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Science et technique modernes, ἐπιστήμη et τέχνη grecques

Chapitre 3 – L’avènement historial du Dispositif Histoire de l’être, accomplissement de la

3.1. Science et technique, ἐπιστήμη et τέχνη

3.1.2. Science et technique modernes, ἐπιστήμη et τέχνη grecques

Nous avons vu, dans la section 1.1.3 du présent mémoire, que la τέχνη pensée « à la grecque », c’est-à-dire en tant que ποίησις procédant des quatre causes aristotéliciennes, équivalait à une pro-duction (Hervorbringen) aléthique par laquelle l’orfèvre lassait venir en présence l’objet à produire, et ce, en vue d’une utilisation symbolique ou utilitaire par un Dasein prochain. Dans ce cadre, la pro-duction était le processus de dévoilement d’un étant par la cause efficiente consistant en une réunion des trois autres causes, c’est-à-dire la matière (ὕλη), la forme (εἶδος) et la finalité (tέλος). Pour sa part, la technique moderne est également une ποίησις, à la différence près que la cause efficiente y est absolutisée : la matière, la forme et la finalité sont toutes déterminées par l’efficacité du processus de production ; dans les termes de Heidegger, la chose et produite « vers son utilisation maximum et au moindre frais268 ». De pro-duction (Hervorbringen), la technique est devenue pro-vocation (Herausforderung).

Prenons, pour contraster avec l’exemple heideggérien de la coupe sacrificielle, la production industrielle d’un objet moderne de consommation, l’exemple d’un téléphone cellulaire : premièrement la matière (ὕλη) est extraite d’une nature réduite au mode d’être du « fonds » (Bestand), et tant la matière que la forme (εἶδος) sont commandées par l’impératif de « l’utilisation maximum » et du « moindre frais » ; deuxièmement, la finalité (tέλος) n’est plus l’utilisation du produit par un Dasein prochain, mais plutôt la consommation économique même, qui en commande à rebours l’utilisation par un recours massif à la publicité ; finalement, l’orfèvre est réduit au rang d’opérateur d’une machine, lui-même

considéré comme machine dans le cadre de l’administration des « ressources humaines »269.

Ainsi, l’ἀλήθεια correspondant au Gestell (l’essance même de la technique) ne laisse apparaître l’étant que comme un étant maitrisable, susceptible d’être produit ou extrait – nous disions plus tôt un « étant-capital ». Afin de comprendre comment une telle phénoménalité s’inscrit dans l’histoire plus large du dévoilement de l’étant, on doit maintenant se demander à la fois quel rapport la τέχνη grecque entretient-elle avec la science des Grecs, c’est-à-dire ce qu’ils nommaient « ἐπιστήμη », et également si notre science et notre technique constituent un « progrès » par rapport à celles-ci ?

Tel que nous l’employons de nos jours, le mot de science « signifie quelque chose d’essentiellement différent aussi bien de la doctrina et de la scientia du Moyen Âge que de l’ἐπιστήμη grecque »270, non pas en ce que la science se serait progressivement réfutée elle-

même jusqu’à nos jours dans un long progrès de l’Esprit, mais bien plutôt parce que « l’acceptation grecque de la nature du corps et du lieu, et de la relation des deux, repose sur une autre ex-plication de l’étant et conditionne par conséquent une autre façon de voir et de questionner les phénomènes naturels. »271 La science moderne, reposant sur le régime de

phénoménalité que nous avons précédemment décrit, recherche « l’exactitude », c’est-à-dire la correspondance mesurable entre la théorie et les faits, entre le pôle subjectif et le pôle objectif. Mais cette exactitude n’est pas encore la vérité : cette dernière, en tant qu’ἀλήθεια, correspond bien plutôt au dévoilement même d’une certaine phénoménalité ; dans les termes de Heidegger, à une « ex-plication de l’étant » qui « conditionne une […] façon de voir et de questionner » la nature. « C’est pourquoi », écrit-il, « il est insensé de dire que la science moderne est plus exacte que celle de l’Antiquité »272 : toutes deux répondent au contraire à

la vérité propre à leur époque, c’est-à-dire au dévoilement aléthique d’une phénoménalité particulière, que nous identifierons bientôt au « fond métaphysique » de chaque époque. 269 On pourrait également argumenter que le système industriel tel qu’il existe aujourd’hui, avec son automatisation grandissante à l’aide des technologies liées à l’intelligence artificielle, est lui-même l’orfèvre machinal et sans nom de la production capitaliste, comme le fait Jean Vioulac qui compare le système industriel au démiurge platonicien (« Entretien avec Jean Vioulac : Autour d'Approche de la Criticité », Actu Philosophia (ISSN 2269-5141), 7 mars 2018.). Il faut toutefois reconnaitre qu’il subsiste encore aujourd’hui des espaces de production poiétique qui semblent échapper à la toute-puissance du Dispositif, par exemple dans les milieux artistiques ou dans le travail manuel.

270 HEIDEGGER, M., L’époque des conceptions du monde, p. 101. 271 Ibid.

Il apparaît ainsi qu’il est absolument primordial d’adopter le point historial (geschichtlich) plutôt qu’historiographique (historisch) sur la question du rapport entre science et technique moderne : selon Heidegger, c’est en effet l’ex-plication ou le dévoilement d’une certaine phénoménalité époquale qui conditionne la manière dont on questionne et dont on explique la nature – en un mot, la science correspondant à cette époque.

De cette compréhension de la phénoménalité découle que la science moderne dépend entièrement de la « nature » que nous révèle le Gestell et y trouve sa place comme au sein d’une totalité, en partie en raison de l’orientation de son financement vers l’application technique et industrielle ainsi que de certains objets produits par l’industrie technique qui constituent, en tant qu’instruments, la condition matérielle de possibilité d’une telle science. Si « chaque époque, l’époque grecque, médiévale, moderne, découvre sa nécessité, une manière fondamentale de dire l’être de l’étant »273, la nôtre, déterminée en sa phénoménalité par l’armature logique du Gestell trouve bien sa « manière fondamentale » de dire l’être de l’étant dans le « fonds » (Bestand) que laisse apparaître ce Dispositif. Afin d’aborder cette « manière fondamentale » de dire l’être de l’étant du point de vue de son Histoire (Geschichte), nous allons maintenant tenter de comprendre en quoi le « fonds » moderne s’oppose à l’ob-jet (Gegenstand) de la subjectivité représentative ainsi qu’à l’« advenu » (Herstand) du monde antique, dans une brève tentative de produire une « histoire de l’objet » corrélative à la Seynsgeschichte heideggérienne.

3.1.3. « Bestand », « Gegenstand » et « Herstand » : éléments d’une histoire de l’être (Seynsgechichte)

Dans la conférence de 1949, Das Ge-stell, Heidegger oppose au « fonds » (Bestand) dont nous avons vu que la phénoménalité des Temps nouveaux revêt le caractère de

Herstand, c’est-à-dire le dévoilement de l’étant comme « advenu », où ce qui est en présence

se déploie en conformité au sens originaire de l’ἀλήθεια : la non-occultation. Rappelons ici la φύσις, qui, en tant qu’exemple insigne de ποίησις, tirait sa venue à la présence d’un

principe interne, contrairement au Gegenstand, posé par le sujet, et au « fonds » (Bestand) du Dispositif. Dans la conférence du même nom — « Le Dis-positif » —, Heidegger écrit :

Le fonds (Bestand) du dis-positif (Gestell) est constitué de pièces de rechange et du mode de leur imposition. Les pièces sont ce qui, du fonds, est mis en réserve (Beständige). […] On représente d’ordinaire ce qui est mis en réserve comme ce qui subsiste, […] ce qui est présent à tout moment. Mais ce qui est ainsi présent peut concerner l’homme selon différentes modalités de présence. Ces différents modes déterminent les époques de l’histoire de l’être (Seyngeschichte) occidentale. Ce qui est présent peut se déployer comme ce qui advient de lui- même du cèlement (Verborgenheit), surgissant dans l’ouvert décelé (Unverborgenheit). Ce qui est ainsi présent, nous le nommons, dans le déploiement même de sa présence, l’advenu (Herstand).274

Trois époques peuvent donc être distinguées dans l’histoire de l’être envisagée par Heidegger. Nous avons vu que l’époque de la technique moderne est celle où l’étant apparaît comme fonds (Bestand). À l’époque de la subjectivité représentative — c’est-à-dire entre l’avènement de la subjectivité moderne, au sens traditionnel du terme, vers l’époque de Descartes, et l’avènement de la technique neuzeitlich — l’objet était posé comme

Gegenstand, c’est-à-dire posé par un sujet en tant qu’il lui faisait face ; régime d’objectivité

qui culmine dans la philosophie transcendantale de Kant et dans l’idéalisme allemand qui s’ensuivit. Finalement, et plus originairement, on doit comprendre le monde grec de l’étant, et, en cohérence avec notre pari d’étendre la notion de τέχνη à toute civilisation traditionnelle, le monde préphilosophique de l’étant en général comme Herstand, c’est-à-dire comme « advenu », étant qui se manifeste tel qu’il surgit lui-même « dans l’ouvert décelé », c’est-à- dire dans la vérité même. Advenu, cet étant n’est construit ni par une subjectivité représentative, ni par un Dispositif technique anonyme et calculant : il est bien plutôt toujours déjà tel, au sens où il apparaît toujours déjà comme quelque chose portant un sens pour le

Dasein.

Si, à notre époque, on doit affirmer que la phénoménalité même de tout étant revêt dans notre ouverture compréhensive le caractère de la disponibilité et devient ressource mesurable et étant-capital, on peut imaginer un rapport plus originaire à l’étant, que

Heidegger aurait tenté de décrire dans l’Analytique existentiale de 1927, et qui constituerait le mode d’être le plus originaire du Dasein et de l’étant qu’il découvre. Dans les termes de Jean Vioulac, « les mêmes données apparaissent dans le premier cas (Herstand) sous la forme d’un Dieu dispensateur de tout bienfait, dans le deuxième (Gegenstand) comme corps naturel et point d’orientation, enfin (Bestand) comme système complexe de corpuscules dont le fonctionnement est producteur d’énergie ; c’est-à-dire comme machine275 » ; formulation qui semble toutefois un peu impropre en ce qu’il ne peut y avoir de « données » préexistant l’histoire de l’Être, dont la donation et le retrait sont toujours l’avènement originel et premier d’une époque (Ereignis).

Toutefois, en vertu même de la notion d’histoire de l’être, il serait tout aussi malhonnête que vain de prétendre pouvoir retourner à l’étant comme Herstand — ou même à l’ob-jet (Gegenstand) — dans une régression unilatérale et franchement réactionnaire vers une phénoménalité antérieure. Nous, sujets modernes, sommes, pour parler la langue de Foucault, « assujettis » par le Gestell même, en ce que tout acte humain est ramené soit à la catégorie de production, soit à celle de consommation, et qu’ainsi l’homme lui-même, en tant que

Dasein moderne, tire son essance — comme nous le disions plus tôt du Rhin — d’un rapport

quantitatif à l’étant comme « fonds » (Bestand). C’est-à-dire que, produisant, il augmente la disponibilité du fonds, et consommant, il en accomplit l’utilisation. Frédéric Neyrat parle en ce sens d’une « ontologie de la consommation », où « rien d’échappe à [la] provocation, pas même la vie soumise à un processus d’intensification276 ». Si l’étant est « fonds », le Dasein lui-même prend la forme du « personnel » et n’habite plus un monde advenu, mais occupe un emploi dans une industrie qui pro-duit et constitue la phénoménalité même de son monde sous la forme de biens de consommation. Dans la dernière section de ce chapitre, nous reviendrons au danger qui pèse sur l’essance du Dasein, ainsi que sur l’éventuelle possibilité d’un dépassement de cette dépendance.

Résumons pour l’instant les acquis de la présente section : nous nous demandions précédemment comment l’époque présente, comprise à l’aune du Gestell, a pu advenir dans 275 VIOULAC, J., Apocalypse de la vérité, Ad Solem, 2014, p. 42.

276 NEYRAT, F., « Heidegger et l’ontologie de la consommation », Rue Descartes, vol. 49, no. 3, 2005, pp. 8- 19.

l’histoire de notre espèce. Il apparaît maintenant que notre époque prend place dans une histoire de l’être (Seynsgeschichte) allant de l’antiquité jusqu’à nous et pouvant être décrite par l’être de l’étant dont les différentes déterminations historiales s’y succèdent. Toutefois, nous disions également, au tout début de notre premier chapitre, que l’histoire de la pensée occidentale pouvait être considérée comme un long et progressif oubli de l’être (Seinsvergessenheit) menant à la tradition philosophique que nous connaissons. Afin de pouvoir détailler rigoureusement la conception heideggérienne de l’avènement de la technique moderne dans une « histoire de l’être » dont l’histoire même de la pensée serait un corrélat, il faut maintenant nous attarder à l’histoire de la philosophie occidentale elle-même, c’est-à-dire à l’histoire de ces pensées qui, tentant d’englober l’étant dans sa totalité par le concept, ont sombré dans un progressif délaissement de la question de l’être.