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Le Dispositif : distance, proximité et nivellement

Chapitre 2 : Phénoménalité et technique moderne Le « Dispositif » (das Gestell)

2.2. Le Dispositif (das Gestell)

2.2.5. Le Dispositif : distance, proximité et nivellement

Nous avons vu que le Dispositif, dans son dévoilement de l’étant comme Fonds, visait la « remplaçibilité permanente de l’identique par l’identique241 » et aboutissait à l’équi- valence de toutes choses. Pour que le Fonds soit à disposition en tout temps afin de pouvoir répondre à l’imposition de cette « remplaçabilité » universelle, et ce, en tout lieu, il est nécessaire, dans les mots de Françoise Dastur, que « toutes les distances se rétractent dans l’espace et dans le temps », et que tout soit « emporté et confondu dans le flot de l’uniformité sans distances242 ». Heidegger décrit ce nivellement de toute distance et de toute proximité dans les termes suivants :

Les avions et tous les moyens de transport à vitesse continuellement croissante raccourcissent les éloignements. Aujourd’hui personne ne l’ignore. Tous assurent que la terre devient à mesure plus petite. Chacun le sait : c’est là l’effet de la technique.243

Il serait en effet difficile d’argumenter le contraire de manière soutenue : d’un point de vue ontique la suppression des distances (entre deux points de communication, entre la production industrielle et la consommation, entre la maison et le travail, entre les nations engageant des échanges commerciaux, entre le téléspectateur et la scène qu’il voit se dérouler en direct, etc.) constitue fort probablement l’un des principaux stimulants économiques ayant permis la fulgurante industrialisation des derniers siècles. Il en va de même d’un point de vue ontologique : si « l’absence de distance est elle-même commandée par le fonds244 », les choses ne sont pas pour autant présentes à nous dans une proximité, car c’est bien plutôt « l’ensemble du réel » qui se replie « en cette uniforme absence de distance » ou « la proximité et le lointain de ce qui est présent font défaut245 » ; c’est-à-dire que malgré les défaites successives246 de la distance de l’étant contre la toute-puissance du Gestell, « la 241 HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p. 23.

242DASTUR, F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », p.5. 243 HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p.18.

244 Ibid., p. 23-24.

245DASTUR F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », p. 5.

246 Nous avons toutefois récemment eu un excellent exemple d’une résistance à l’uniformisation du Gestell, celui de la tribu des Sentinelles, qui, depuis 50 000 ans, maintiendraient en toute distance un mode de vie continu. La victoire est cependant d’une durée éphémère, car il faut avouer que cette persistance est rendue

proximité des choses demeure absente247 ». Si la proximité est originellement un existential du Dasein, les événements du monde, lui apparaissant désormais sous la forme d’« actualités » en son et en image, ne sont ni « ici », ni là-devant, ni là-bas : ils sont bien plutôt intégrées au Dispositif planétaire qui nivelle valeur et distance, et, comme tels, présents dans le non-lieu de l’écran248, processus qui équivaut au « déracinement vers lequel dérive l’histoire occidentale »249.

Devant un tel constat, Dastur affirme que la « question de la chose » — que posaient à leur façon pratiquement tous les philosophes de la tradition, de Platon à nos jours — n’est plus simplement « la question propre au penseur Heidegger », mais bien plutôt « la question même que se pose l’époque qui fait l’expérience de la disparition de l’objet et qui apprend par-là que le “naturel” n’est jamais que de l’historique250 ». Ainsi la question même que pose la philosophie au monde est en son essence époquale, et ne trouve sa réponse que par une explicitation du régime de phénoménalité propre à l’époque de celui qui pose la question – comme Kant dans Qu’est-ce que les lumières ? Toujours dans les mots de Françoise Dastur :

Le savoir de la science moderne […] « a déjà détruit les choses en tant que choses, longtemps avant l’explosion de la bombe atomique », parce que la science moderne contraint toutes choses à apparaître sous la forme d’un objet et a ainsi la prétention d’atteindre seule le réel dans sa véritable réalité, de sorte que nous autres modernes sommes entourés d’objets, mais dans l’incapacité de laisser apparaître les choses dans leur proximité.251

et administrative du Dispositif. Cf. « North Sentinel : derrière la mort d’un missionnaire, une longue histoire de résistance », Le Monde, 30 novembre 2018.

247DASTUR F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », p.5.

248 Cf. la remarquable analyse de Jean VIOULAC sur la banlieue comme exemple parfait de cette délocalisation du rapport Dasein-monde dans L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, pp. 113-127.

249 Cf. HEIDEGGER, M., GA 65, Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), von Hermann, 1989, p.204 (Traduction française de Jean Greisch dans « Donation, destination, décision », dans Archivio di filosofia, 1-2, 2012, p.199-216), où Heidegger écrit : « Que personne aujourd’hui n’ait la présomption d’estimer que c’est un simple hasard que ces trois-à [Hölderlin – Kierkegaard – Nietzsche] qui, chacun à sa manière, ont à la fin pâti le plus profondément du déracinement vers lequel dérive l’histoire occidentale et qui en même temps ont le plus intimement pressenti leurs dieux, ont dû prématurément quitter la clarté de leur jour. »

250DASTUR F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », p. 5. 251Ibid.

« Nous autres modernes » sommes donc voués à ne pouvoir avoir un rapport à quelque chose comme de l’étant que sous la forme du Fonds (Bestand), à la fois par notre rapport à la science et à la technique, qu’il nous reste toutes deux à expliciter dans leur fondement historial et métaphysique commun. Si nous disions plus tôt que la technique était, tout comme la machinerie de Marx, un processus d’objectivation, elle nous apparaît en même temps être, sous la forme du Dispositif, cette armature par laquelle aucun objet ne nous apparaît plus que comme étant-capital, comme ressource mesurable et à notre disposition, sans distance spatiale ou temporelle.

De notre réalisation du caractère aléthique de la technique moderne, au premier chapitre, nous avons parcouru la manière dont l’étant est dévoilé par celle-ci, non pas comme pro-duction (hervorbringen), mais bien comme pro-vocation (Heraus-fordern). Nous avons également compris comment le tout de l’étant ainsi formaté pouvait être formellement compris sous la figure du Dispositif (Gestell), dont l’avènement marque la fin du règne de l’ob-jet qui caractérisait, comme nous le verrons bientôt, la période de la subjectivité représentative. Cet avènement constitue également un bouleversement majeur de l’histoire de l’objectivité : comme nous l’avons vu, tout se phénoménalise dès lors comme « fonds » dans un enchaînement de moyens en vue de la plus grande efficacité, et ce, dans un tourbillon (Taumel) sans fin252. Il importe désormais de saisir le fondement historial (geschichtlich) de cette transition aboutissant au Dispositif, c’est-à-dire d’examiner la provenance et les conditions de possibilités de celui-ci en l’intégrant à l’« histoire de l’Être » (Seyngeschichte) proposée par Heidegger ; tâche qui sera celle du troisième et dernier chapitre de ce mémoire.

252 Selon le double sens du terme de « fin », c’est-à-dire à la fois comme Τέλος et comme achèvement

Chapitre 3 – L’avènement historial du Dispositif. Histoire