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Ce que nous entendons par « économie musicale » en ce qui a trait à l’album Les Colocs concerne l’élémentarité sonore de ses dix pièces qui, de la même façon que le joual, crée une impression de dépouillement. La musique des Colocs, marquée par l’appauvrissement et la simplification, s’ajuste ainsi à leur engagement envers les pauvres, qu’elle traduit avec véracité. Nous pouvons reprendre à titre d’exemple les accords minimaux de la partition de « Passe-moé la puck » (la cinquième et sol cinquième), dont le dépouillement va de pair avec la pauvreté mise en scène par le biais du personnage itinérant. Une simplicité se dégage également des choix des Colocs en matière d’enregistrement – cela vaut pour leurs trois albums. L’idée de capter une performance simultanée du groupe, que ce soit en studio ou en spectacle, sans chercher à parfaire le résultat à l’aide des nouvelles technologies disponibles – très coûteuses – vient du désir d’offrir un son authentique et sans artifice. Ce dernier permet aux Colocs de rester vrais, cohérents et fidèles à leurs prises de position engagées du côté de la pauvreté. Ces choix esthétiques deviennent ainsi presque politiques à un certain point. Sur le plan de la construction musicale, le recours à des formules standard (couplet 1 – refrain – couplet 2 – refrain) ainsi qu’à des procédés de versification répétitifs ou anaphoriques qui facilitent la mémorisation des chansons est déjà propre à la musique populaire. À ces simples stratégies formelles s’ajoute, chez Les Colocs, l’utilisation d’objets quotidiens en guise d’instruments de musique – pratique largement inspirée des joueurs de zydeco louisianais. Qu’il s’agisse d’articles de cuisine199 ou d’articles vestimentaires, comme les bottes de caoutchouc des danseurs de Gumboots ou les souliers de claquettes de Fortin, leur musicalité nouvelle enrichit celle des véritables instruments. Dans le livret de l’album, Les Colocs attribuent par exemple le maniement de la « casserole » et de la « grille de four sur Séropo » à André Fortin. Au même endroit, ils précisent également que Mike Sawatzky, plutôt que de jouer de la guitare, a pratiqué le « grattage et [le] picossage de guitares électriques » sur cet album et que Patrick Esposito, en plus

199 Le contenu de l’album confirme le caractère annonciateur de la représentation de la cuisine ornant sa

pochette. « Le langage visuel choisi par l’artiste et déployé sur le péritexte que constitue la pochette d’album peut ainsi soutenir l’effet produit par l’association des paroles et de la musique. » Lise Bizzoni et Cécile Prévost-Thomas [dir.], op. cit., p. 17.

de jouer de l’harmonica, a aussi fait du « tapage ». Ce vocabulaire, inhabituel dans le milieu artistique professionnel, révèle non seulement que les partitions des Colocs laissent une large place à l’improvisation200, mais aussi qu’il est possible de renouveler l’usage et la sonorité des instruments traditionnels, et ce à petit budget.

Plus encore, il arrive que la voix seule, principalement celle du chanteur, se substitue aux instruments. C’est d’abord le cas lors des « solo[s] (turlute) », identifiés comme tel dans la partition de « Dédé », par exemple. Associée au folklore, la turlute a été popularisée au Québec par La Bolduc (années 30), qui chantait des onomatopées ou des syllabes assonantes accompagnée d’un violon : « Ça va venir, pis ça va venir, / Mais décourageons-nous pas / Moé, j’ai toujours le cœur gai, / Et je continue à turluter / (Turlute)201 ». Comme elle, André Fortin termine lui aussi chacun des refrains de « Julie » par quelques vers de turlute. De manière générale, chez Les Colocs, turluter consiste surtout à imiter par des sons vocaux la mélodie d’un instrument soliste comme la guitare. Une forme vocale d’économie musicale s’entend également dans l’introduction de la pièce « Passe- moé la puck ». Il en a déjà été question brièvement : cette intro n’est ni jouée ni chantée, elle est plutôt scattée, a cappella. Le « scat », souvent défini comme un « jazz vocal », se caractérise par l’évocation d’objets, d’idées ou de schémas rythmiques à travers des sons ou des syllabes – arbitraires ou déformées – plutôt que par des notes ou des mots. Dans « Passe-moé la puck », il s’apparente au « beatbox » puisque la voix remplace principalement les percussions et frappe le rythme de la chanson qu’elle introduit. Ainsi, les sept premières mesures de l’introduction se transcrivent phonétiquement de la manière suivante : « ra ka__ ka ta / oum ti te ha ti oum_ a ti te ha ti te / oum ti te ha ti ha_ tram te kam ta tam / oum ti te ha ti ha_ e rak tchak tchak ka / ou a ti te he ti o_ a ti te ha tsa / hou hou hou ha ha ha ha ha ha ha ha ha / ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha mm » – les « ha ha ha » représentent les cris de singe qu’André Fortin prend la liberté d’imiter avant d’enchaîner avec les premières paroles. En somme, en pervertissant l’utilisation courante de leurs instruments par le biais d’improvisations et en ajoutant des sonorités à partir d’objets inusités, en plus d’exploiter à pleine capacité leurs propres corps et leurs propres voix, Les Colocs parviennent à faire beaucoup avec très peu tout en ancrant leur musique populaire dans le quotidien.

Écrites et composées majoritairement par le même auteur-compositeur, soit André Fortin, les dix pistes de l’album respectent dans l’ensemble cette esthétique de la pauvreté, qui unifie l’atmosphère de l’album. Le parti pris populaire qui caractérise l’engagement social sur Les Colocs

200 Par exemple, la mention solo ad lib se retrouve à plusieurs endroits dans le livre de partitions. Ad libitum,

qui signifie « à volonté », indique aussi en musique qu’un segment musical peut être interprété librement.

201 Roger Chamberland et André Gaulin, « Ça va venir, découragez-vous pas », dans Anthologie de la

est donc appuyé par une esthétique tout autant partisane. Néanmoins, deux des dix chansons s’écartent à certains égards des constantes esthétiques dégagées plus haut. Il s’agit de celles créées par deux autres Colocs, Patrick Esposito di Napoli (« Séropositif Boogie », piste 5) et Serge Robert (« Je chante comme une casserole », piste 7). D’une signature différente de celles de Fortin, ces deux chansons nuancent l’angle d’approche esthétique global de l’album. Les plumes de Patrick Esposito et de Serge Robert profitent pour ce faire de l’hospitalité ethnique et culturelle de leur formation musicale, qui accueille le pluralisme comme une force. « Séropositif Boogie » raconte le désarroi d’un musicien de rue au moment d’apprendre qu’il est sidéen, et ce sous la forme d’un blues moins encadré que les chansons précédentes, aux couplets inégaux. Puisque l’action se déroule en France, dans un décor parisien (« près de la gare Montparnasse », « Au Café des Mancheurs »), le parler québécois est également évacué, remplacé par un argot typiquement français. Celui-ci est reconnaissable aux expressions (« toubib », « la sortie du turbin », « t’es vraiment tricard », « jouer d’la zique ») et au verlan, cette façon de parler à l’envers (« Z’y-vas joue! »). Or, malgré que sa forme musicale apparaisse plus libre et que le parler joual y soit relayé par un jargon de rue français, « Séropositif Boogie » ne cherche pas moins que les autres pistes de l’album à exposer la souffrance d’un marginal, dans ce cas-ci atteint du SIDA, et à provoquer une prise de conscience chez l’auditeur : « Tous tes problèmes y’en a qui existent même pas / J’te souhaite jamais oh! non! d’pogner un vrai microbe / C’lui en question et ben y pardonne pas ». À la fin de la chanson, l’unique vers répété du refrain (« Séropositif Boogie ») est repris une fois sur deux par un chœur, qui fait ainsi écho au « je » cantologique et compatit avec lui. Pour sa part, Serge Robert signe, avec « Je chante comme une casserole », un texte à teneur poétique et au registre soutenu divergeant encore une fois du style langagier de Fortin. Il ne poursuit toutefois pas des ambitions différentes et offre lui aussi une critique satirique. En effet, prononcée avec naïveté et une articulation exagérée (Robert roule ses « r » et décortique chaque syllabe au point de prononcer certaines finales inexistantes – « air-e » pour « air »), sa poésie devient rapidement moqueuse, d’autant plus qu’elle sert à magnifier la qualité d’un chanteur médiocre. La comparaison dans le titre de la chanson invite déjà à la dérision. Plus encore, l’interprétation que propose Serge Robert de cette pièce donne l’impression à l’auditeur de vivre la « torture auditive » décrite à coups de vers poétiques dans la chanson : « Ma voix défonce les tympans sans commisération / […] Je ferai des lieux tropicaux des contrées désertiques ». La chanson, ainsi mise en abyme, devient l’occasion de questionner certains gages de popularité dans le milieu artistique : « Mon look de sex-symbol / Vous fait oublier cette torture auditive », en plus de réitérer l’ambition de critiquer certaines facettes de l’industrie musicale. Enfin, si la forme que prennent ces deux pièces diffère quelque peu de l’esthétique plus globale de la pauvreté – propre aux chansons de Fortin – le propos engagé reste le

même, le parti pris populaire demeure lisible. Ces deux chansons réaffirment surtout l’hospitalité du groupe des Colocs – qui a fait largement l’objet du premier chapitre : chaque membre profite d’une tribune et du droit d’affirmer son point de vue original, que ce soit le blues de Patrick Esposito di Napoli ou le français politically correct de Serge Robert.