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Mets tes verres de contact / Mon frère, langage-toi et constate / Que le verbe faire est un verbe qui se perd […] En vers libres, mon frère, je me fraye un chemin dans la terre de ta tête / Et prêche cette prière : langage-toi / Et fais du verbe faire, un verbe qui s’OPÈRE275

Robert Giroux, cité en introduction, reste persuadé que les chansons sont engagées en partie parce qu’elles sont perçues comme telles. C’est soulever là toute la question de leur réception. Plus précisément, nous aimerions comprendre ce qui peut se produire, durant la performance, qui puisse avoir un impact sur l’auditeur, lui communiquer ce désir d’engagement. Jacques Julien, dans le cadre de son article « La fonction conative dans la chanson populaire », s’est déjà posé la question : « Comment, dans la chanson populaire, peut-on exercer une influence sur un individu ou sur un groupe ? Quelles sont donc les ressources qu’offrent les paroles et la musique pour arriver à cette fin qui est de forcer l’adhésion à ce qu’on pourrait évoquer sous l’appellation d’idéologie ?276 » Il cible la fonction conative d’une chanson comme pouvant exercer une pression suffisante à persuader, à convaincre son auditeur. Le conatif est en effet ce qui, dans un énoncé – une chanson –, doit produire un certain effet sur le destinateur – l’auditeur. Il peut agir de différentes façons, selon la stratégie employée. Les Colocs suscitent déjà la participation de leurs auditeurs lorsqu’ils leur demandent un effort supplémentaire d’interprétation, qu’il s’agisse de jeux langagiers comme dans « Atrocetomique », d’ironie, d’intertextualité ou de référents extérieurs. Dans ce dernier cas,

la fonction conative profite […] des pressions que crée la fonction référentielle. Celle- ci est marquée par les éléments qui indiquent le ici et maintenant du discours, en particulier les adverbes de temps et de lieu, les déictiques et les déterminants comme les noms propres, les pronoms personnels de la 1ère et de la 2ème personne, les articles définis, les démonstratifs, etc. S’ajoute aussi le poids des autorités connues et incontestées et celui des preuves de ce qu’on avance. Elle est appuyée de plus par le mirage des fictions, l’utilisation d’histoires, d’exemples créés de toutes pièces pour les besoins de la cause277.

La pièce « Hého » nous offrira d’ailleurs un bon exemple de fiction convaincante.

Le conatif peut aussi « opérer […] par imitation ou entraînement, grâce à l’intermédiaire d’un témoin (individu et/ou groupe) qui fait un amorçage sonore278 ». Le mécanisme de « l’amorçage repose entièrement sur le passage de l’individuel au groupal, ce qui est une procédure

275 Loco Locass, « Langage-toi », tirée de l’album Manifestif, Audiogram, 2000, Disque compact, piste 11. 276 Jacques Julien, loc. cit., p. 146.

277 Ibid., p. 149. 278 Ibid., p. 147.

de base du conatif » et donc « sur le pouvoir du témoin-amorce279 ». Ce dernier a comme mission de servir d’exemple persuasif. C’est pourquoi, à l’occasion, « la performance intègre comme relais un groupe de témoins de l’action performée. […] Ce groupe a souvent une connivence joyeuse, contagieuse280 ». Sur Atrocetomique, cela se traduit à quelques reprises par l’intervention d’un chœur de chant. Sur « Tout l’monde », par exemple, les autres membres du groupe se joignent à André Fortin pour chanter les vers en exergue comme « Tout le monde rote » et « Le pape aussi rote ». Nous verrons bientôt que pareille stratégie est employée dans le refrain de « On va crever en attendant l’été (ou l’hiver) », dont le dernier vers est répété chaque fois par l’ensemble du groupe. Pour le spectateur de Terminus, ces répétitions rappellent d’une certaine façon les chansons à répondre, chez lesquelles la fonction conative est très sollicitée, et l’amènent lui aussi à chanter, à poser le même geste que le chœur. Selon Jacques Julien, « les vocalistes représentent une collectivité réelle ou simulée » et « la reprise chorale joue le rôle attendu d’entraînement sur l’auditoire281 ». Sur Atrocetomique, cette stratégie est d’autant plus mise en abyme. En effet, comme l’album est le produit d’une captation en direct, le public est nécessairement présent sur l’enregistrement. Celui-ci joue dès lors à son tour, pour l’auditeur, le rôle de témoin-amorce, le contaminant de son enthousiasme. Cela fonctionne particulièrement bien sur le disque 2. Curieusement, toutefois, au dernier moment, Fortin a tenu à diminuer significativement l’empreinte sonore des spectateurs sur le disque 1.

Au départ, l’album devait n’être qu’un live, une captation en direct à peine retouchée des deux soirées. Or, pendant le travail en studio, Dédé a changé d’idée et a décidé de faire un vrai disque avec les nouvelles chansons. Ce serait difficile : pour y arriver, il fallait couper les applaudissements, les cris de la foule, balancer le son de la batterie, des cuivres et de la basse en plus de réenregistrer entièrement plusieurs pistes en studio, notamment la voix et la guitare. (PM : 274)

Ce long travail de montage et de mixage n’a pas été pratiqué avec le même soin sur les reprises, et représente la majeure différence entre les disques 1 et 2 d’Atrocetomique. Nous y voyons possiblement un signe d’hésitation à savoir si les auditeurs doivent être influencés ou non par les spectateurs. Il y a aussi beaucoup du fait que Les Colocs souhaitent offrir un « véritable » deuxième album. Chose certaine, sur le disque 2, l’auditeur prend bel et bien mesure de l’énergie et de la folie du spectacle Terminus et l’effet conatif du « témoin-amorce » fonctionne.

La partition peut elle aussi jouer un rôle conatif. Audrée Descheneaux, musicologue, en glisse un mot dans son article « La structure musicale comme support de l’engagement dans

279 Ibid., p. 156. 280 Id.

²Capital² de Vulgaires Machins et ²Pauvres riches² de Tomàs Jensen & Les faux-monnayeurs » : « En engendrant des attitudes d’adhésion dans le meilleur des cas, la musique pousse l’auditeur à s’identifier à ce qu’il entend et à se sensibiliser vis-à-vis son quotidien en posant des gestes et des actions significatives pour l’avenir.282 » Sur Atrocetomique, le mot d’ordre est simple : exit les ballades, il faut que ça bouge. Les chansons ne donnent aucun répit et leur rythme empressé témoigne de l’urgence et de l’impatience de l’engagement pour un changement social283. En outre, « la gestuelle collective démontre[rait] l’efficacité284 » de cette stratégie, comme la foule qui ne peut s’empêcher de se rassembler et de danser aux spectacles des Colocs. Leur musique cherche en somme à créer ce mouvement de foule. Dans les pages qui suivent, nous verrons que « BonYeu » (piste 2), « On va crever en attendant l’été (ou l’hiver) » (piste 7) et « Hého » (piste 9), « toutes ces chansons ont en commun leur volonté de créer une cohésion, de forcer le passage du singulier au pluriel, de l’individuel au collectif285 ».

Contre-exemple de « BonYeu »

Le discours de « BonYeu286 » est celui d’un chômeur dont la situation devient insupportable : « Y faut que j’fasse dequoi de moé, ch’tanné d’attendre après mon chèque ». Le « je » cantologique cherche donc une solution pour élever sa condition, « pour [se] sortir de [son] calvaire », de sa pauvreté mais aussi de sa torpeur. Dans cette pièce, il tente une combine qui n’est pas la moins tordue : marchander avec Dieu. À la manière de « Maudit qu’le monde est beau ! », « BonYeu donne-moé une job » devient le leitmotiv anaphorique de la chanson, utilisé en début de vers une douzaine de fois. Cette adresse, « BonYeu », déforme l’expression chrétienne insécable du « bon Dieu ». En raison de sa bonté et de charité, Dieu semble tout désigné pour intervenir en la faveur du défavorisé. C’est pourquoi ce dernier le prie, l’exhorte de l’aider. Les impératifs « donne- moé une job », dans les couplets, et « laisse-moé pas tomber », dernier vers du refrain se terminant sur la note la plus haute de la partition, laissent entendre encore davantage la supplication. Cette litanie témoigne du désespoir de se trouver « une job » et du manque de ressources pour y parvenir. Julie Ledoux parle aussi de ce réflexe de s’en remettre entièrement à autrui, ici à Dieu, comme d’une « pensée magique qui diminue l’effort que doit faire le personnage pour se trouver du travail287 ». En effet, le « je » cantologique s’adresse, ironiquement, à une entité abstraire pour la

282 Audrée Descheneaux, loc. cit., p. 85.

283 Cette urgence peut également s’entendre dans l’intonation du chanteur, précise Jacques Julien. 284 Jacques Julien, loc. cit., p. 155.

285 Ibid., p. 154.

286 Les Colocs, « BonYeu », tirée de l’album Atrocetomique, op. cit., piste 2, 3:16 minutes. Voir l’Annexe A

pour l’intégralité des paroles.

supplier en quelque sorte de l’engager. L’ironie est de cette façon mise au service du contre- exemple de la recherche d’emploi que met en place la chanson « BonYeu » des Colocs à travers les démarches du chômeur.

L’ironie sert cette fois une ambition différente que sur « Passe-moé la puck »; Les Colocs cherchent cette fois à interroger la part de responsabilité des démunis, qui ont, d’une certaine façon, assimilé les préjugés à leurs égards. « Je » vante ses qualités : « Chu bon vendeur, j’arrive à l’heure pis j’bois moins qu’un alcoolique », « ch’pas pire avec les chiffres pis j’sais m’servir de ma cervelle ». Toutefois, une fois sur deux, les litotes, en cherchant à atténuer la réalité, ne font que révéler les faiblesses de sa candidature. Cette réalité transparaît également dans les promesses faites à Dieu :

BonYeu donne-moé une job, pis j’te jure que j’vas me caser

J’vas m’lever tôt, tous les matins, pis j’te promets d’arrêter d’chialer […]

BonYeu donne-moé une job, Chu prêt à commencer en bas d’l’échelle […]

BonYeu donne-moé une job, chu prêt à bûcher comme un viet

À travers celles-ci, le chômeur révèle ses lacunes, ses tares, sa nonchalance : « BonYeu donne-moé une job, j’vas payer le loyer du mois passé / J’vas r’brancher l’téléphone, les collecteurs vont pouvoir me r’trouver ». Autrement dit, il ne remplira ses devoirs, ne se conformera au système que si Dieu consente à lui donner du travail. C’est ainsi que les mécanismes du marchandage se mettent en place. Tout a désormais un prix, même l’aide divine. « Je » offre donc au bon Dieu sa foi, dorénavant conditionnelle à un nouvel emploi. Il reprendra en outre, sous condition, la pratique religieuse délaissée : « Pis si jamais tu m’donnes une job / Tu me r’everras à l’église / À genoux devant l’curé / BonYeu laisse-moé pas tomber ». Ce mouvement n’est pas ignoré : depuis quelques années et la laïcisation de l’État québécois, les églises se vident peu à peu et la religion catholique, de plus en plus désuète, perd déjà au quotidien sa dimension sacrée. Le défavorisé tutoie ainsi Dieu, s’adressant à lui comme à un ami avec qui on s’apprête à conclure un marché. Dans « BonYeu », la religion est donc soumise, comme tout le reste, au système capitaliste. Tout est une question d’argent : « […] J’envoye mon C.V. à Saint Pierre / Parlez-y d’moi si vous voulez, un pourcentage sur mon salaire ». La « job » en soi en est réduite au salaire qu’elle procure : « BonYeu donne-moé une job, faut que j’fasse mes paiements / Amener ma blonde au restaurant, pis tchéquer les numéros gagnants ». Le besoin d’argent semble de plus en plus pressant au fur et à mesure que la chanson évolue. Les répétitions du dernier couplet attestent de cette détresse : « BonYeu donne-moé une job, n’importe laquelle f’rait mon affaire / N’importe où, n’importe quand, pour me sortir de mon calvaire ». Le « je » cantologique ne peut plus supporter son état de précarité et est prêt à tout

marchander, même à vendre son âme à Dieu, pour obtenir un emploi. Mais est-il prêt à faire les efforts concrets nécessaires ?

En ce sens, ce ne sont pas tellement les intentions du chômeur qui apparaissent mauvaises, mais plutôt ses méthodes. Est-ce vraiment à Dieu qu’il doit faire l’étalage de ses aptitudes et de ses qualités ? Est-ce réellement à Saint Pierre qu’il doit envoyer son C.V. ? Est-ce vraiment le curé qu’il faudra remercier ? Dans la bouche d’un homme qu’on ne voit plus quotidiennement à l’église, le discours sonne d’autant plus faux, preuve que l’ironie de situation opère. L’auditeur comprend que de remettre ainsi son destin entre les mains de la Providence revient à se déresponsabiliser. En effet, pendant qu’il attend que Dieu se manifeste, le protagoniste ne pose pas de gestes concrets. De plus, il s’y prend mal : au lieu de promettre un changement d’attitude lorsqu’on lui donnera un emploi, il devrait plutôt changer pour pouvoir obtenir celui-ci. De cette façon, le chômeur ou l’assisté social de la chanson « BonYeu » sert de contre-exemple à tous ceux qui, comme lui, souhaitent améliorer leur situation. Au dernier tiers de la chanson, André Fortin invite les spectateurs à chanter avec lui le refrain (« Encore une fois! », entendons-nous à 2:28 minutes). Dans leur propre bouche et leur propre voix, l’ironie des vers peut encore mieux se révéler. Ils entendent alors qu’ils ne doivent pas attendre que les autres agissent à leur place, au contraire. « BonYeu », de façon sous-jacente, montre la nécessité de se responsabiliser, de se prendre en mains, et cherche à faire naître ce désir chez l’auditeur. Ce message est communiqué par l’ironie, qui demande la participation interprétative de l’auditeur et révèle le contre-exemple du protagoniste, mais aussi par la dimension musicale de la chanson. En effet, le rythme de la batterie et des tam-tams africains – simple, sautillant et caractérisé par le contre-temps propre au ska – donne le ton dès l’introduction de « BonYeu ». Jacques Julien souligne que « la section rythmique (percussion et basse) comme facteur de motricité, d’allant, de drive288 » relève du conatif. Elle caractérise les partitions qui propulsent les auditeurs vers l’avant, vers l’action. Les accords majeurs de « BonYeu », conducteurs le plus souvent d’émotions positives comme la joie, sont tout sauf désespérés comme peut l’être le protagoniste du texte. Une fois encore, la musique et les paroles de la chanson des Colocs semblent en décalage. Si le texte raconte le marchandage désespéré du chômeur avec Dieu, la musique rappelle que cette pensée magique ne mène nulle part et qu’il faut avancer et agir dès maintenant.

288 Jacques Julien, loc. cit., p. 151.