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Incapacité à communiquer : « La maladresse » et « Tout seul »

Ces deux pièces, « La maladresse327 » (piste 4) et « Tout seul328 » (piste 6), n’occupent pas seulement des positions miroitantes sur la liste des chansons de Dehors novembre, elles sont aussi d’égale durée (respectivement 3:52 et 3:48 minutes) et dialoguent sur un même thème, celui de la communication. Dans les deux chansons, l’élément déclencheur réside en la question à la fois banale et tragique : « est-ce que ça va ? ». Cette dernière est posée au « je » cantologique sur « La maladresse » par un inconnu rencontré dans un bar (« tu me demandes ça va ») et sur « Tout seul » par « l’docteur » : « comment ça va la vie » (en italique dans le livret). Si le protagoniste de la première chanson chuchote une réponse presque inaudible, celui de la seconde crie la sienne de toutes ses forces. Si l’un préfère mentir à l’inconnu même si « c’est pas bien », l’autre est d’une franchise sans borne avec son médecin : « J’ai pu envie de vivre c’est ça que j’lui ai dit ». Les personnages souffrent néanmoins tous deux d’un sentiment d’inadéquation inexprimable, de l’incompréhension « [d’une] angoisse, [d’une] douleur, [d’une] folie ». Voyons comment les auteurs André Vanderbiest (« La maladresse ») et André Fortin (« Tout seul ») racontent ainsi deux expériences différentes du désenchantement et de leur difficulté à le communiquer.

Dès le troisième vers de « La maladresse », le « je » cantologique balance son mensonge : « C’est nickel tout est beau, le cerveau qui fonctionne ». Il avoue juste avant omettre la vérité à propos de son état parce que son interlocuteur lui est inconnu : « C’est pas la vraie réponse, mais je ne te connais pas ». Comme il doute également de l’intention et de l’intérêt réel de l’étranger qui s’informe sur son humeur (« Veux-tu vraiment savoir […] »), il préfère prétendre que tout va bien. Toutefois, comme le reste de la chanson s’attachera à le montrer, derrière ce mensonge se cache un mal-être innommable. Contrairement à l’interlocuteur anonyme, l’auditeur a accès aux pensées intimes du « je » cantologique, aux sentiments qu’il ne parvient à exprimer tout haut, pas plus que par le biais d’autre chose que d’une image, dont la première : il « se sent comme une maladresse du hasard ». Cette comparaison traduit l’impression du « je » d’être une erreur de parcours, en supposant que même le hasard puisse se tromper. Les onze vers suivants hébergent une ou plusieurs

327 Les Colocs, « La maladresse », tirée de l’album Dehors novembre, op. cit., piste 4, 3:52 minutes. Voir

l’Annexe A pour l’intégralité des paroles.

328 Les Colocs, « Tout seul », tirée de l’album Dehors novembre, op. cit., piste 6, 3:48 minutes. Voir l’Annexe

métaphores qui dérivent de cette comparaison initiale et que nous pouvons classer selon les trois sentiments qu’elles traduisent. D’abord, un sentiment d’inutilité : « un mini-plaisir de passage », « une affaire qu’on remet à demain », « un journal qu’on a fini de lire, une photographie qu’on déchire », « une vieille pute au fond d’un bar », « un téléphone qu’on oublie » et « un fauteuil vide au cinéma », « un paquet de clopes pas d’allumettes », « un myope sans ses lunettes » et « une valise sans poignée ». L’adverbe récurrent « sans » laisse effectivement entendre qu’un élément primordial fait défaut au « je » cantologique. Puis, celui de la vulnérabilité : « un ver de terre sur l’hameçon », « un Premier Ministre en caleçon » ou « un coup de canif dans le contrat ». Enfin, le sentiment d’inadéquation : « la cavalerie toujours en retard », « un innocent dans une prison », « un mendiant sur le mauvais trottoir », « un loup dans une bergerie », « un ours qui hiberne en été », « une aiguille dans une botte de foin », « un point à la ligne d’horizon » ou encore « une préface au Kâma-Sûtra ». À travers ces nombreuses images, il semble que Les Colocs tentent d’exprimer une sensation d’étrangeté, de mettre en mots un inconfort, un mal-être. En outre, plusieurs métaphores de la troisième catégorie renferment une antithèse qui accentue, en soulignant la contradiction, le sentiment d’inadéquation du « je » cantologique. De la même façon, les silences de la partition musicale sont insérés non pas entre les vers ou les métaphores, mais bien au cœur des antithèses, de manière à souligner encore davantage l’opposition, la distance. À l’inverse, des liaisons vocales unissent certains vers disparates. Ces connexions et déconnections inattendues dynamisent, heureusement pour l’auditeur, la longue énumération. Sinon, celle-ci devient extrêmement monotone, puisque la guitare répète sans cesse les mêmes motifs du début à la fin de la chanson, suivant un rythme plutôt lent et traînant. La basse prédominante accompagne la voix grave et rauque d’André Vanderbiest, qui performe sa propre composition. Son interprétation des dialogues fictifs, c’est-à-dire des premiers et des derniers vers de la chanson, est très parlée ; Vander chuchote comme celui qui a « encore trop de choses à cacher ». Elle devient plus chantante durant l’énumération lyrique centrale, même si sa voix demeure sur la même note (mi ou mi bémol), sauf en de rares occasions. Les quelques variations ponctuelles (cinq vers débutent plutôt sur la note ré et, à deux reprises, la voix de Vander grimpe sur le fa dièse en fin de phrase, sur les mots « cinéma » et « à demain ») permettent une fois de plus de conserver l’attention de l’auditeur. La partition minimaliste, les motifs musicaux répétitifs et la monotonie de la ligne vocale collent surtout au personnage effacé que la chanson met en scène.

Même si elle ne présente pas de structure à proprement parler, la chanson connaît toutefois une évolution. Au départ, il est question de détourner l’attention de la vérité : « Veux-tu vraiment savoir quand tu me demandes ça va / C’est pas la vraie réponse, mais je ne te connais pas ». Peut- être qu’« à un ami [il] dirai[t] tout ça… mais […] », au moment où il parle, le « je » cantologique

est seul, sans proche à qui confier son manque, sa vulnérabilité et son isolement. Puis, après sa longue énumération, le protagoniste revient sur sa réaction initiale : « S’il-te-plaît de ne demande rien, je vais mentir et c’est pas bien ». Ainsi, plus la chanson évolue, plus l’auditeur perçoit la lassitude du « je » envers ses propres mensonges. Ce dernier préfèrerait au final qu’on ne le questionne pas sur son état, ce qui l’oblige à mentir puisqu’il ne sait faire autrement. Le dernier vers de la chanson est évocateur en ce sens : « Je vais partir dans un moment / Ronger mon frein en solitaire, pour arrêter de faire semblant ». Parce qu’il ne peut souffrir de « faire semblant », parce qu’il sait que « c’est pas bien », le personnage de « La maladresse » se replie sur lui-même. Autrement dit, « le ²je² se retire du dialogue, personne ne pouvant partager authentiquement son expérience […] du désenchantement. Cette part d’incommunicabilité de l’être fait que celui-ci, entouré ou pas, est en quelque sorte toujours seul329 ». Le protagoniste est ainsi prisonnier d’un cercle vicieux; son incapacité à communiquer avec l’inconnu (« ce soir j’ai pas envie de parler, encore trop de choses à cacher ») l’empêche de briser sa solitude, qui reste pénible à supporter. En effet, l’expression « ronger son frein » signifie que la douleur ou le mal-être qu’il contient, pourtant difficilement, empêche paradoxalement la libération et l’extériorisation de ses sentiments. Le personnage qu’André Vanderbiest met en scène dans « La maladresse » demeure donc rongé par cette vérité retenue à l’intérieur de lui et qui devient corrosive.

Contrairement au personnage de « La maladresse », celui de la pièce « Tout seul » d’André Fortin offre une réponse franche à son docteur qui lui demande comment il va : « J’ai pu envie de vivre c’est ça que j’lui ai dit / Y’a pu rien qui m’fait rien si tu veux mon avis / Y’a sûrement quequ’chose qui est pas normal ». Le « je » cantologique remarque d’entrée de jeu que sa perte de sensibilité, son indifférence face à sa propre existence est problématique. Pourquoi n’est-il pas reconnaissant ou du moins heureux d’être en vie ? Quelque chose cloche, mais quoi ? La suite de la chanson « Tout seul » devient elle aussi une tentative des Colocs d’exprimer ce qui cause le mal de vivre du protagoniste, lui qui demeure en quelque sorte incompris dans « [s]a folie ». En effet, les aveux et confidences qu’il fait à son docteur lui vaudront un séjour à la « maison des fous ». André Fortin fait référence, par le biais de cette périphrase, à un hôpital psychiatrique, tout en mettant l’accent sur le jugement péjoratif dont font les frais les gens aux prises avec des problèmes mentaux, soit qu’ils sont tous « fous ». Fortin attire toutefois l’attention sur leur authenticité : « à la maison des fous, c’est pas des hypocrites / C’est vrai quand y parlent, c’est là que j’me sens ben ». La fatigue liée aux mensonges et à l’hypocrisie déjà présente à la fin de « La maladresse »

329 Mélanie Tardif, op. cit., f. 71.

s’accentue ici. L’auditeur de « Tout seul » perçoit le besoin de vérité sans cesse grandissant des Colocs à travers ce nouveau protagoniste qui ne cherche plus à cacher ses sentiments.

Pour dire le mal-être du « je » cantologique, la voix d’André Fortin parvient d’abord de loin, comme un écho, dans un cri de plus en plus énergique. Puis, la chanson débute avec une mise en garde contre l’amoralité inquiétante du personnage : « Ah ! Attention attention chu comme un animal / Pu capable de définir ni le bien ni le mal / Chu fini chu fini je l’sais trop / la ville est trop immense et ma tête est trop sale ». Cette ville dont il parle s’avère être la grande métropole montréalaise, personnifiée dans la dernière strophe de la chanson : « Montréal c’est de ta faute, je t’aime trop c’est pour ça ». Le « je » cantologique nourrit pour elle, son immensité et son effervescence, un amour démesuré, voire nocif, qui lui fait perdre la tête et ses repères. Celui-ci aurait ainsi brouillé son discernement au point où chaque valeur aurait perdu pour lui son sens, même le « bien », même le « mal » : « Y’a pu rien qui m’fait rien ». Nous pourrions ajouter, à l’instar de Mélanie Tardif, qu’une « profonde désillusion va de pair, nous semble-t-il, avec la disparition des repères de ce sujet330 ». Plus encore que son amour pour la ville, c’est le désenchantement qui laisse ce dernier dans un monde moderne désormais vide de sens. La tête pleine d’une « musique de tempête », le protagoniste souffre de surcroît d’insomnie : « Mes deux yeux grands ouverts le sommeil est pas là / Cinquante million d’images qui se bousculent dans ma tête ». Cette dernière hyperbole laisse entendre que c’en est « trop » pour le lui : « je l’sais trop », « la ville est trop immense », « ma tête est trop sale », « je t’aime trop » (nous soulignons). Cette démesure dans le discours du « je » cantologique illustre sa perception de la réalité : une vie amorale lui apparaît insupportable.

Les Colocs consacrent le deuxième couplet de la chanson à décrire un phénomène qui s’observe dans la ville qui aliène le « je » cantologique. Cette dernière est alors confrontée à un « ailleurs », qui parvient à ses habitants par l’intermédiaire de leur « télévision » et qui leur permet de se comparer aux « autres ».

Dans mon petit pays au nord de l’Amérique Y’a du monde qui s’ennuie devant la télévision En r’gardant les autres en train d’crever de faim Ailleurs c’est pire, ailleurs c’est la guerre

Selon Les Colocs, la télévision présenterait un spectacle de la misère, jugé ennuyant mais qui conforterait pourtant les Nord-américains. Dans le dernier vers de l’extrait, ceux-ci se rassurent en effet en se répétant qu’« ailleurs c’est pire, ailleurs c’est la guerre » – un discours répandu que Les Colocs reprennent avec ironie et soulignent par l’italique dans le livret de paroles. Cette réaction des

Nord-Américains est présentée comme une forme de déni des problèmes de leur propre société, puisqu’il ne s’agit pas de la guerre ou de la famine. Les Colocs sous-entendent ainsi qu’une autre forme de misère serait présente à Montréal. Durant le solo instrumental, l’auditeur peut d’ailleurs entendre le chanteur répéter sans cesse le titre de la pièce au rythme des bongos, puis finalement : « tout seul, c’est la misère ». La solitude des individus en détresse apparaît dès lors comme un fléau au sein de la société nord-américaine, et la misère, plus seulement un spectacle télévisé. Le « je » cantologique se fait d’ailleurs impératif envers ses propres spectateurs, ce « vous » qui semble l’observer de la même manière dont les médias s’intéressaient à l’itinérant comme à une bête de cirque dans « Passe-moé la puck » : « Circulez ! Circulez ! Y’a rien à voir icitte / J’ai pas l’temps d’vous parler, j’m’en vas d’main matin ». Simultanément, il espère parvenir à connecter avec tous les autres « humains » qui, comme lui, peuvent ressentir une perte de repères et une anxiété démesurée dans cette ville immense : « Je partage mon angoisse, ma douleur, ma folie / Avec la planète terre ou avec encore mieux / Encore mieux je l’espère avec tous les humains / La tête entre les deux mains ».

Le refrain de la chanson, qui tient dans l’unique vers : « Ah ! Dis-moi si je suis tout seul », cherche dans le même sens à trouver un écho. Lorsqu’il le crie, André Fortin fait sentir le besoin du « je » cantologique de se rallier à un groupe, de savoir que d’autres individus vivent le même désenchantement que lui. Ce dernier peut même rappeler à l’auditeur le personnage sur la pochette de l’album, celui allongé sur toutes les petites solitudes rapiécées. Le refrain est court, mais extrêmement chargé. Puisque les mesures des couplets observaient un lent mais progressif decrescendo (du fa au si bémol en passant par le ré bémol), le retour direct à un fa aigu pour le refrain oblige la voix du chanteur à faire un bond, ce qui donne une puissance d’impact au cri : « Ah ! ». André Fortin maintient à deux reprises cette note fa, plus de six temps la première fois et quatre temps la seconde (lorsqu’il lance le cri initial et sur le verbe « suis ») avant de conclure avec deux syllabes rapides et arides : « tout seul ». De cette façon, Les Colocs tentent de faire naître une forme de compassion pour leur protagoniste, autant chez son docteur que chez leurs auditeurs, à qui peut également s’adresser la supplication du refrain. En outre, la voix de Fortin, beaucoup plus haut perchée que celle de Vander, de même que son débit de paroles rapide au point de créer un effet d’essoufflement, traduisent les sentiments de détresse et d’urgence. Le mal-être qu’on avouait discrètement sur « La maladresse », plus tôt sur l’album, est maintenant crié à bout de souffle. Mais est-ce suffisant pour être entendu? En se terminant sur la reprise de son premier couplet, la chanson « Tout seul » nous semble néanmoins se conclure elle aussi par l’échec de la communication du désenchantement. La question se pose encore une fois : « comment ça va la vie », relayée par une deuxième interrogation, toujours sans réponse : suis-je tout seul ? Nous pouvons aussi nous

demander si les protagonistes de ces deux chansons n’illustrent pas aussi, près de trois ans plus tard, l’échec des Colocs à transmettre leur idéologie et à communiquer leur engagement, tel qu’ils le souhaitaient par le biais d’Atrocetomique.