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Les Colocs (1993) : un parti pris populaire

Les joies et le spleen de l’engagement

Chapitre 2 Les Colocs (1993) : un parti pris populaire

En 1993, Les Colocs officialisent leur entrée dans l’industrie musicale québécoise avec un premier album éponyme qui les présente en tant que groupe unifié. Au moment de son enregistrement, les deux réalisateurs de l’album, Robert Finkel et Rob Heany, ont à cet égard adopté une

approche peu orthodoxe pour capturer l’énergie du groupe : les amplificateurs de chaque instrument étaient en effet isolés un peu partout dans les locaux du Starbase. Celui de la guitare de Dédé était derrière la porte des toilettes, celui de l’harmonica de Patrick dans un placard, celui de la basse de Serge dans la sortie d’urgence du studio… La batterie occupait le centre de l’enceinte principale et Dédé chantait face à la console, de l’autre côté de la baie vitrée (PM : 214),

entouré de ses acolytes. Considérant que les cinq Colocs possédaient alors l’expérience de la scène, où ils avaient l’habitude de jouer tous ensemble depuis près de trois ans, et non celle du studio,

cette méthode de travail particulière avait deux avantages. Elle permettait d’abord à Heaney d’enregistrer séparément chaque instrument sur une piste distincte, de sorte qu’on pouvait augmenter le volume ou modifier la sonorité de telle ou telle partition très facilement au mixage. Elle était ensuite l’occasion de miser sur la principale force du groupe : son énergie brute, celle qu’il avait en concert. […] En les faisant jouer tous en même temps, on conservait l’âme du groupe. (PM : 214-215)

Le principe de la performance152 prend ici tout son sens et une analyse juste ne saurait en faire abstraction sans négliger ce qui donne son « âme » aux compositions des Colocs : l’immédiateté et la communion. Marquant leurs débuts sur le marché, cet opus représente pour Les Colocs l’occasion d’annoncer leurs couleurs. Ils choisissent néanmoins de décorer la pochette recto de l’album d’une peinture impressionniste plutôt terne d’Yvan Adam, sur laquelle figurent les restes d’un repas très simple laissé en plan. Il semblerait que cette « nature morte aux teintes bourgogne symbolis[e] [leur] vie au 2116 : un pot de sauce à spaghetti, une cafetière italienne, une bouteille de vin, quelques assiettes » (PM : 229). En effet, la photographie au verso donne vie à cette fresque en reproduisant fidèlement la scène. Cette fois, les cinq Colocs prennent place autour de la table, dans l’appartement du boulevard Saint-Laurent. De la même façon dont les membres du groupe Beau Dommage étaient photographiés sur la pochette de leur premier album éponyme dans un paysage urbain qui faisait écho à celui de leurs chansons (« Montréal », « Tous les palmiers », « Le

152 Ce principe considère également l’album en soi comme une performance, comme un tout duquel les

picbois »)153, Les Colocs sont représentés dans un décor extrêmement familier qui caractérisera les dix pistes de leur album. Micheline Cambron, qui s’est intéressée à la discographie de Beau Dommage, explique que dans un cas comme celui-ci « nous assistons à une présentation de personnages, à la mise en place d’une image sociale. Celle-ci est capitale dans le marketing des producteurs de disques car, bien sûr, il s’agit d’offrir au public une image facilement identifiable – lisible154 ». L’illustration de la pochette de leur premier album renvoie donc au logement des Colocs, mais surtout – puisque c’est le décor inoccupé qui vient en premier – à un quotidien et à une réalité proprement populaires et largement partagés.

Ce désordre de cuisine se retrouve d’ailleurs autant à Montréal « sur la rue Mont-Royal » qu’en région sur « la rue […] St-Cyrille », cadres spatiaux des deux premières pistes de l’album, « Dédé » et « La rue principale ». Le modeste repas qui y est consommé demeure toutefois, tous lieux confondus, celui des moins nantis. En le partageant, Les Colocs se rangent du côté de ces derniers et proposent de les représenter, de parler d’eux, pour eux. Ils sont les défavorisés, les démunis, les pauvres, mais aussi les laissés-pour-compte et les marginaux, ceux qui cadrent mal dans le système et qui vivent la solitude du rejet social. Ils sont « Dédé » l’orphelin et les sans-abri dans « Passe-moé la puck », mais aussi le sidéen de « Séropositif Boogie », le personnage asocial au « Mauvais caractère » et l’amoureux maladroit abandonné dans « Juste une p’tite nuite ». Les Colocs rallient la cause de ceux-ci et proclament par le biais de ce premier album un parti pris populaire qui deviendra propre à leur « image sociale » et à leur engagement. La présence accrue de personnages, particulièrement dans les espaces liminaires – l’album débute auprès de « Dédé » et se termine avec « Julie » – a pour effet d’individualiser, d’humaniser le discours sur la pauvreté. Cette dernière possède désormais un visage et un nom, ceux de Pierrette (« Maudit qu’le monde est beau ! ») par exemple. Luc Rasson, dans sa contribution à l’ouvrage Formes de l’engagement littéraire (XVe-XXIe siècles), affirme que lorsque le sujet vulgaire prend lui-même la parole – comme le fait le vagabond dans « Passe-moé la puck » – « l’engagement peut […] être décrit […] comme la volonté de donner une voix à l’autre, au faible155 ». En d’autres situations, le « je » cantologique des chansons endosse le rôle du narrateur et adopte le point de vue d’en bas, celui des ouvriers, des chômeurs, des assistés sociaux, des défavorisés – ces classes précarisées et souvent négligées. En appréhendant le monde depuis leur position et à travers leurs perceptions, il en vient à développer envers elles une empathie qui cherche bientôt à contaminer les auditeurs. Ainsi, à

153 Ibid., p. 55. 154 Id.

155 Luc Rasson, « ²Je ne peux pas être de salut public² : Romain Gary engagé », dans Jean Kaempfer, Sonya

Florey et Jérôme Meizoz [dir.], Formes de l’engagement littéraire (XVe-XXIe siècle), Lausanne, Antipodes, 2006, p. 97.

l’occasion, « je » devient « nous » : « Hé là Pierrette qui pédale ! / Attends-nous ! » (« Maudit qu’le monde est beau ! »). En définitive, Les Colocs est de ces albums qui « se [font] ²terre² d’accueil pour ceux (nécessiteux, étrangers, immigrés, sans-papiers, sans domicile fixe) qui sont le plus souvent exclus du principe nécessaire d’intégration revendiqué néanmoins par les fondements de [la] société démocratique » de même que de ceux qui se veulent « porte-parole[s] des minorités, […] souhaitant générer ainsi une prise de conscience auprès de la majorité »156.