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Le Danger (Gefahr) qui gît au sein du Dispositif

Chapitre 3 – L’avènement historial du Dispositif Histoire de l’être, accomplissement de la

3.5. Hölderlin, le « danger » et le « sauver »

3.5.1. Le Danger (Gefahr) qui gît au sein du Dispositif

Au terme de notre réflexion sur la phénoménalité et l’historialité de la technique moderne, nous en sommes arrivés au constat, explicitement nommé par Heidegger, que « l’essance de la technique réside dans le Dispositif346 », et que la puissance de ce dernier fait partie du destin de la métaphysique occidentale, maintenant en voie de planétarisation totale en raison du phénomène paradoxalement nommé « mondialisation », qui, comme nous l’avons précédemment remarqué, semble détruire plus de « mondes » qu’il n’en crée.

Mettant « chaque fois l’homme sur un chemin de dévoilement347 » — rappelons ici que la question heideggérienne de la technique, dès le début de notre recherche, mettait également le Dasein questionnant sur un chemin, c’est-à-dire celui du dévoilement de l’essance même de notre époque — le Dispositif force l’homme ainsi « mis en chemin » à avancer « sans cesse au bord d’une possibilité », celle de « poursui[vre] et de [faire] progresser seulement ce qui a été dévoilé dans le “’commettre”’ et [de prendre] toutes mesures à partir de là348 ». Plus précisément, l’homme de l’époque de la technique ne prendra au sérieux que ce qui est évaluable, commissible, mathématisable, etc. ; constat qui semble correspondre à la fois à la montée du matérialisme, du pragmatisme, de l’individualisme et également à ce que Heidegger nomme la « fuite des dieux » (Entgötterung) dans le texte de 1938349. Si ces phénomènes peuvent être compris « positivement » — par exemple, le matérialisme comme « positivisme » chez Auguste Comte et dans les sciences, le pragmatisme comme abandon d’idéaux dogmatiques dans la philosophie pratique ou encore la démythologisation du monde comme rationalisation de ce dernier chez Max Weber — ils constituent également, de la perspective contraire, la « fermeture d’une possibilité », c’est-à-dire « que l’homme se dirige plutôt, et davantage, et d’une façon toujours plus originelle, vers l’être du non caché et sa

346 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 35. 347 Ibid.

348 Ibid.

non-occultation, pour percevoir comme sa propre essence son appartenance au dévoilement350 ». Le Dispositif, forçant le Dasein à dévoiler l’étant comme « fonds » (Bestand), « ferme la possibilité » pour lui d’entretenir un rapport originel et aléthique à l’étant, c’est-à-dire qu’il le prive de l’essance la plus originaire de la vérité elle-même, voire de la sienne propre. L’être du non-caché étant pour le Dasein moderne toujours déjà mathématisé, celui-ci risque de voir toute son existence restreinte à cette possibilité. Heidegger poursuit :

Placé entre ces deux possibilités, l’homme est exposé à une menace partant du destin. Le destin du dévoilement comme tel est dans chacun de ses modes, donc nécessairement, danger.351

Comment comprendre cette affirmation selon laquelle le destin du dévoilement occidental est « danger » ? Ne disions-nous pas, au tout début de notre recherche, que nous ne devions pas louer ou condamner la technique, c’est-à-dire que nous devions nous restreindre de toute critique morale ou éthique de celle-ci ? C’est qu’il ne s’agit pas ici de « bien » ou de « mal », notre analyse se situant en quelque sorte par-delà ces concepts : il s’agit bien plutôt de comprendre que le destin du dévoilement occidental, menant tout droit à la réalisation de la métaphysique comme Dispositif de la calculabilité intégrale et de la consommation, met en danger l’essance même de la vérité en déterminant systématiquement et onto-logiquement tout étant auquel le Dasein aura rapport ; processus par lequel, note Heidegger, même le dieu chrétien a été ravalé au rang de « dieu des philosophes »352.

Ce long déracinement de tous les hommes, de tous les peuples et de toutes les cultures, qui s’accentue de par la planétarisation de la rationalité occidentale, est totalement conforme au dévoilement calculant dicté par le Gestell, car « l’homme précisément ne se rencontre plus lui-même en vérité nulle part, c’est-à-dire qu’il ne rencontre plus nulle part son essance (Wesen) »353, qui consiste à habiter un monde et non à le dévaster au nom de l’universalité

350 HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 35. 351 Ibid.

352 Ibid. 353

du concept. Ce constat est d’autant plus périlleux en tant que l’homme y est la plupart du temps aveugle :

Cependant, c’est justement l’homme ainsi menacé qui se rengorge et qui pose au seigneur de la terre. Ainsi s’étend l’apparence que tout ce que l’on rencontre ne subsiste qu’en tant qu’il est le fait de l’homme. Cette apparence nourrit à son tour une dernière illusion : il nous semble que partout l’homme ne rencontre plus que lui-même.354

L’humanisation apparente355 du tout de l’étant par la technique fait du danger une menace en un sens invisible, qui pèse sur l’essance même du Dasein, c’est-à-dire sur son être-au-monde et sur son ouverture compréhensive à un monde et à une histoire d’où peuvent jaillir du sens, au double sens précédemment mentionné de « signification » et de « direction ». En quoi consiste cette essance qui est menacée par ce danger qui, depuis la toute-puissance du Dispositif technique, pèse sur elle ? « L’essence du Dasein », écrit Heidegger dans Sein und Zeit, « réside dans son existence356 ». Qu’est-ce alors que cette existence ? « Se tenir dans l’éclaircie (Lichtung) de l’Être, c’est ce que j’appelle l’ek-sistence de l’homme. Seul l’homme a en propre cette manière d’être357 ». Ek-sister, c’est donc se tenir dans l’éclaircie, dans cette lumière qui constitue l’éclairage propre à une phénoménalité époquale, celle ou le Dasein humain est toujours déjà jeté. Dire que le déferlement de l’essance de la technique moderne menace l’essance de la vérité et celle du Dasein revient ici au même : cette menace pèse en fait sur l’éclaircie (Lichtung) même de l’Être, c’est-à-dire sur la luminosité qui fait que chaque époque a un sens, « fait sens » (au sens de l’anglais «

makes sense ») pour les peuples qui y coexistent.

Cette menace est ainsi celle d’un tourbillon (Taumel) emportant avec lui toutes les références de l’histoire pour ne laisser que la froide calculabilité où tout est simplement et précisément mesurable. Regardant aux quatre coins du globe les mêmes événements relayés par un système informatique planétarisé qui réduit toute distance spatio-temporelle au sans-

354 Ibid.

355 Sur ce point, Cf. HEIDEGGER, Nietzsche II, pp. 290 à 295. 356 HEIDEGGER, M., Être et temps, par. 9.

357 HEIDEGGER, M., Lettre sur l'Humanisme-Ueber den Humanismus, Verlag A. Francke, Berne, texte allemand traduit et présenté par Roger MUNIER, coll. philosophie de l'esprit bilingue, Aubier Montaigne, 1964, p.80.

fond de l’écran et d’où est absent le jeu de la proximité et de la distance qui accompagnait autrefois l’habiter du Dasein, « l’homme des Temps nouveaux n’a plus besoin d’illustrations qui fassent sens, non parce qu’il récuserait le sens, mais parce qu’il s’en assure lui-même la maîtrise en étant celui-là même qui occupe le centre opérationnel […] de toute fabrication pour l’étant en son entier »358. Le danger est donc éminemment celui d’une perte de sens généralisée du rapport humain au monde.