système logique et autarcique, analogue à celui tant recherché par les métaphysiciens de jadis.

Notre troisième et dernier chapitre a finalement pu explorer la provenance historiale du Dispositif technique, c’est-à-dire qu’il nous a été enfin possible d’insérer notre époque, comprise comme époque de la technique, dans l’histoire de l’Être (Seynsgeschichte) proposée par Heidegger. Ce faisant, nous avons cherché à comprendre comment l’histoire de la métaphysique occidentale, en tant qu’histoire des réponses successives de penseurs à une éclaircie (Lichtung) propre à leur époque, fondait en amont l’histoire positive de l’Occident. L’être se tenant toujours en retrait derrière l’étant qui apparaît, l’histoire des « éclaircies » et de la pensée de celles-ci est essentiellement l’histoire d’un oubli et d’un délaissement progressif de la question de l’être, ayant mené les penseurs à ne tenir en compte que l’étant et sa possible rationalisation systématique au moyen d’une méthode, c’est-à-dire d’un chemin prédéfini et, surtout, universalisable. Nous nous sommes ensuite efforcés d’expliquer ce projet d’onto-logicisation du monde, présent dès le « premier commencement » grec, et sa réalisation dans époque, c’est-à-dire celle de la toute-puissance du Gestell, en montrant au passage en quoi la réalisation de ce projet aboutit dans un tourbillon (Taumel) déracinant les étants et dévastant la terre. Nous avons conclu ce dernier chapitre en explorant brièvement la double possibilité explicitement nommée par Heidegger d’un danger et d’un sauver de l’essance du Dasein humain et de la vérité à l’époque de la métaphysique accomplie (vollendete Metaphysik) par rapport aux vers du poète Hölderlin.

Il nous reste donc à survoler, de manière très succincte et afin d’ouvrir la réflexion à d’autres horizons et à d’autres possibilités, l’« autre commencement » envisagé par Heidegger, entre autres dans les Beiträge zur Philosophie : Vom Ereignis (composé des années 1936 à 1940). Se voulant un dépassement de la métaphysique occidentale et de son moteur, l’oubli de l’être, ce nouveau coup d’envoi (Schicken) s’oppose au « premier commencement » grec, qui institue comme nous avons tenté de le montrer la métaphysique