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Le Dispositif : équi-valence de l’ensemble des étants comme « pièces de

Chapitre 2 : Phénoménalité et technique moderne Le « Dispositif » (das Gestell)

2.2. Le Dispositif (das Gestell)

2.2.3. Le Dispositif : équi-valence de l’ensemble des étants comme « pièces de

Récapitulons : nous avons d’abord montré en quoi la technique moderne, en tant que pro-duction (Her-vor-bringen), participe du domaine de la vérité-dévoilement (ἀλήθεια) sous le mode de l’interpellation (Stellung). Ce faisant, elle somme l’étant d’apparaître comme Fonds (Be-stand) ; Fonds qui n’est plus un objet (Gegenstand) produit par un sujet, mais bien plutôt constitué par la mise à disponibilité intégrale du tout de l’étant, dont l’architecture ou le « squelette » est comprise par Heidegger comme « Ge-stell ». Dans Das Gestell, Heidegger écrit :

Dans le Ge-stell se produit (ereignet sich) cette non-occultation, conformément à laquelle le travail de la technique moderne dévoile le réel comme fonds (Bestand). Aussi n’est-elle ni un acte humain ni encore moins un simple moyen inhérent à un pareil acte. La conception purement instrumentale, purement anthropologique, de la technique devient caduque dans son principe […].221

De retour devant cette conception anthropologique-instrumentale la plus courante que nous avions d’emblée rejetée en raison du concept de différence ontologique, il semble désormais que cette conception courante atteigne une limite essentielle : ni moyen, ni acte humain, la technique moderne est dévoilement du réel. C’est donc dire que tout acte humain et tout moyen employé par les hommes dépend toujours déjà du mode d’être de l’étant qu’il rencontre, et à l’ère de la technique qui est la nôtre, le tout de l’étant, comme nous l’avons vu, est dévoilé dans la non-occultation comme Fonds (Bestand) disponible. Revenons un instant au terme de « travail » utilisé par Heidegger dans la citation précédente. Le « travail de la technique moderne » qui dévoile l’étant peut-il être assimilé au complexe industriel et financier qui régit la production de tout étant dans le système économique actuel ? Il semble évidemment y avoir une affinité entre la description heideggérienne du Gestell et, par exemple, la description que Marx fait du capitalisme. Nous tenterons bientôt de répondre à cette question. Cependant, nous risquons de ne pouvoir atteindre une réponse satisfaisante

que lorsque nous traiterons du caractère historial de l’avènement de la Technique moderne au cours du troisième chapitre de ce travail.

Tentons pour l’instant de « pénétrer plus avant » dans l’essance de celle-ci identifiée comme « Dispositif » : « le Gestell », écrit Heidegger, « est l’essence déployée de la technique. Sa disposition est “universelle” », c’est-à-dire qu’elle « s’adresse à la totalité de tout ce qui est présent222 ». Ainsi, chaque chose qui déploie sa présence se verra imposer un mode d’être propre par le Dispositif : « tout ce qui est l’est comme pièce de ce fonds, selon les modalités les plus variées et la façon dont elles se déclinent, de manière manifeste ou encore celée, dans l’imposition du dispositif », et ce qui est ainsi mis en réserve peut être compris comme « Fonds », en tant que son mode d’être repose « sur la possibilité d’un remplacement par ce qui est commandé à l’identique ».223 Les choses apparaissent dès lors comme « pièces de rechange224 », uniformes en tant que « mises en réserve225 ». L’en-vue- de-quoi du Dispositif est, en ce sens, la « remplaçabilité permanente de l’identique par l’identique226 », lui permettant en retour d’être « entièrement accumulé en cette mise en action permanente » et, réciproquement, d’accumuler « par avance tout ce qui est disponible, le rejetant chaque fois à l’identique dans la disponibilité illimitée du fonds pris en sa totalité227 ». En quoi consiste cette notion d’« identique » par laquelle Heidegger qualifie le « travail » du Ge-stell ? Valant « pareillement pour tout ce qui est mis en réserve », l’identique renvoie au caractère d’interchangeabilité permanente de l’étant mis en réserve dans le Ge-

stell comme « pièce de rechange ». C’est-à-dire que tout étant est ainsi assuré « à travers la

possibilité, disponible, d’être immédiatement remplacé228 » par un autre qui lui est équi- valent, identique. Le fonds n’est ainsi rien d’autre que cette « imposition du Dispositif » dans lequel « tout se tient dans l’équi-valent.229 »

222 HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p.14. 223 Ibid. 224 Ibid., p.23. 225 Ibid. 226 Ibid. 227 Ibid. 228 Ibid., p.24. 229

2.2.4. « Ge-stell » heideggérien et « Machinerie » marxienne

S’il nous faut attendre au troisième et prochain chapitre avant de pouvoir expliciter en détail la provenance historiale et métaphysique du Dispositif que nous avons décrit dans la précédente section, il semble ici pertinent de s’arrêter pour discuter de la façon dont Jean Vioulac, dans son ouvrage paru en 2013, La logique totalitaire. Essai sur la crise de

l’Occident, assimile le Dispositif heideggérien, par lequel, comme nous l’avons vu, tout

devient « pièce de rechange », à la « Machinerie » pensée par Marx un siècle et demi plus tôt, affirmant que ce dernier serait le premier à avoir pensé l’idée heideggérienne de Gestell.230 Notons d’ailleurs que dans les Beiträge zur Philosophie de 1936-38, Heidegger ne parle pas encore de Gestell mais bien plutôt de « machination » (Machenschaft). Marx lui-même concevait la machinerie comme le capital fixé du processus du travail, par laquelle la valeur était créée d’elle-même dans un automatisme économique régissant tous les autres phénomènes sociaux, qu’il décrit lui-même comme un « monstre animé » et « objectivant »231.

Il apparaît d’abord évident que les concepts de « fonds disponible », de « pièces de rechange » et « d’équivalence » peuvent être ramenés à une interprétation marxienne ou marxisante du système économique actuel et de l’histoire l’ayant porté, d’autant plus que, en tant que nous comprenons la technique comme dévoilement de l’étant, celle-ci s’avère en effet être objectivante232. Toutefois, il est ici nécessaire de rappeler que Marx pense l’histoire non pas à partir d’une histoire de l’Être qui la déterminerait en creux — et qu’il nous reste encore à élucider dans le prochain chapitre —, mais plutôt par la succession matérielle des modes de production propres à une époque et venant la fonder. En ce sens, il faudrait nuancer l’identification entre « Dispositif » et « Machinerie », en ce que l’idée de « Dispositif »

230 VIOULAC, J., La logique totalitaire. Essai sur la crise de l’occident, Paris, PUF, 2013, p.452.

231 Cf. MUSTO, M., "Karl Marx's Grundrisse" (PDF en ligne), Routledge, p.63. Marx écrit : « The combination of this labour appears just as subservient to and led by an alien will and an alien intelligence – having its animating unity elsewhere – as its material unity appears subordinate to the objective unity of the machinery, of fixed capital, which, as animated monster, objectifies the scientific idea, and is in fact the coordinator, does not in any way relate to the individual worker as his instrument; but rather he himself exists as an animated individual punctuation mark, as its living isolated accessory ... ».

232 Nous commençons toutefois à comprendre qu’elle s’avère aussi être paradoxalement dés-objectivante, en ce que le Gestell supprime l’objet en ne laissant subsister que le fond.

correspond en amont à ce que Marx pose en aval comme « Machinerie », de la même manière que l’ἀλήθεια en amont du dévoilement de l’étant : la « Machinerie » est bien plutôt le résultat de l’agencement historique et ontique des modes de production. Néanmoins, on peut sans aucun problème intégrer le monde actuel du travail — le proverbial « marché de l’emploi » — ainsi que la logique capitaliste régissant nos sociétés à la notion heideggérienne de Ge-

stell, et ce, me semble-t-il, sans trahir la pensée de Heidegger lui-même (pensons simplement

à l’accroissement atéléologique et aux moindres frais qui constitue la « direction » de l’étant- machine). Vioulac écrit en ce sens :

La Machinerie233 est « le montage, l’armature, le support qui permet à l’ensemble de s’ajointer ; l’ossature ou le squelette (Gerippe)234 » — et la science moderne ne prend en effet jamais en vue que cette charpente, en renonçant à la question grecque « Qu’est-ce que c’est ? » pour l’unique question : « Comment ça marche ? » C’est l’unité d’essence de cette armature que Heidegger nomme le Dis-positif (Ge-stell), qui est tout à la fois une mise à disposition (Ge-stellung) et imposition (Be-stellung) au double sens de la contrainte et du prélèvement de l’impôt. Par la domination du Dispositif « commence l’époque de l’objectivation inconditionnée et totale de tout ce qui est.235

On se rappellera l’existential de l’« être-au-monde » exhumé dans Sein und Zeit (§ 12), mode d’être par lequel le Dasein établit son séjour, habite, travaille et meurt « au-monde » (in-der-

Welt). Si le travail selon Heidegger — prenons l’exemple de l’artisan qui, au premier

chapitre, fabriquait sa coupe — peut sembler correspondre à la définition que donne Marx du travail, c’est-à-dire d’une « activité personnelle de l’homme, ou travail proprement dit236 » agissant sur un « objet » par un « moyen »237, nous avons également dit que la technique moderne, sous la forme dominante du Gestell, n’était plus une activité humaine, mais qu’elle était au contraire en amont de tout rapport de l’homme à l’étant en présidant au dévoilement de ce dernier. Vioulac semble tout à fait conscient de ce point, lorsqu’il écrit :

233 C’est à dire, dans les mots mêmes de Marx, le « système automatique des machines » (Manuscrits de 1857- 1858 (Grundrisse), MEW 42, p.592 (Cf. VIOULAC, op. cit. p.452).

234 HEIDEGGER, M., « Le dispositif », (dans GA79 p.35, cité par Vioulac). 235 VIOULAC, J., La logique totalitaire. Essai sur la crise l’occident, p.454. 236 MARX, K., Le Capital, Paris, Éditions Sociales, 1975, I, I, p.181.

Pourtant, « à parler rigoureusement, c’est à peine si nous avons encore le droit de parler d’objectivation » : il n’est en effet même plus possible de parler d’objet, si l’objet est ce qui est constitué par un sujet ; le sujet est lui-même assujetti, et dépossédé de sa puissance de constitution, désormais totalement assumée par le Dispositif. […] Le seul mode d’être est la disponibilité pour l’imposition du Dispositif, qui dispose autant de la Terre (devenue Fonds premier,

Grundbestand) que du ciel (devenu espace, c’est-à-dire banlieue de la Terre) et

de « l’humanité, devenue matériel humain [qui] se voit assimilé aux matières premières et à l’outillage ».238

C’est donc dire que la logique propre au Dispositif, par laquelle tout est posé comme Fonds dans l’équivalence, dépasse de par son ampleur et de par l’étendue de son automatisation la logique du capitalisme telle que diagnostiquée par Marx dans Das Kapital, même si l’on doit avouer avec Vioulac que l’équi-valence décrite par Heidegger comme effet de la technique l’est le plus souvent sous la forme d’une équi-valence économique, où tout vaut le même, c’est-à-dire où tout est ramené à l’universel-abstrait « argent »239. Il faudra en ce sens identifier le Gestell à la catégorie beaucoup plus large de la modernité occidentale, qui englobe tant le capitalisme que les alternatives malheureuses du dernier siècle240. Notons pour l’instant que l’imposition du Dispositif qui somme l’étant à apparaître comme fonds va de pair avec la logique industrielle du capital ; phénomènes qu’il ne nous sera d’ailleurs possible de ramener tous les deux à un principe commun que lorsque nous examinerons la provenance historiale et métaphysique du Dispositif technique. Poursuivons pour l’instant notre examen du régime de phénoménalité propre à la technique moderne, en examinant la question de la négation de la distance et de la proximité par le « poser » qui en constitue la réalité (Wirklichkeit).

238 VIOULAC, J., La logique totalitaire. Essai sur la crise l’occident, p. 454. 239 Cf. op. cit., paragraphe 22 (pp. 307-311).

240 C’est pourquoi Heidegger va renvoyer dos-à-dos nazisme, communisme et capitalisme comme autant d’avatars du Dispositif. Cf. GA40, p.36 : « L’esprit faussé en intellect est réduit au rôle d’instrument. Peu importe que ce soit […] en dominant des moyens matériels de production (comme dans le marxisme) […] ou en dirigeant l’organisation d’un peuple conçu comme masse vivante et comme race ; dans tous les cas l’esprit, en tant qu’intellect, devient la superstructure impuissante de quelque chose d’autre ».