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Le « fond métaphysique » des Temps modernes (die Neuzeit)

Chapitre 3 – L’avènement historial du Dispositif Histoire de l’être, accomplissement de la

3.3. Le « fond métaphysique » des Temps modernes (die Neuzeit)

3.3.1. Science mathématisée, technique moderne et histoire de la métaphysique

Dans le texte de 1938, Heidegger dresse une liste de « phénomènes essentiels » des « Temps nouveaux ». Le phénomène qui semble en être le plus caractéristique est bien évidemment « la science. Un phénomène non moins important quant à son ordre essentiel est la technique mécanisée 300 », qu’il ne faut cependant pas mésinterpréter comme « pure et simple application » des « sciences mathématisées de la nature301 ». Comme nous l’avons vu, la technique est bien plutôt un mode du dévoilement même de l’étant, de la vérité-ἀλήθεια ; en ce sens, « la technique est […] elle-même une transformation autonome de la pratique […] qui requiert précisément la mise en pratique des sciences mathématisées302 » dans son

dévoilement du tout de l’étant comme calculabilité intégrale. À la science et à la technique s’ajouteront ensuite « le processus de l’entrée de l’art dans l’horizon de l’Esthétique », « l’interprétation culturelle de tous les apports de l’histoire humaine » ainsi que « le dépouillement des dieux (Entgotterung)303 », phénomènes qu’il n’est possible de comprendre

qu’en fonction de leur « fond métaphysique » commun, celui de notre époque, qu’il s’agit précisément d’expliciter. Toujours selon Heidegger, « l’essence de la technique moderne, » dont la technique mécanisée constitue un prolongement remarquable, est « identique à

300 HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », p. 99. 301 Ibid.

302 Ibid. 303 Ibid.

l’essence de la métaphysique moderne304 ». C’est donc dire que l’essence de la technique moderne, que nous avons identifiée comme étant la structure logique du Dispositif (Gestell), constitue également l’essence même de la métaphysique moderne. Conséquemment, le « fond métaphysique » déterminant tant la science que la technique de notre époque doit pouvoir être repéré dans une analyse généalogique de l’histoire de la métaphysique occidentale jusqu’à nos jours et de la science mathématisée qui en constitue le prolongement. C’est précisément la tâche à laquelle s’attèle Heidegger dans les années 30 et 40, par exemple, dans le premier de ses deux tomes sur Nietzsche, où il écrit que « toute pensée occidentale depuis les Grecs jusqu’à Nietzsche » est en son fond métaphysique, c’est-à-dire pensée de « l’étant dans sa totalité selon la priorité de celui-ci par rapport à l’être305 », et que « chaque siècle de l’histoire occidentale se fonde sur sa métaphysique respective306 ». La métaphysique « fonde une ère » en déterminant le type d’étant qui y sera dévoilé — tant par la science que par la technique —, et, pensant l’étant en priorité par rapport à l’être, procède conformément à l’oubli de l’être, moteur de la Seynsgeschichte heideggérienne.

Dans le texte de 1938, Heidegger affirme que « toute science est, en tant que recherche, fondée sur le projet d’un secteur d’objectivité délimité307 » ; délimitation qui, nous l’aurons compris, est l’œuvre du fond métaphysique propre à son époque. La science moderne prend la forme d’une recherche, d’une « expérience exploratrice […] plus serrée et plus vaste » que toutes celles l’ayant précédée, consistant en une tentative perpétuelle de « confirmation de la loi dans le cadre et au service d’un projet exact de la nature308. » Notre science, devenue cette « expérience exploratrice » dont le critère est l’exactitude, dépend selon Heidegger d’une «  acception de l’étant » ainsi que d’un « concept de la vérité » particuliers à notre époque, qui « font que la science puisse devenir recherche309 ». Dans les Beiträge zur Philosophie (Vom

Ereignis), Heidegger parle d’une « interprétation machinative de l’étant »

(machenschaftliche Auslegung des Seienden) dont découleraient, par exemple, les modes de

304 Ibid.

305 HEIDEGGER, M., Nietzsche I, p. 373. 306 Ibid.

307 HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », p. 109. 308 Ibid., p. 108.

pensée mécanique (mechanistische) et biologique (biologistische)310, et qui semble bien constituer l’« acception de l’étant » en amont de la science moderne. Cette « acception de l’étant » machinative (machenschaftliche), la conférence de 1949 la décrit comme « calculabilité intégrale », c’est-à-dire comme une prédétermination de l’étant par laquelle n’est considéré comme « étant » que ce qui est mesurable mathématiquement ou compréhensible mécaniquement – en bref, une « machine » :

N’est considéré comme présent par les sciences de la nature que ce qui est par avance évaluable, et dans la mesure où c’est le cas. La calculabilité préalable des processus naturels, qui vient normer toute représentation des sciences de la nature, offre la possibilité d’une imposition conforme aux réquisits de la représentation de la nature comme fonds en vue de la faire par suite fructifier.311 Cette calculabilité provoque la nature, qui se phénoménalise comme la « pièce de rechange du fonds technique – et justement rien en dehors de celui-ci312 » ; toute limite étant dépassée par l’universalité du Gestell, par lequel l’étant n’est considéré comme présent que sous la condition de sa possible mathématisation et de sa maîtrise subséquente. La science et la technique appliquée de notre époque sont ainsi de simples avatars de l’essance de la technique moderne, qui constitue l’essance métaphysique de notre époque tout entière.

Si, comme le disait déjà Galilée, « le livre de la nature est écrit en langage mathématique », le dévoilement neuzeitlich de l’étant prend la même forme et fait même un pas de plus en excluant du tout de l’étant ce sur quoi la calculabilité intégrale n’a pas de prise. L’espace et le temps, concepts centraux de la physique moderne, qui constituent le modèle théorique et méthodique de la science moderne, « ne sont pas conçus selon leur relation avec l’histoire et avec des êtres humains historiques »313, mais sont bien plutôt « pensés en rapport avec les processus simples de mouvement en général »314. « En bref, conclut Heidegger, les représentations dominantes de l’espace et du temps depuis presque deux millénaires et demi sont du genre métaphysique », et, en tant que tel, déterminent en retour le mode d’être de

310 HEIDEGGER, M., Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, p. 127. (Die mechanistische und die biologistische Denkweise sind immer nur Folgen der verborgenen machenschaftlichen Auslegung des Seienden.)

311 HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p. 22-3. 312 Ibid.

313 Ibid. 314 Ibid.

l’étant pour toute « physique » et toute « science » en général. Nous pourrions proposer, à titre d’exemple, le rôle octroyé par Kant à l’espace et au temps dans la Critique de la raison

pure : ceux-ci vont respectivement fonder l’arithmétique et la géométrie, et ainsi rendre

possible la vérité en tant qu’adéquation entre la pensée et une « nature » comprise comme intégralité des phénomènes, liés causalement dans l’espace et dans le temps. Dans les termes de Kant, la nature est « l’existence des choses en tant qu’elle est déterminée selon des lois universelles315 », dont l’a priori est précisément la spatiotemporalité dans ce qu’elle a de quantifiable.

3.3.2. Histoire de l’être et époqualité du concept de vérité

La possibilité même de la vérité, tout au long de la métaphysique occidentale, est déterminée par un cadre métaphysique – à l’instar du cadre apriorique de la Critique de la

raison pure. L’histoire de la philosophie nous apprend que la vérité a traditionnellement été

comprise en Occident comme « adequatio intellectus et res », c’est-à-dire comme « adéquation », correspondance entre l’esprit et la chose. Déjà, avant Platon,Parménide avait pointé vers une identification entre l’Être et la pensée316. L’arrivée de l’idée platonicienne sur la scène philosophique, qui vient ensuite déterminer la phénoménalisation du réel par le λόγος, fait que la tâche de la pensée est dès lors d’être en adéquation à l’Idée ; tâche dont on peut considérer que la suite des efforts pour l’atteindre constitue l’histoire même de la philosophie entendue comme métaphysique, c’est-à-dire, au sens indiqué précédemment, comme préconception théorique de l’étant présidant au développement des sciences et de tout rapport à l’étant en général. Toujours dans L’époque des conceptions du monde, Heidegger note en ce sens qu’« il n’y a de science comme recherche que depuis que la vérité

315 KANT, Prolégomènes, « Deuxième partie : De la question transcendantale capitale : comment la science pure de la nature est-elle possible », tr. fr. Guillermit, Paris, Vrin, 1986, § 14. Je souligne l’« en tant que » : on doit ici insister sur le fait que l’existence même des étants de la nature est, pour Kant, à la remorque de leur mathématisabilité, tout comme elle le sera dans le Gestell qui va s’imposer à la fin de la métaphysique. 316 Si, en effet, le célèbre fragment 3 du Poème (Τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι) a été interprété comme

étant une identification entre penser et être, qui seraient « le même » et s’est donc parfaitement intégré au coup d’envoi de la métaphysique occidentale comme oubli de l’être est prise de la pensée sur l’étant, Heidegger y voit plutôt une énigmatique « co-appartenance ». Sur ce point, cf. FONTAINE-DE VISSCHER, L. « La pensée du

est devenue certitude de la représentation317 », certitude qui se construit selon lui sur la vérité- adéquation dominante depuis Platon et qui sera perfectionnée avec la métaphysique de Descartes, dans laquelle « l’étant est déterminé pour la première fois comme objectivité de la représentation, et la vérité comme certitude de la représentation318 ». C’est-à-dire qu’à partir de Descartes, la métaphysique prend la forme du règne de la représentativité subjective, pour finalement devenir à l’époque du Gestell une simple question de vérifiabilité d’énoncés dans un système logique, par exemple dans le « calcul des prédicats » de Frege.

Comme nous avons brièvement tenté de le montrer, l’histoire de la métaphysique occidentale correspond pour Heidegger à une Seynsgeschichte, comprise comme histoire du dévoilement de l’étant et du retrait de l’Être, c’est-à-dire comme histoire de la vérité-ἀλήθεια procédant de l’oubli progressif de la question de l’Être par les penseurs clés de cette tradition. Ainsi déterminée époqualement, la vérité est affirmée dans toute sa finitude, et l’Histoire (Geschichte) est corrélativement le récit des advenirs successifs du vrai, récit de la succession des dévoilements respectifs à chaque époque. Il faut ici se rappeler l’étymologie grecque du mot d’« époque » ; l’ἐποχή grecque signifiant en effet l’arrêt, la mise entre parenthèses et la période, on doit comprendre l’ἀλήθεια comme faisant à chaque fois époque, c’est-à-dire comme arrêtant une phénoménalité précise pour un temps et pour une humanité historique située. Si l’essance de la technique moderne, en tant qu’essance même de notre époque, « met l’homme sur le chemin de ce dévoilement par lequel, d’une manière plus ou moins perceptible, le réel partout devient fonds319 », il importe de comprendre cet « envoi » (Schicken) qui contraint l’homme à dévoiler l’étant d’une telle façon comme un destin (Geschick) à partir duquel « l’essance (Wesen) de toute histoire se détermine320 ».

317 HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », p. 114. 318 Ibid.

319 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 32. 320 Ibid.

3.4. La Technique moderne comme « destin » du dévoilement de