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Zones privilégiées

b) L'espace instrumental

B. Zones privilégiées

A la faveur de ces dévalorisations dont souffrent les autres parties de la ville, c'est cette bande de terre entre les deux fleuves, de Perrache aux Terreaux, qui concentre l'essentiel des attentions des guides tout au long de notre période. C'est ce Lyon historique (c'est à dire qui a une histoire) qui focalise l'intérêt de nos ouvrages. C'est là que les siècles ont accumulé les faits et les gestes des illustres, aussi bien que les monuments. Cette partie de la ville est la seule à fournir en abondance les historiettes du passé qui structurent la description pittoresque de la ville, mais aussi les hauts-lieux artistiques et monumentaux sur lesquels s'appuie l'itinéraire. Sa prédominance n'est donc pas remise en cause par les modifications des procédés d'exposition ou des codes de perception. C'est encore cet espace qui contient les éléments plus discrets qui placent le voyageur au sein d'un monde conforme à son profil social: cabinets particuliers de curiosités et de peintures du début du siècle (qui s'ouvrent de bonne grâce aux gens du monde), cercles de bon ton plus tard, et toujours ces cafés, restaurants et hôtels où le voyageur d'un certain rang doit trouver gîte et couvert. La répartition des sommaires des guides telle que l'on peut l'observer dans le Lyon, guide artistique et historique de Desvernay en 1914 montre bien les dénivellations sensibles dans la présentation de la ville. 85 pages y sont consacrées à cette partie centrale, contre 65 au reste de la ville: c'est dans cet ordre de rapport qu'il faut situer la prépondérance de la zone Perrache-Terreaux tout au long du siècle.

Cette écrasante hégémonie est donc le résultat d'un impressionnant cumul de qualités, propre à encercler le touriste dans toutes les dimensions de sa "touristicité". D'abord en ce qui concerne sa visite de la ville, puisque c'est là que sont situées la plupart des curiosités qu'il est appelé à contempler. Si l'on se borne aux églises, on constate qu'avec Saint-Martin d'Ainay et Saint-Nizier, ce que nous appellerons improprement mais commodément la presqu'île (124) regroupe deux des trois églises les plus souvent retenues par les guides. La domination est

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Au XIX°, le terme est parfois employé pour la zone conquise sur les fleuves à l'issue des travaux menés par Perrache et ses successeurs: on parle dans ce cas de "presqu'île Perrache". On parle de

plus manifeste encore si l'on veut bien inventorier rapidement les grands monuments civils qui peuplent la ville; l'Hôtel Dieu, l'Hôtel de Ville, le Palais Saint Pierre sont tous bâtis entre Perrache et les Terreaux. Ce sont sans conteste les principaux édifices de Lyon, même si l'on veut prendre en compte quelques constructions tardives sur la rive gauche du Rhône en fin de siècle (Préfecture, Universités) qui n'ont pas le même statut historique que les hauts-lieux lyonnais cités ci-dessus. Descendre à un niveau plus bas de beauté architecturale ou d'importance historique, comme cela était de règle dans la nomenclature monumentale des guides d'avant 1860, ne remet pas en cause cette répartition. A part quelques monuments utilitaires situés sur la rive droite de la Saône, les nécessités de la communication conjuguées aux effets accumulateurs de l'histoire ont concentré entre Perrache et Bellecour tout ce qui peut être susceptible d'accrocher le regard curieux du voyageur: Boucherie des Terreaux puis abattoirs de Perrache, Mont de Piété, Grenier à Sel, prisons, Hôtel du gouverneur militaire, casernes, tout est là ou presque. Et lorsque dans un second temps le regard (provoqué par le guide) se fait moins descriptif et plus énumérateur, moins curieux et plus "artistique", c'est encore le centre de la ville qui offre ses musées (le Palais des Arts et ses musées de peinture, de sculpture ou de botanique, le musée de l'Industrie au Palais du Commerce), ses statues, ses fontaines et toujours ses églises. C'est encore lui qui encombre les rubriques consacrées aux "plus belles rues", de la rue Grenette à la rue Impériale en passant par la rue Bourbon. Est-il besoin d'ajouter à cet inventaire de la beauté urbaine telle qu'elle est dressée par les guides que les plus belles places (Bellecour, Terreaux, Jacobins), les plus belles fontaines, les plus beaux quais cités par les guides sont ceux et celles du centre de la ville? Faut-il encore surenchérir en notant que les monuments commémoratifs (statues, bustes, plaques) sont eux aussi dressés sur les places, nichés dans les façades, boulonnés sur les murs de la presqu'île?

Si la visite le tient captif de la presqu'île, ce ne sont pas les aspects secondaires de son séjour qui vont inviter l'étranger à transgresser les frontières du Rhône, de la Saône et de la place des Terreaux. Comme on l'a dit plus haut, ses hôtels, ses cafés, ses restaurants, ses cercles, les magasins bien fournis sont tous situés dans ce périmètre de même que ces points de ralliement obligés du voyageur que sont le poste de diligences, le débarcadère des bateaux à vapeur ou la gare principale de chemin de fer. Il n'est en fait que deux échappatoires à cette claustration: les guinguettes de Perrache, des Brotteaux ou de La Croix-Rousse pendant les premières décennies du siècle, et le site de Fourvière. Mais les cafés et les bateleurs de la périphérie cèdent la place aux usines ou aux maisons, et les lieux de distraction reviennent au

presqu'île tout court pour désigner l'espace borné par le confluent au Sud et la place des Terreaux au Nord.

centre dont ils n'ont jamais été absents. Qu'il s'agisse des cafés-chantants de la place des Célestins dont Fournier décrit la vie tapageuse avec précision ou des spectacles plus fréquentables du théâtre des Célestins et surtout du Grand Théâtre sis place de La Comédie, les principales institutions de spectacle et de divertissement n'ont pas quitté le centre de la cité. Quant au panorama, n'oublions pas qu'une de ses fonctions primordiales est de faire découvrir le spectacle de la ville au voyageur et de lui permettre de localiser ces monuments qu'il va découvrir. C'est donc vers la ville, et plus encore vers cet espace Perrache-Terreaux qui contient la plus grosse part de ces monuments que le panorama ramène le visiteur.

La présence dans la presqu'île des classes de population dont le voyageur est le plus proche socialement renforce encore ce statut privilégié. La noblesse, le barreau et les propriétaires de Bellecour ou les riches négociants des Capucins et de Saint-Clair lui procurent un environnement d'autant plus accueillant que les opérations immobilières des années 1845-65 procèdent à une sorte d'affinage social du centre de Lyon en éloignant de la presqu'île un grand nombre d'ouvriers et d'artisans, ainsi que les locaux dans lesquels ils exerçaient leur activité. Ainsi les poids conjugués de l'histoire, de l'occupation sociale et économique des sols font-ils de la presqu'île l'espace quasi-exclusif où se meut le touriste. Celui-ci, malgré les transformations que le guide subit dans sa manière de présenter et de voir la ville, évolue toujours dans la même portion de Lyon, ce centre où se déroule donc non seulement le spectacle dans lequel s'interdéfinissent les groupes sociaux locaux, mais aussi celui que la ville toute entière présente à l'oeil extérieur.