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c) Espaces symboliques

Dans le document LYON AU XIX° SIECLE: LES ESPACES D'UNE CITE (Page 179-182)

Les observateurs ne se contentent pas de définir des espaces marqués par les

répartitions de phénomènes sociaux ou d'opinions politiques. Ils s'efforcent aussi, et surtout les littérateurs, de suggérer des différences plus profondes, des antagonismes fondamentaux, en tentant là encore d'appuyer ces démonstrations par un appel aux formes spatiales.

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LEQUIN (Yves): Les ouvriers de la région lyonnaise, Lyon, PUL, 1977 et CAYEZ (Pierre): Métiers Jacquard et hauts-fourneaux, Lyon, PUL, 1978.

Science et foi

Ce clivage est celui qui sépare la rive droite de la Saône, citadelle de l'église coiffée par Notre Dame de Fourvière, et la rive gauche du Rhône, foyer de la libre-pensée et de la science conquérante, installée en ses Facultés. Le roman de Jean Vermorel illustre cette partition en racontant la conversion du Dr Ternaz aux idées matérialistes. En même temps que le docteur abandonne sa foi catholique, il déménage sur la rive gauche du Rhône où les voix du destin clament "la vie, la force de l'humanité <...> l'ardent désir de travailler et d'agir". Le titre du roman, L'autre rive, est suffisamment clair pour ne pas s'étendre plus. On remarquera au passage avec cet exemple limpide comment les particularités physiques servent d'appui, d'ancrage, d'images solides aux métaphores sociales ou idéologiques. Après les "deux collines", où les thèmes opposés de la foi et de la République structurent l'opposition des éminences de Fourvière et de La Croix-Rousse (371), nous voici avec les "deux rives".

Passé et avenir

La plus prégnante de ces partitions symboliques est sans doute celle qui oppose deux villes à l'intérieur de la ville, celle du passé et celle de l'avenir. J'ai déjà évoqué plus haut ce modèle qui apparaît assez tôt dans les guides touristiques et oppose une ville ancienne (celle des sinuosités de la rive droite de la Saône et de la presqu'île ) à une ville nouvelle (celle des rues droites de La Croix-Rousse ou du polder de Perrache). Mais le thème ne prend toute son expansion qu'avec l'annexion des communes suburbaines et les travaux du centre de Lyon. Désormais, comme l'écrit Chambet, il y a un Lyon "moderne" et un Lyon "Moyen-Age" (372). Les positions du sénateur-administrateur de la ville Vaïsse consacrent officiellement cette division au moment même où la ville est percée de part en part. Son rapport au Conseil Municipal du 7 janvier 1860 est très clair sur ce point. "Le vieux Lyon du Moyen-Age a une

physionomie, une destination à part auxquelles il sera sage de ne pas porter une atteinte trop radicale. Sa situation retirée, sans être éloignée, je ne sais quel air du passé qu'y ont conservé les rues et les maisons en ont fait le séjour préféré des professions studieuses et d'une

population dont les industries modestes et les habitudes paisibles s'accomoderaient mal de l'agitation et du bruit. Il ne faut ni troubler cette population ni la déplacer." (373). Il ne faut pas

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Le chapitre suivant revient en détail sur ce duo.

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Ce sont ces termes qu' il utilise Dans son Itinéraire, Lyon vu en trois jours de 1864.

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Exécution de la rue de l'Impératrice et divers travaux d'utilité publique. Rapport de M. le Sénateur au Conseil Municipal, le 7 janvier 1860, Lyon, Ville de Lyon, 1860, p.7.

idéaliser cette attitude: le sénateur ne s'engage pas dans une politique de sauvegarde architecturale et sociale des quartiers anciens, pas plus qu'il ne reconnaît les bienfaits du maintien de signes du passé urbain (374). Plus simplement, à un moment où il projette un nouvel ensemble de travaux coûteux, le sénateur définit des priorités d'aménagement.

L'aménagement du centre d'abord, les communications avec les périphéries Nord et Est d'abord, dit-il d'ailleurs dans le rapport suscité. Malgré l'état de la rive droite de la Saône, malgré les récriminations des hygiénistes qui demandent "que le marteau du progrès vienne frapper ces

vieux quartiers et y amener l'air et la lumière" (375), le sénateur préfère l'épargner. Sa population

est paisible et sa situation écartée et étroite ne lui prédit pas un futur doré. Vaïsse sait bien qu'il lui serait difficile de trouver les partenaires financiers qui rénoveraient la vieille ville, d'autant plus que des travaux prendraient très vite beaucoup d'ampleur. Quelques années plus tard, les docteurs Marmy et Duquesnoy se demandent d'ailleurs si pour améliorer l'état de ces quartiers il ne serait pas "nécessaire de détruire tout ce qui reste" (376). Le temps donne raison à Vaïsse, puisqu'aucune compagnie immobilière ne s'est jusqu'à ce jour lancée dans la rénovation des quartiers de la rive droite de la Saône. La seule opération immobilière engagée sur ce point laisse, il est vrai, augurer du pire. Les conseils municipaux de la III° République ont en effet un mal fou pour faire aboutir le programme lancé dans les îlots de Saint-Paul qui entourent l'actuelle salle Molière (le Conservatoire, construit en 1904). L'aventure se termine par l'attribution des terrains à un groupe scolaire, après de longues années marquées par les plaintes des riverains devant des îlots désespérément vides (377). C'est seulement notre période contemporaine qui a remis à l'honneur ce quartier et en a fait un des premiers secteurs

sauvegardés de France, mais aussi un des terrains de choix de la rénovation immobilière haut de gamme. Dans la deuxième moitié du XIX° siècle, la rive droite de la Saône demeure le quartier chéri des "archéologues" qui vantent les mérites d'un puits ou d'une imposte de Philibert Delorme que ses cours crasseuses dissimulent. Elle est avant tout le symbole du passé de la

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Gilbert Gardes dans Lyon, l'art et la ville est peut-être un peu trop candide sur ce point.

375

MARMY & DUQUESNOY, Topographie et statistique médicale du département du Rhône et de la ville de Lyon, 1866, p.429.

376

Topographie et statistique médicale du département du Rhône et de la ville de Lyon, 1866, p.429.

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L'article de Ravazée de Coulon "De la construction du quartier Saint-Paul" dans le Salut Public du 23 février 1888 exprime des doutes devant le succès d'une opération immobilière dans le quartier. Celui-ci n'est plus situé dans l'axe de développement de la ville et la bourgeoisie visée n'y viendra pas, dit l'auteur. Prévision qui ne semble pas dénuée de sens puisque en mai 1905 le Lyon-Républicain peut décrire les environs de la gare de Saint Paul comme "une ville au lendemain d'un bombardement" avec murailles nues et logements éventrés depuis deux ans faute d'investisseurs.

ville, et pour certains de sa décadence (les palais des marchands italiens occupés par des pauvres en sabots).

Comme le dit Jean-Luc Pinol, l'avenir est à l'Est en cette deuxième moitié de XIX° siècle. Avec une régularité remarquable, la rive gauche du Rhône se voit accolée le mot "avenir". Déjà présente dans les projets de Morand, appuyée par les données physiques (terrain plats et libres, en opposition aux collines du Nord ou de l'Ouest lyonnais), cette conviction ne peut être que renforcée par les mesures qui font de la rive gauche du Rhône une partie de ville comme les autres (annexion de La Guillotière, affranchissement des ponts, construction des digues et quais). La politique urbaine de Vaïsse et de son ingénieur Bonnet inscrit définitivement la partition rive droite de la Saône /passé et rive gauche du Rhône/avenir dans les imaginations. Dans les guides, au conseil municipal, dans les descriptions de la ville, dans les romans de la deuxième moitié du siècle le thème s'impose sans coup férir. L'évocation des lointaines métropoles d'outre-Atlantique (on parle de la "ville américaine" de la rive gauche du Rhône) témoigne de ce miroitement de promesses qui accompagne la présentation de l'outre-Rhône. Dans le roman de Vermorel cité plus haut, on retrouve d'ailleurs cette dimension. Quand la jeune Fernande "convertit" le Dr Ternaz à la religion de la science, elle lui dit que les Facultés sont "les églises de demain", que "l'autre rive" est celle du futur. En un même mouvement, d'une rive à l'autre, le docteur change d'appartement, de conviction, mais aussi d'époque.

Dans le document LYON AU XIX° SIECLE: LES ESPACES D'UNE CITE (Page 179-182)