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Une dépossession?

Dans le document LYON AU XIX° SIECLE: LES ESPACES D'UNE CITE (Page 155-161)

c) Des dénominations "populaires"

C. Une dépossession?

Tout au long de cette partie consacrée aux noms, ceux des rues et des lieux, l'argumentation a souvent voulu aiguiller le lecteur vers un constat de "dépossession" de l'espace, dépossession qui frapperait la majorité de ceux qui le pratiquent. Revenons-y en ajoutant quelques remarques, à partir d'indications qui nous disent comment ces noms officiels pouvaient être utilisés par celui qui vivait ou se déplaçait dans la cité, et parfois nous

renseignent sur les termes que ce passant utilisait pour dire où il était, où il allait.

Quelques indices ténus relevés ça et là, semblent en effet confirmer qu'on ne parle pas le même langage côté population et côté "dénominateurs". On connaît ainsi des refus d'emploi de nom officiels. Dans sa thèse, Jean-Luc Pinol rapporte par exemple que "Dans les annuaires

du Tout-Lyon, des membres de la société utilisent assez systématiquement les anciennes appellations. Certains disent encore habiter place Louis-Le-Grand ou rue Saint-Joseph, devenue

l'immeuble, notamment dans des milieux populaires, semblent pouvoir avec plus de justesse être

Auguste Comte, bien après le changement d'appellation." (297). Ce refus d'appellation joue

d'ailleurs dans les deux sens de l'échiquier politique, comme on peut le voir dans les procès- verbaux d'interrogatoire dressés lors de heurts à La Croix-Rousse en août 1870 : alors que les enquêteurs ne manquent pas de donner au boulevard construit sur le tracé des anciennes fortifications le nom de "boulevard de l'Empereur", les prévenus emploient obstinément l'appellation de "boulevard de La Croix-Rousse" (298). Ces menus faits restent cependant de l'ordre du politique, et basculent selon les conjonctures (299). La résistance à la nomenclature officielle sait aussi se faire plus massive et plus quotidienne.

Jusqu'à une date récente, Lyon ne semble pas en effet avoir adopté sa nomenclature chiffrée des arrondissements municipaux. Contrairement à Paris ou être du XVI° ou du XX° semble vite signifier quelque chose, et constitue une étiquette revendiquée, à Lyon on continue de se nommer d'après les anciens faubourgs (300). Alors que dans le Paris des années 1880 les journaux de Belleville n'hésitent plus à s'intituler L'Avenir du XIX° arrondissement, L'Echo du XX° arrondissement, Le Fanal du XIX° arrondissement,ou Le journal des Quatre Arrondissements X°, XI°, XIX° et XX°, les feuilles de La Croix-Rousse se nomment Le Journal de La Croix-Rousse, Le Réveil de La Croix-Rousse, Le Clairon de La Croix-Rousse (301). Si au même moment les associations n'hésitent pas à se dénommer "Amicale Trompette du 3° arrondissement", Fanfare indépendante du 1° arrondissement", "La Tutélaire du 1° arrondissement de Lyon" ou "l'Oeuvre philanthropique à l'usage des enfants du 1er

considérés comme "quartiers vécus". Evitons donc ici les pièges du "vécu" faute de pouvoir les détendre.

297

Jean Luc PINOL, Mobilité et immobilisme dans une grande ville, Lyon de la fin du XIX° siècle à la seconde guerre mondiale, Thèse d'état en histoire, Université Lumière-Lyon II, p.227.

298

Le 13 août 1870, le sieur Lentillon, notaire à Thurins (30 km de Lyon), proclame seul la République, juché sur un tabouret place de La Croix-Rousse. La foule s'échauffe, les sergents de ville interviennent, l'un d'eux est tué. Archives départementales du Rhône, "Conseil de guerre. Révolte de La Croix-Rousse le 13 août 1870".

299

On va parfois plus loin dans le refus des nouveaux noms dictés par un changement politique, comme dans cette nuit du 19 au 20 septembre 1875, lorsque des "gens malintentionnés" remplacent les

inscriptions de place Perrache et cours du Midi par place Napoléon et cours Napoléon. Archives Municipales de Lyon, série O1, dossiers "Dénominations de rues", rapport de l'ingénieur de la voirie municipale de septembre 1875.

300

Bernard ROULEAU dit bien que la nomenclature est peu apréciée des habitants des communes annexées en 1860, mais il ne donne pas de précisions (Villages et faubourgs de l'ancien Paris, histoire d'un espace urbain, Paris, Seuil, 1985).

301

Je me suis servi de la liste des journaux de Belleville que donne Gérard JACQUEMET dans Belleville au XIX° siècle, du faubourg à la ville, Paris, Editions de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1984, p.426.

arrondissement de Lyon", certaines associations sont plus habiles. Le Denier des Ecoles de La Guillotière fondé en 1891 emploie ainsi le vocable de "Denier des écoles du III°" arrondissement dans les lettres aux autorités et se sert du terme de "La Guillotière" dans les autres documents (302).

Dans les premières années de son existence, la nomenclature des arrondissements a d'ailleurs suscité quelques remarques acerbes. Du côté républicain, on s'en doute, elle est le symbole d'un régime honni qui a privé de sa mairie une cité républicaine et supprimé des communes. A l'autre extrémité de l'éventail politique, chez les légitimistes de la Gazette de Lyon, on n'est pas moins mécontent de cette manifestation "matérialiste" d'un gouvernement qui foule aux pieds la dimension spirituelle des lieux et des espaces, les "souvenirs et le langage

populaire" et les souvenirs locaux. La dépossession est ainsi ressentie au niveau de l'usage

peut-être, au niveau politique sans doute, mais surtout en termes idéologiques. Pour Mayery, journaliste de la Gazette, fervent défenseur de la religion contre les attaques de l'Université, des rêveurs socialistes ou des hérétiques de Genève, la nomenclature numérique est une véritable attaque symbolique. "Notre siècle est positif; la science des mathématiques a le pas sur toutes

les autres et dispose de l'autorité souveraine. On en vient à étiqueter par numéros tout être moral comme on le fait des régiments ou des pierres d'un viaduc. C'est le signe le plus explicite, le plus vigoureux du matérialisme, qui écarte systématiquement l'âme ou l'idée et ne voit partout et dans tout que des pièces de machine appelées à prendre rang et fonction dans le corps social comme dans un corps de rouages" (303). L'acte de nommer se voit ici donner toute son

importance symbolique, celle qui confère au nom le pouvoir de faire entrer l'objet dans la dimension humaine et morale. Pourtant, ce type de résistance "morale" à la nouvelle

nomenclature pèse certainement peu dans la pérennité des noms anciens qu'elle est venue supplanter.

On doit d'ailleurs constater que la coïncidence entre la nomenclature et les appellations courantes (La Croix-Rousse = le 4° arrondissement) enracinent la nouvelle nomenclature petit à petit, au même titre que l'adoption de l'arrondissement par des républicains qui n'aimaient guère cette création impériale. L'emploi des noms anciens se retrouve souvent dans la plupart des documents que nous avons consultés. Les en-têtes de commerçants portent volontiers une adresse qui mentionne "LYON-GUILLOTIERE", et il est exceptionnel de rencontrer dans les sources littéraires l'emploi de la nomenclature chiffrée des arrondissements. On emploie plutôt

302

Archives départementales du Rhône, 4M 579, chemise "Denier des Ecoles de La Guillotière".

303

des noms de quartiers qui fragmentent ces arrondissements, ou des noms d'ensemble physique qui les regroupent ("la Rive Gauche", "La presqu'île"). Dans le cas des arrondissements qui coïncident avec des anciens faubourgs, on utilise de préférence "Les Brotteaux", "La

Guillotière", "La Croix-Rousse", à cause de leur richesse évocatrice. Lorsque Jean Dufourt met en scène l'affrontement entre les sociétés d'Ainay et des Brotteaux, il n'utilise jamais les termes de 2° ou de 6° arrondissement (304). Mais il n' y pas forcément là un refus. La lourdeur des pratiques passées est fondamentale dans cette survivance des appellations des anciens faubourgs, qu'ils correspondent ou non à un nouvel arrondissement. Dans les documents officiels eux-mêmes (rapports, lettres...), les noms de Vaise ou de La Croix-Rousse sont employés au détriment des numéros des arrondissements qui contiennent ces anciennes communes. Dans les procès-verbaux des conseils de guerre que nous avons déjà plusieurs fois mentionné, les interrogateurs utilisent les noms de La Guillotière ou de La Croix-Rousse comme le font aussi les préfets ou les commissaires de police.

Mais ces usages ne préjugent en rien du sens de ces appellations. Au Conseil Municipal même, malgré l'importance qu'y revêt la division en arrondissements (305), les vieilles divisions communales sont toujours bien présentes. Dés que le ton monte, La Croix-Rousse perce sous le 4° arrondissement, La Guillotière sous le 3°. Formes officielles de l'expression, les numéros d'arrondissement sont évacués dès qu'il s'agit de parler d'ensembles humains. L'emploi des noms des communes annexées en 1852 peut parfois prendre le sens d'une contestation larvée de cette annexion. Lorsque, dans la période d'incertitude qui suit le 4 septembre 1870, le Dr Crestin s'intitule sur ses lettres au maire de Lyon "maire de La Guillotière" plutôt que maire du 3° arrondissement de Lyon, il vise à remettre en question les attributions de la mairie centrale sur les mairies d'arrondissements (306) et cherche à attirer l'attention sur son arrondissement qu'il estime avoir été négligé sous le Second Empire. Le papier à lettre de la mairie du 3° porte d'ailleurs toujours cet en-tête en 1872:

304

Dans Calixte en 1926, mais aussi et d'abord dans Marielle, roman d'une Lyonnaise, Paris, Plon, 1919.

305

Les conseillers sont élus dans le cadre de l'arrondissement à partir de 1881, et tout le travail municipal se fait sur la base des arrondissements.

306

Avant les élections municipales, il existe d'ailleurs un "Comité Révolutionnaire de La Guillotière", parallèle semble t-il du Comité de Salut Public de Lyon, qui juge les petits délits, traite avec l'autorité militaire de l'abandon des postes de gardes et de la fourniture des fusils à la Garde nationale, etc. Jean Paul DONNE: Une société en crise, la Commune à Lyon 1870-1871, D.E.S de la faculté des lettres de Lyon, 1966.

MAIRIE du

3°arrondissement (La Guillotière)

Au-delà de ces quelques réserves sur la dépossession, on se trouve bel et bien en face d'un détachement progressif des systèmes de dénomination de leur substrat spatial. Que ce soit dans le cas de la logique commémorative qui régit désormais la dénomination des rues, ou dans celui de la perspective opératoire qui détermine l'appellation officielle d'espaces plus vastes à l'aide de la série numérique, le détachement des situations spatiales s'accomplit petit à petit. Ces noms par lesquels on se dit, on se situe, on se définit au regard de l'autre, deviennent petit à petit étrangers. Ce mouvement ne se fait pas sans résistances: s'y opposent ces commerçants qui refusent le changement d'une appellation qui leur est comme une marque de fabrique (307), ces habitants qui méprisent certaines nouvelles appellations et surtout cette formidable inertie des habitudes qui maintient le pouvoir des appellations consacrées par le temps.

Au regard de ces deux opérations essentielles pour la constitution d'une carte mentale que sont les actions de situer et de nommer, il semble que la maîtrise de l'espace devienne de plus en plus une spécialité, qui s'acquiert par un savoir qui n'est plus seulement celui que dictent les pratiques spatiales. Pour se déplacer au mieux dans la ville, il faut désormais posséder ensemble les subtilités de la géométrie, les arcanes de l'histoire ou les méandres des dénominations administratives. Les pratiques de défense ou de sauvegarde de l'ancienne "légende" qui ornait les cartes mentales du début du siècle ne suffisent pas à empêcher le balisage de la ville selon de nouvelles démarches. Lorsque les noms de rues sont devenus un outil commémoratif, lorsque la nomenclature administrative se préoccupe de son efficacité opératoire, lorsque l'espace lui-même passe de trois en deux dimensions sous la forme du plan,

307

Le phénomène, déjà évoqué pour la rue Grenette ou le cours Bourbon, prend une autre figure dans le cas de la place du Griffon, ainsi dénommée en 1866. La rue du Griffon était alors, comme elle le resta longtemps, le centre emblématique du commerce de la soie. Il semble que certains fabricants et propriétaires aient été très sensibles à ce marquage qui permettait aux clients d'identifier un nom et une activité, et aux industriels et négociants de se doter d'une adresse prestigieuse. Après avoir contribué pour 35000 francs à la création d'une place, le groupe des propriétaires riverains (dont de nombreux fabricants et commissionnaires en soieries) demande que celle ci soit dénommée place du Griffon, une des appellations "les plus anciennes et les plus connues de Lyon". Cela leur est accordé le 24 août 1866. Archives Municipales de Lyon, série O1, dossiers "Dénominations de rues", juillet 1866.

il y a une perte de sa maîtrise par ceux qui ont plus de difficultés à acquérir les savoirs inhérents à ces nouvelles manières de marquer l'espace. Il devient alors de plus en plus difficile de se constituer une carte mentale en adéquation avec les appellations officielles. Pour reprendre les termes de Downs et Stea, l'arrivant, ou l'ancien habitant en difficulté au regard de ces nouveaux savoirs, a de plus en plus de mal à se constituer cette carte qui lui permettra de "savoir où sont

les quoi dont il a besoin et comment les joindre". La ville en est peut-être plus difficile à

comprendre et à vivre, d'autant plus qu'elle grandit.

III. Délimiter, limiter

Pour maîtriser l'espace et organiser ses déplacements, l'usager de la ville ne se contente pas de la parsemer de points de repère, il la divise aussi en espaces d'une moindre étendue qui par leur jeu (en articulation ou en séparation) lui permettent de fragmenter et de simplifier les problèmes qu'il affronte. On a commencé d'aborder cette fragmentation en traitant du nom des lieux. Mais le citadin ne se contente pas de nommer, et il pose sur la ville des limites qui

définissent plus ou moins précisément des sous-espaces dans le tissu complexe des pierres et des hommes.

Dans les lignes qui vont suivre, il s'agit donc de dresser un inventaire des frontières qui entourent et traversent la ville, que ce soient celles des terrains de jeux des enfants ou des zones d'activité des adultes. De la nette perception et de la connaissance de ces limites découle une partie de la capacité des hommes à se déplacer dans l'espace urbain, mais aussi à ajuster leur comportement aux différents "territoires" qu'il contient. Car la limite contient aussi la notion d'interdit, et ne laisse pas d'autre alternative que la transgression à celui qui ne sait pas, ou ne veut pas, la respecter. Ce n'est pas en vain que les bouchers de Limoges respectent

soigneusement certaines frontières dans leurs processions religieuses ou que les porcelainiers n'aventurent pas leurs manifestations socialistes au-delà d'une certaine place (308). La

transgression de la limite peut en effet se payer cher. Ce coût peut prendre la forme du regard

308

John M. MERRIMAN: The Red City: Limoges and the French nineteenth century, Oxford University Press, New-York/Oxford, 1985 (l'ouvrage a été traduit en 1991 chez Belin, sous le titre Limoges la ville rouge).

hostile si l'on a franchi la frontière d'un territoire qui n'est pas socialement sien, celle du horion généreusement accordé par la bande de la rue d'à côté pour punir d'une présence dans son terrain de jeu ou plus subtilement celle du paiement d'une taxe au franchissement des barrières de l'octroi. Eviter ce genre d'inconvénients est un impératif pour qui veut glisser sans heurt dans la ville. Mais il faut aussi connaître ces limites pour provoquer l'affrontement, si c'est là le but que l'on recherche: dans les luttes entre "blancs" de Saint Jacques et "rouges" de Saint Mathieu que décrit John M. Merriman à Perpignan, il faut connaître le territoire de l'ennemi pour aller le provoquer en chantant dans ses rues, ou en paradant dans ses cabarets (309). Ces limites sont un élément essentiel des pratiques spatiales.

Dans le document LYON AU XIX° SIECLE: LES ESPACES D'UNE CITE (Page 155-161)