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a) La notion de ville

Dans le document LYON AU XIX° SIECLE: LES ESPACES D'UNE CITE (Page 192-197)

Il est d'abord important de préciser de quelle "ville" on parle, car la définition des limites passe par le contenu de cette notion de "ville". En effet, au-delà des diverses expressions englobantes censées résumer la ville en largeur et en longueur comme "de La Claire à la

Quarantaine et de la Motte à Saint Irénée" (400), ou "des Brotteaux à la Mulatière, de Vaise à La Guillotière" (401), les définitions explicites de la ville sont dans la plupart des cas bien plus

restreintes. Si Ardouin-Dumazet affirme que Villeurbanne, Bron, Caluire, Saint-Rambert, Ecully, La Mulatière et Oullins font partie de la ville, il nuance très vite cette définition extensive. Ainsi au Sud, "la ville commence au delà du chemin de fer, devant la gare de Perrache" (402). De même la banlieue Est, "au-delà de la voie ferrée" ne mérite pas le nom de ville, mais celui de "désert", au mieux de "faubourg". Joséphin Péladan est plus catégorique: "Encaissée entre ses

deux ondes, la presqu'île lyonnaise, qui commence au pied de La Croix-Rousse et finit au confluent, contient la vraie ville" (403). Désiré Boitaplésir, dans son conte "la metteuse en mains",

est tout aussi définitif, et réserve l'appellation de "ville" au "centre", c'est à dire à la presqu'île (404). D'autres sont plus généreux, comme Auguste Canneva qui faisant allusion à l'imperfection

des équipements des Brotteaux concluait "De ce côté, la civilisation s'arrête au bout des arbres

du Cours Morand" (405). Chez tous ces auteurs et chez bien d'autres la ville s'entend

effectivement ainsi, comme une "civilisation", un niveau de confort dans les équipements, un stade de beauté dans l'architecture, un état d'animation et de mouvement, voire un ensemble d'attitudes humaines. Les faubourgs populaires, sales et ternes, ne sont pas plus dignes d'être inclus dans cette définition de l'urbanité qui fait appel aux formes esthétiques et sociales que les quartiers décatis de la rive droite de la Saône.

On retrouve dans ces ébauches de définition, qui datent toutes de la deuxième moitié du siècle, le mélange des critères culturalistes (ancienneté du site, aspect esthétique) et des critères fonctionnalistes (lieu d'échanges, qualité d'équipements) que M.V. Ozouf-Marignier a vu

400

CHAPPUZEAU, Lyon dans son lustre, Lyon, Scipion Iasserme, 1656.

401

Jean BROSSOLETTE: "Les statues lyonnaises" dans Pour dire à table, Lyon, Waltener, 1901.

402

ARDOUIN-DUMAZET, Voyage en France, 1896, p.36.

403

La décadence latine, tome V, Istar, Paris, G.Edinger, 1888, p.125.

404

La fanfare de Monron, les contes de Désiré Boitaplésir, Lyon, s.e, 1879, p.167.

405

s'entremêler dans les lettres reçues par le Comité de Division de l'Assemblée Constituante (406). Cette distinction recoupe celle que Bernard Lepetit constate en ce qui concerne les manières de définir la ville entre XVII° et XVIII° siècles (407), lorsqu'on évolue d'une définition en termes d'état à une définition en termes de fonction. Nos sources retransmettent ce passage de l'une à l'autre, qui se continue au XIX° siècle. Elles révèlent aussi qu'il est lent.

Nombreuses sont les descriptions de la ville de Lyon qui utilisent encore de préférence le vocabulaire et les critères que M.V Ozouf-Marignier appelle "culturalistes". Noellat, sur son Nouveau plan topographique et historique de la ville de Lyon précise par exemple les dates auxquelles les faubourgs ont reçu le titre de ville. La plupart des descriptions insistent aussi sur la morphologie urbaine, le degré de rectitude des rues (408), leur nombre, celui des places, des impasses ou des quais. Les présentations du site (ville confluent, haut de la vallée du Rhône, lieu de contact Nord-Sud, collines) demeurent en fait omniprésentes, y compris dans les textes du début du XX° siècle. Les considérations sur l'ancienneté de la ville et son histoire sont les plus présentes dans les introductions des guides touristiques. Le travail de généalogie mythique lui-même, que J.C Perrot voit disparaître des descriptions de Caen au XVIII° siècle, reste un sujet fort prisé des érudits locaux, comme on le verra dans le troisème volume de cette thèse. Les considérations plus "fonctionnalistes" s'installent pourtant peu à peu. Une définition plus dynamique de la ville est ainsi donnée par le chiffre de sa population ou par le rappel de ses fonctions administratives (on rappelle que Lyon est préfecture, archevêché, chef-lieu de région militaire, siège de différentes circonscriptions judiciaires et fiscales). Mais cette concession aux nouvelles définitions masque une allégeance continuelle aux critères anciens de l'histoire, puisque l'énoncé du rang archiépiscopal de Lyon ne va pas sans le rappel de la fondation de son Eglise, ou du titre puisque donner le chiffre de la population ne se conçoit pas sans affirmer que Lyon est la deuxième ville de France, ou mieux "la première après Paris" (409), une "seconde capitale".

406

Voir le chapitre "Les représentations de la ville" de sa thèse La représentation du territoire français à la fin du XVIII° siècle d'après les travaux sur la formation des départements, op.cit.

407

"L'évolution de la notion de ville d'après les tableaux et descriptions géographiques de la France", Urbi, 1979, n° II.

408

Dans sa description de la ville de Lyon de 1746, Clapasson donnait un grand prix aux "justes

alignements" (c'est à dire en ligne droite), facteurs déterminants de la beauté des rues. Dans l'article

"ville" de l'Encyclopédie, Diderot met lui aussi en avant la rectilignité du percement et de l'alignement des voies.

409

En fait, les descriptions vraiment nouvelles, qui mettent au premier plan les définitions de la ville par ses fonctions économiques ou par son rayonnement structurant sur un vaste hinterland sont assez tardives, bien que malgré que Lyon soit une ville de commerce et de fabrication textile depuis des siècles. De la Notice topographique sur la ville de Lyon de Breghot Du Lut et Péricaud en 1828 à la présentation de la ville par C.L.Grandperret en 1852, la place consacrée à l'industrie de la soie est révélatrice. Elle est évoquée en fin de volume, avec le reste des activités économiques de la ville, selon une ligne descriptive qui reste celle de la beauté des produits et de leur renommée. Dans la Géographie du Rhône d'Adolphe Joanne en 1876, la liste des activités industrielles de la ville ne vient encore qu'en fin de sa présentation de Lyon, après la rubrique "grands hommes" (410). Ce livre scolaire est, il est vrai, en retard sur un changement qui s'est fait jour dans les années 1860. C'est avec le développement des enquêtes sur la situation industrielle (Villermé, Reybaud, Chevallier, Audiganne) qui suit les explosions sociales de la période 1830-1850 que la dimension industrielle de Lyon reçoit une place plus avantageuse. Les descriptions de la ville que font Bailleux De Marisy, Victor Cambon ou Ardouin-Dumazet entre la fin des années 1860 et les débuts du siècle suivant sont bien plus axées sur les fonctions de la ville et en particulier sur sa dimension économique. Bailleux De Marisy décrit "la vieille métropole industrielle", le livre de Cambon La France au travail insiste tout naturellement dans sa description sur les moyens industriels, et notamment ceux du transport (port fluvial de La Mulatière, réseau de voies ferrées). Mais ce sont véritablement les géographes de la fin du XIX° siècle (411) qui mettent en évidence les fonctions rayonnantes de la ville en définissant une "région lyonnaise" comme "le pays dont Lyon est le centre, que toutes

ses relations rattachent à notre ville, qui vit d'elle en partie, et qui la fait vivre" (412). Les

publications-compilations de 1889 ou 1906, réalisées à l'occasion d'Expositions ou de Congrès (413), mettent largement l'accent sur les fonctions économiques de la cité. A la fin du XIX° siècle,

410

Adolphe JOANNE: Géographie du Rhône, Paris, Hachette, 1876.

411

Elysée RECLUS, souvent décrit comme l'un des ancêtres de la géographie moderne, décrit pourtant Lyon (Nouvelle géographie universelle de la terre et des hommes, Paris, Hachette, 1876, tome II, p. 396- 404) selon les méthodes classiques que Jean-Luc PIVETEAU a mis en évidence dans "Le fait urbain en Suisse depuis le milieu du XIX° siècle" (dans CLAVAL (Paul), textes rassemblés par: Géographie historique des villes d'Europe Occidentale, tome II, colloque de 1981, Espaces sociaux et paysages urbains, Paris, Département de géographie de Paris-Sorbonne, 1981). La recherche du trait symbolique, le processus énumératif et descriptif dominent dans le texte de Reclus. Le rôle d'animation des alentours et le rayonnement de la ville n'apparaissent pas.

412

la description de la ville semble ainsi renouer avec des fils de la pensée économique coupés au cours du siècle: la ville redevient une catégorie économique pertinente.

Pour comprendre ces évolutions, il faut en effet les mettre en parallèle avec les modifications de la pensée sur l'espace sensibles au long du XIX° siècle, peut-être parce que c'est dans un rapport spécifique à l'espace (sensible à travers l'importance prêtée à l'étendue, à l'utilisation de l'espace, à la densité du peuplement,...) que la ville reste conçue. Comme le note Jean Pierre Derycke, la dimension spatiale, après avoir été très présente chez les mercantilistes tels que Cantillon ou Petty (avec une importante réflexion sur le territoire des nations comme espaces économiques, sur la concentration des activités dans les bourgs et les villes) est occultée chez les classiques qui ignorent les territoires pour se consacrer aux questions de l'industrie, de la concurrence, des prix ou des équilibres (414). Le travail de M.V Ozouf-Marignier sur les lettres envoyées en 1790 par les communes de France pour réclamer un chef-lieu de canton ou obtenir un rattachement à tel ou tel département montre que la conceptualisation et l'expression des phénomènes de rayonnement commercial, d'influence industrielle ou de bassins économiques restent assez rares (415). Ces considérations s'expriment le plus souvent de façon implicite sous les références aux "habitudes", quand elles ne sont pas habillées de légitimations tenant aux déterminismes physiques. Quant au Comité de Division, il ignore plus encore que ses interlocuteurs ces questions de réseaux ou de centralité urbaine. En témoignent ses positions sur la question des communications, qu'il ramène le plus souvent à de simples problèmes d'accessibilité, alors que les intervenants locaux l'élargissent aux faits économiques. Le travail de Jack Thomas sur les marchés dans le Sud-Ouest confirme cette absence relative de pensée de l'espace économique en décrivant les atermoiements et l'absence de prise de position cohérente des Assemblées révolutionnaires sur le problème des marchés et foires (416). Les travaux de Von Thünen en 1826 restant ignorés, il faut longtemps pour que la réflexion économique rencontre l'espace, et vice-versa. Certes, les Saint-Simoniens et les ingénieurs utopistes de la première moitié du siècle effectuent un pas important en problématisant les rapports entre espace et industrie, notamment par le traitement de la question des transports

413

Lyon en 1889, Lyon, Mougin-Rusand, 1889 et Lyon en 1906 par le Comité local d'organisation du 35° congrès de l'association française pour l'avancement des sciences, Lyon, Rey, 1906.

414

"Emergence et conceptualisation de l'espace dans l'analyse socio-économique" in DERYCKE (Pierre- Henri), textes rassemblés par: Conceptions de l'espace, colloque de 1981, Paris, Recherches

Pluridisciplinaires de l'Université Paris X-Nanterre, 1981.

415

Mais néanmoins présentes dans certains cas particuliers comme celui des villes portuaires.

416

Jack THOMAS, communication orale au séminaire du Centre Pierre Léon à Lyon le 21 octobre 1989: "Foires et marchés en région toulousaine pendant la Révolution: libertés et contraintes".

(Michel Chevalier avec Des intérêts matériels de la France). Mais ce n'est qu'avec les travaux d'Alfred Weber ou de Christaller, et plus encore après la Deuxième Guerre Mondiale que se produit la conjonction entre espace et économie. La lenteur de ce passage entre une conception de l'espace "point" et une conception de l'espace "réseaux", marquée par une forte

hiérarchisation des points, correspond à la lente évolution de l'appréhension de l'espace par la géographie. C'est aussi avec difficulté que se fait le mouvement conceptuel entre les termes de site et de situation, ce dernier faisant appel à des notions de flux, d'itinéraires, d'étendues. Les descriptions de Lyon que nous avons consultées et citées témoignent de ce passage tourmenté et progressif d'une définition des espaces urbains en termes d'état, de statique, à une définition en termes de dynamique. Les critères et rubriques de description issus de l'une ou l'autre de ces manières de voir la ville (deux manières qui recoupent souvent les catégories "culturalistes" et "fonctionnalistes" de M.V Ozouf-Marignier) coexistent longtemps. Il est vrai que nos sources semblent à la fois plus descriptives, plus locales et surtout moins "théoriques" et à vocation moins normatives que celles employées par Bernard Lepetit, ce qui peut expliquer que le mouvement qu'il perçoit au XVIII° siècle semble encore en plein développement au XIX°. Le genre "littéraire" dont elles participent les empêche peut-être aussi de coller aux modifications de l'objet qu'elles décrivent, aussi bien que de transmettre fidèlement celles des réflexions sur cet objet. Tentons donc d'aller un peu plus loin.

L'archétype "grande, belle, riche et bien peuplée" dont Bernard Lepetit suit la disparition est toujours largement représenté pour le cas lyonnais au milieu du XIX°, et survit par parcelles jusqu'à nos jours dans les brochures touristiques. Nous examinerons ici plus en détail le thème de la "grandeur", parce qu'il pose directement le problème des limites. Celles de nos sources qui sont des descriptions de la ville, guides ou autres, bien souvent décidées à faire l'éloge de Lyon, doivent justifier de l'importance de la ville dès leurs premières pages. C'est notamment le rôle des notices topographiques qui ouvrent les guides touristiques ou qui sont publiées à part. Cette importance de la grandeur est mise en évidence dès les premiers pas du genre. Le Lyon dans son lustre de Chappuzeau (publié en 1656) accordait une grande importance à la grandeur de la ville "qualité qui porte le plus loin le bruit d'une ville", et c'est le sujet qu'il abordait en premier lieu.

Chappuzeau établissait cette étendue par une pérégrination précise et minutée autour des murailles de la ville. Cinq heures lui furent nécessaires, en marchant vite, pour accomplir ce périple, ce qui lui permet d'affirmer qu'en raison de la hauteur des maisons Lyon contient "trois

Caire ou trois Constantinople l'une sur l'autre", puisque là-bas les maisons n'ont pas plus d'un

dehors les "faubourgs" (Vaise, Saint-Irénée, Saint-Just) même lorsque ceux-ci, comme Saint- Just, sont rattachés à la ville de manière officielle. Le thème de l'enceinte est alors omniprésent dans les descriptions de la ville, y compris dans les plus sommaires, celles qui figurent dans les cartouches qui ornent des vues ou des plans de la ville. Ainsi en est-il par exemple sur l'estampe de Jacques Androuet du Cerceau (circa 1550 selon J.J Grisard) qui précise que "Chacun peut considérer cette antique cité avec ses limites et les édifices qu'elle renferme". Les estampes elles-mêmes, que ce soit celle qui figure dans La chronique de Nuremberg (1493, la plus ancienne vue de Lyon connue), celle de Du Cerceau, celle qui figure dans La cosmographie universelle de Sébastien Munster en 1544 ou d'autres montrent abondamment ces "murailles, remparts, fossés et boulevards" que vante Le grand théâtre des différentes cités du monde de Georges Braun en 1572 (417). Cèdons donc à cette insistance pour examiner comment évolue cette limite incontournable, ce signe d'urbanité qui nous servira à traquer la modification de la notion de ville.

Dans le document LYON AU XIX° SIECLE: LES ESPACES D'UNE CITE (Page 192-197)