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Dans la zone grise du champ : une marginalité sans cesse rejouée

Touché par la crise économique, le champ musical québécois n’accueille pas beaucoup de nouveaux visages durant les années 1980 : les compagnies de disques vivent alors des difficultés financières et préfèrent miser à moindre risque sur leurs artistes déjà notoires. Vers la fin de la décennie toutefois, la situation se stabilise. Formés de musiciens pour la plupart encore inconnus du public, Les Colocs s’ajoutent aux jeunes groupes, auteurs-compositeurs et interprètes qui en profitent alors pour émerger et renouveler la scène musicale québécoise. La relève qu’incarnent Les Colocs, et à laquelle participent également des artistes de la trempe de Jean Leloup, Richard Desjardins et Vilain Pingouin, est de surcroît francophone et engagée, à l’instar des voix qui jouent en boucle sur la table tournante d’André Fortin à cette époque : « Jean-Pierre Ferland, Robert Charlebois, Paul Piché, Diane Dufresne, Gilles Vigneault, Louise Portal et Jim Corcoran » (PM : 138). D’entre tous, c’est de Plume Latraverse, auteur-compositeur-interprète indépendant échappant à toutes les étiquettes, que Les Colocs se réclament le plus : « À Roberval / Pour voir un bon show / Avec Mononcle Plume123 ». Par le biais de cette familiarité qui existe entre l’oncle et ses neveux, Les Colocs se posent comme les héritiers d’un artiste contestataire et anticonformiste – et se situent par le fait même par rapport à la production musicale québécoise antérieure. L’ensemble des artistes consacrés nommés plus haut, et qui ont connu pour leur part « l’âge d’or » de la chanson québécoise dans les années 1970, ont largement influencé Les Colocs en leur transmettant le goût pour « la musique à texte québécoise, celle qui fait danser et réfléchir en même temps » (PM : 138). Ces derniers perpétuent la tradition musicale de leurs prédécesseurs chansonniers – ce qui ne les empêche pas de l’actualiser en lui insufflant un second souffle aux couleurs de leur propre engagement. « Quand Les Colocs sont arrivés avec leur son country-blues et leurs textes engagés, l’équipe de l’hebdomadaire [Voir] a célébré sans aucune retenue : ce groupe pouvait faire le pont entre les milieux alternatifs et populaires » (PM : 206), entre les « les quétaines, de loin les plus nombreux, et les branchés, qui contrôl[aient] les institutions culturelles124 ». Dès la publication de leur premier album en 1993, Les Colocs se glissent effectivement au sommet des palmarès avec leur succès radiophonique « Julie » et sillonnent le Québec dans le cadre d’une tournée d’une centaine de spectacles où le public est au rendez-vous. Les Colocs est également sacré platine125 en 1996,

123 Les Colocs, « La traversée », tirée de l’album Les Colocs, op. cit., piste 6. 124 Christian Baillargeon et Christian Côté, op. cit., p. 54.

125 Chaque pays possède ses propres critères d’attribution en ce qui concerne ces certifications. Au Canada,

trois ans seulement après sa sortie, sans parler de Dehors Novembre, qui remporte pareille distinction l’année même de sa publication en 1998. Il va sans dire que le public est alors déjà conquis. Puis, c’est au tour de leurs pairs de souligner l’originalité des Colocs. En lice pour six Félix au Gala de l’ADISQ 1993, la formation est couronnée Groupe et Découverte de l’année tandis que Pierre Lanthier et André Fortin repartent avec les mérites du Meilleur réalisateur de vidéoclip et du Meilleur vidéoclip pour celui de « Julie »126. De l’avis de Roy Shuker, qui en propose une définition dans Popular Music. The Key Concepts, c’est le propre de la musique populaire que de contraindre en quelque sorte les artistes à jongler avec la « fundamental tension between the essential creativity of the act of ²making music² and the commercial nature of the bulk of its production and dissemination127 ». Cette tension fondamentale se retrouve effectivement au cœur du processus de positionnement des Colocs qui, en raison de leur innovation musicale (capital symbolique) et de leur large diffusion (capital économique), se situent dans une zone grise du champ musical québécois. En ce sens, les critiques diront à propos de l’album Dehors Novembre que le son « [est] unique et, fait rare, [a] en plus un véritable potentiel commercial. [C’est] à la fois un disque d’exploration et grand public » (PM : 318), un disque au capital double. Le premier Félix que le groupe remporte au Gala de l’ADISQ 1993, celui du Groupe de l’année, en étant octroyé à la suite de la compilation du vote populaire et de celui du jury spécialisé de l’Académie, confirme cette position intermédiaire des Colocs.

Les Colocs profitent d’être assis entre deux chaises pour revendiquer leur marginalité – la même qui avait été suggérée plus tôt par l’analogie mettant en rapport la position liminaire du Québec et celle des Colocs en tant que microcosme. La marginalité s’entend ici comme le refus des marches à suivre et des normes préétablies au profit d’une authenticité exacerbée. Ainsi, malgré leur succès, Les Colocs refusent le moule du vedettariat comme celui, capitaliste, du commerce. Dès le départ, l’industrie est avertie : ces derniers n’en feront qu’à leur tête. En 1992, Les Colocs participent à la troisième édition du concours l’Empire des Futures Stars, adressé à la relève francophone locale et organisé par la radio CKOI-FM. Ils se démarquent durant les séries éliminatoires au Club Soda au point de s’élever au rang des favoris pour la grande finale, qui déterminera le gagnant du contrat de production d’un single avec une maison de disques partenaire.

simplement Music Canada en 2011. Les seuils ont connu en 2008 une baisse proportionnelle à la diminution des ventes d’albums. À l’époque des Colocs, toutefois, un disque platine représente 100 000 copies d’un album vendues au Canada. Avec Les Colocs et Dehors Novembre, ils ont atteint les 150 000 copies vendues.

126 Le meilleur album rock de l’année revient à Vilain Pingouin et le Spectacle de l’année auteur-compositeur-

interprète à Marie Carmen.

127 Roy Shuker, op. cit., p. 205. « Essentially, all popular music consists of a hybrid of musical traditions,

styles, and influences, and is also an economic product which is invested with ideological significance by many of its consumers. »

Repoussant toujours à plus tard la signature du protocole de la compétition, Les Colocs profitent de la visibilité que leur offre l’Empire tout en sachant très bien qu’ils ne remettront pas leurs droits entre les mains contraignantes de n’importe quelle compagnie – l’urgence d’un premier album se fait trop sentir vu l’état de santé précaire de Patrick Esposito. Au terme des demi-finales, alors qu’ils sont arrivés à une entente avec l’écurie BMG-Québec, Les Colocs abandonnent le concours, au grand dam de l’organisateur Denis Grondin, qui perd du coup ses champions. Un an plus tard néanmoins, tel que promis par BMG, leur premier album éponyme se retrouve sur les tablettes des disquaires, et on invite le groupe à se produire au Gala annuel de l’ADISQ, où il sera également récompensé. Ironie du sort toutefois pour les prestigieuses statuettes qu’il y remporte : elles seront davantage utiles l’année suivante au moment de réaliser le court-métrage diffusé durant l’entracte du spectacle Terminus, que Les Colocs présenteront à plusieurs reprises en 1994. Le scénario du film, intitulé Terreur dans Chinatown, est « simple : les cinq Colocs, qui habit[ent] tous dans un minuscule appartement, [font] fondre leurs Félix par une froide nuit d’hiver pour payer leur loyer, qui [est] en retard » (PM : 253-254). Derrière la teneur absurde des images se cache la réalité d’un groupe de cinq musiciens qui joignent péniblement les deux bouts malgré leur succès populaire. Leur portée symbolique désamorcée, les trophées apparaissent futiles en regard de la précarité financière liée au métier des musiciens128. Les Colocs refusent paradoxalement de réduire leur musique à son potentiel mercantile et choisissent délibérément de ne produire aucun article promotionnel. « Il n’y a jamais eu de produits dérivés des Colocs. Ni casquette, ni chandail, ni publicité. Les membres du groupe auraient pu se faire pas mal d’argent en autorisant la fabrication de quelques bouts de tissu brodés de leur nom. Mais, à ce sujet, Dédé était intraitable : pas question de vendre son âme au commerce. » (PM : 279). En ce sens, ils ont également dédaigné l’offre de Pepsi Co., qui souhaitait utiliser leur premier single « Julie » comme bande sonore pour la publicité d’un de leurs produits, et résisté coûte que coûte à l’appât du gain. C’est donc dire que le maintien de cette posture marginale importe davantage que la recherche d’un profit qui pourrait pourtant permettre aux cinq musiciens de subvenir plus aisément à leurs besoins.

Les Colocs cherchent donc à faire les choses différemment, à détourner les paramètres déjà en place, à sortir des sentiers battus – en témoigne leur style musical. La chanson « La p’tite bebitte », éloquente à ce sujet, confronte la position des Colocs à celle des artistes à carrière internationale qui accaparent les devants de la scène musicale : « Si vous aimez pas ma chanson / Allez donc voir Céline Dion / […] Et si vous aimez pas ma danse / Allez donc voir l’show à

128 « L’industrie n’est pas faite pour les groupes, confiera Dédé au journaliste Sylvain Cormier […]. Pour une

U2129 ». S’adressant directement à son auditoire, le « je » cantologique affirme dans ces vers son souhait non pas de plaire à tout prix, mais plutôt de renouveler le champ musical québécois – sinon « J’m’en vas m’ennuyer d’vant la T.V. / […] J’fais du flippin’ pi du zappin’ / Je r’tombe tout l’temps sur Roch Voisine130 ». La « bebitte » représente justement l’étrangeté et l’aspect dérangeant des Colocs. Ils affirment ainsi leur position intermédiaire dans le champ musical en la doublant d’une posture « d’inclassables » puisque, jusqu’à preuve du contraire, un champ « a besoin d’institutionnalisation (de prix, d’académies, d’anthologies, de places au soleil…) mais se légitime surtout à travers ses francs-tireurs, ceux qui échappent à ses institutions131 ». Dans ce cas-ci, la « posture réengendre l’auteur, le démultiplie : elle rejoue la position ou le statut dans une performance à la fois physique et verbale132 ». En outre, la revendication de leur marginalité fait foi d’un engagement résolu et incarné à critiquer les systèmes de l’industrie de la musique québécoise et, plus largement, surtout, de leur société contemporaine.