• Aucun résultat trouvé

Logiques et maîtrise du déplacement

Dans le document LYON AU XIX° SIECLE: LES ESPACES D'UNE CITE (Page 110-113)

introduction du volume

CHAPITRE 2: ESQUISSE D'UNE CARTOGRAPHIE MENTALE

II. Situer, nommer

2. Logiques et maîtrise du déplacement

Ce primat du repérage-trajet semble particulièrement important dans les groupes populaires. Les procès-verbaux d'interrogatoire des personnes appréhendées place du Pont à l'occasion des troubles du 30 avril 1871 (168) contiennent quelques témoignages en la matière.

168

Archives départementales du Rhône, "Premier Conseil de guerre, 8° division, émeute de La Guillotière", huit cartons, sans cote.

Les prévenus, interrogés sur les raisons de leur présence sur les lieux de l'émeute (169), doivent justifier cette présence. Cette justification se solde pour nous par une description des occupations de la journée et des déplacements correspondants. Dans cette description, il est frappant que les prévenus fassent toujours référence à "l'habitude" qu'ils ont d'emprunter certains trajets. Ainsi le sieur Chapuis, qui a l'habitude de passer devant la mairie pour rentrer chez lui, ou Emile Vernet, qui passe invariablement par le pont de La Guillotière pour regagner la rive gauche du Rhône. Ces habitudes, qui ancrent le déplacement dans des terrains connus et minimisent les possibilités d'égarement, sont en partie étrangères au magistrat qui les interroge, qu'on voit s'étonner à chaque réponse. "Pourquoi n'avez vous pas suivi pour aller

chez vous la voie la plus courte?", demande t-on à Chapuis qui pour aller de l'avenue de Saxe

(où il était au bal) à la rue D'Aguesseau (son domicile), fait effectivement un bien grand détour. Idem à Emile Vernet, qui revient de la brasserie Fritz (sise à côté de la gare de Perrache) en passant par la rue de Bourbon et le pont de La Guillotière, alors que pour rentrer chez lui place Saint Louis, il est plus court de passer par le pont du Midi. Deux manières de lire l'espace semblent se heurter, et de leur incompréhension mutuelle naît la méfiance de l'interrogateur qui dans ce refus de la ligne droite, du plus court chemin, de la rationalisation des déplacements, lit le mensonge et la duplicité qui doivent selon lui trahir l'insurgé. D'un côté, le Lyonnais ordinaire, artisan de La Guillotière qui va jouer aux boules le dimanche, et se déplace sur des trajets répétitifs et bien balisés, de l'autre le policier, le militaire ou le magistrat, qui possède la carte et raisonne en termes de géométrie, de réseaux. Mais il est vrai que ces indices sont bien fragiles. Plus d'indications pourraient sans doute être amassées en utilisant des documents d'un type approchant, comme les interrogatoires de témoins et de prévenus dans les affaires criminelles. Là en effet les personnes doivent justifier de la même manière leurs itinéraires, raconter leurs parcours. Cependant la résonnance de ces indices ténus avec ceux précédemment invoqués me semble probante, en tout cas pour confirmer l'existence de ces deux niveaux d'appréhension de l'espace que sont le trajet et le réseau.

Pourtant, la géométrisation du repérage urbain n'est déjà plus une inconnue au XIX° siècle. La morphologie des plaques de noms de rues évoquée plus haut en est un petit signe, mais il faut surtout évoquer la diffusion du plan de ville, tel qu'on l'a rencontré dans les guides touristiques. Si on doit attendre jusqu'aux années 1870 pour le voir quasi inévitablement inclus dans le guide, on sait que dés le début du siècle il est présenté à côté de lui sur les rayons des librairies lyonnaises. D'autres signes permettent de dire que c'est entre autres par le guide et les

groupes sociaux auxquels il s'adresse que l'on entre progressivement dans l'âge de la carte et de la géométrie en matière de repérage urbain. On a déjà parlé de l'expérience du libraire- éditeur Périsse en 1815, qui joint à la Description des curiosités de Lyon de N.F. Cochard un plan quadrillé, portant en marge des lettres qui permettent de situer les lieux selon le système abscisses-ordonnées utilisé dans nos plans de ville contemporains. Ce sont encore les guides, et notamment ceux de Chambet (170), qui se font l'écho de l'outil de repérage mis en place à l'aide des places de nom de rues et soulignent que grâce à ce système on peut se diriger dans la ville sans la connaître. Le plan est pour le guide, qui s'adresse à des personnes en principe démunies de toute expérience de l'espace lyonnais, un moyen de les affranchir des contingences de la pratique, en leur donnant un système de repérage universel basé sur les règles de la géométrie. C'est dans le même sens qu'on peut interprèter l'habitude prise par les guides d'ouvrir leur description par la vue de Lyon depuis Fourvière. Souvent accompagnée d'une photographie, la description du paysage que le visiteur contemple depuis la colline doit lui permettre de penser la ville en réseau, et ainsi de lui rendre le mouvement plus facile. A l'apprentissage pratique d'une ville, caractéristique des premiers guides du siècle, succéde l'apprentissage théorique de l'espace en général, qui doit permettre de s'orienter n'importe où et dont le plan est l'outil privilégié. Pour remplir sa tâche, le guide utilise ce système à vocation universelle, qui fait succéder à des appartenances géographiques (être d'une ville, d'un endroit pour être capable de s'y déplacer) des appartenances sociales et culturelles (avoir reçu une éducation de type géométrique et mathématique), lesquelles deviennent les facteurs déterminants de la capacité à posséder l'espace urbain. Au moment où se développe la catographie urbaine (171), le guide reproduit ce mouvement vers une plus grande maîtrise de l'espace de la ville.

Malgré ces prémices de "l'âge du plan", le mode de repérage dominant reste celui des repères verticaux et des trajets. Les guides eux mêmes en témoignent, qui affinent de plus en plus ce mode de trajet qu'est l'itinéraire. Il est vrai que leur rôle et leur fonction reste de définir

169

Il ne s'agit pas dans nos exemples de personnes saisies les armes à la main, ou arrêtées à la suite d'une enquête de police, mais de personnes interpellées autour des lieux de l'insurrection.

170

Par exemple dans l'édition 1824 du Guide de l'étranger à Lyon, ou description des curiosités, des monuments et des antiquités que cette ville renferme.

171

Voir pour Lyon AUDIN (Marius): Bibliographie iconographique du Lyonnais, Lyon, Rey, 1910. Bernard LEPETIT donne les références de quelques travaux analogues sur d'autres villes françaises dans Les villes dans la France moderne, Paris, Albin Michel, p.411, note 23. Voir aussi le numéro spécial de la revue Urbanisme: "Plans de ville, le pouvoir de l'image", n°215, août-septembre 1986.

précisément les points et les espaces que le voyageur doit contempler, plus que de lui donner les moyens de se déplacer librement: l'espace touristique, on l'a vu, ne recouvre pas tout l'espace urbain. On retrouve ailleurs d'autres signes de cette domination du trajet. Le malaise que ressent le "vieux Lyonnais" qui s'aventure sur la rive gauche du Rhône et qu'évoque Vidal de La Blache dans le tome I de L'histoire de France d'Ernest Lavisse n'a pas que des causes sociales et culturelles liées à l'histoire de la ville. C'est aussi une profonde incompréhension du système d'orientation à adopter dans le réseau en damier des rues des Brotteaux ou de La Guillotière, comme en témoignent les récriminations de Sined dans La Construction Lyonnaise de mars 1891. L'auteur est un comtempteur de la rive gauche du Rhône, certes, mais ses remarques sur l'orientation, qui ne sont que des arguments secondaires de son article, sonnent vrai: "je défie n'importe quel Lyonnais, transporté avec un bandeau sur les yeux, de reconnaître

seulement le nom de la rue où il se trouve" (172). A la difficulté de repérage et à la monotonie des

rues vient s'ajouter pour Sined la morosité de la promenade, dont les itinéraires ne peuvent déroger du détour par l'angle droit ou du zig-zag pour joindre deux points. L'automobiliste lyonnais d'aujourd'hui, qui se dirige facilement (s'il a quelques notions de l'espace euclidien) dans ces rues malgré les pièges du sens unique, notera ces différences de fond sur la manière de s'orienter.

Dans le document LYON AU XIX° SIECLE: LES ESPACES D'UNE CITE (Page 110-113)