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L'engagement de la chanson québécoise dans les années 1990 : le parcours des Colocs

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Academic year: 2021

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L’engagement de la chanson québécoise dans les

années 1990 : le parcours des Colocs

Mémoire

Virginie St-Pierre

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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L’engagement de la chanson québécoise dans les

années 1990 : le parcours des Colocs

Mémoire

Virginie St-Pierre

Sous la direction de :

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Résumé

Notre mémoire porte sur le phénomène de l’engagement dans la chanson québécoise qui s’observe à nouveau dans les années 1990 et qui diffère de celui associé aux chansonniers nationalistes de la Révolution tranquille. Réuni en 1990, le groupe Les Colocs propose pour sa part une œuvre qui a prise sur le réel et qui instaure avec la société extérieure un dialogue témoignant d’un engagement social particulier. Afin de caractériser celui-ci, nous nous intéressons au parcours du groupe, jalonné de trois albums (Les Colocs en 1993, Atrocetomique en 1995 et Dehors novembre en 1998) qui sont autant de lieux où redéfinir cet engagement. Il s’agit, en posant un regard sociocritique sur chacun d’eux, de dégager les possibles, les moyens et les difficultés de la chanson engagée dans le contexte des années 1990. Nous observons ainsi que cette décennie n’est pas homogène du point de vue de l’engagement, mais plutôt qu’elle est divisée par deux mouvements, d’abord un élan puis une retombée.

Notre étude présente une analyse en quatre temps. Elle dresse d’abord un portrait identitaire des Colocs qui tient compte de leur métissage culturel, de leurs prises de position et de leurs postures. Puis, elle procède à l’analyse chronologique des trois albums du groupe, s’attachant à ce qui les caractérise sur le plan de l’engagement social. Une attention soutenue est portée à la dimension musicale de l’œuvre à étude, mais la sociocritique demeure l’assise méthodologique principale de notre mémoire.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... iv

Remerciements ... vi

Introduction ... 1

Chapitre 1 : L’identité du groupe ... 10

Multiethnicité : une question d’hospitalité ... 12

Chanter un français inclusif ... 15

Une musique à l’image de l’interculturalisme ... 18

Les Colocs dans le champ musical québécois ... 23

Dans la zone grise du champ : une marginalité sans cesse rejouée ... 26

Les joies et le spleen de l’engagement ... 29

Chapitre 2 : Les Colocs (1993) : un parti pris populaire ... 34

Une esthétique de la pauvreté ... 36

Un héritage à détourner pour « Dédé » ... 36

« Passe-moé la puck » : la figuration du sans-abri, entre compassion et critique ... 39

La parlure québécoise et l’effet joual ... 44

Économie musicale ... 47

Le Québec Inc. : contrecoups de l’industrialisation ... 50

Nostalgie de « La rue principale » ... 51

« Maudit qu’le monde est beau ! » en apparence ... 55

Chapitre 3 : Atrocetomique (1995) : modernité de l’engagement ... 62

Déclinaisons du rire ... 68

L’ironie : « La chanson du scorpion » ... 69

L’humour noir de « La p’tite bebitte » ... 72

« Tout l’monde » au carnaval ... 76

Engager le public ... 79

Contre-exemple de « BonYeu » ... 81

Critique de l’immobilisme : « On va crever en attendant l’été (ou l’hiver) » ... 84

Sentiment d’urgence : « Hého » ... 86

Chapitre 4 : Dehors novembre (1998) : le désenchantement ... 93

Solitude de l’individu ... 99

Incapacité à communiquer : « La maladresse » et « Tout seul » ... 100

Lucidité isolante : « Le répondeur » ... 105

« Tassez-vous de d’là » et l’implosion du reggae ... 108

Désillusion et utopicité ... 112

Le rapport au temps : « Pissiômoins » et « Tellement longtemps » ... 115

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La quête de « Belzébuth » ... 121

Conclusion ... 130

Bibliographie ... 136

Discographie ... 136

Bibliographie ... 136

Annexe A ... 141

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Remerciements

Merci au CRSH pour son soutien financier.

Merci à François Dumont, mon irremplaçable directeur, pour son ouverture, sa patience et ses précieux conseils. Merci de m'avoir accompagnée tout au long de cette aventure, ce fut un honneur. Merci à Gilles Pellerin, Frédérick Simard, Olga El-Bongo, Richard Saint-Gelais et Benoit Doyon-Gosselin grâce à qui je fais encore mon chemin dans la littérature. Merci pour vos encouragements, pour votre passion.

Merci à mes proches qui y ont cru à ma place dans les moments de doute : Bernard, Geneviève, Myriam et Karine – mes premiers Colocs, Josée, Solène, JP, Sarah, Arnaud, Audrey Jade, ma sœur Éva, mon frère Louis, Marc, PH et surtout, Alexis.

Merci à toutes les chansons qui m'ont portée, de la première idée à la mise au monde de ce mémoire.

Merci au Pollux Band pour les nuits de musique.

Enfin, merci mon père, merci ma mère, pour vos cœurs immenses et vos voix qui explosent. Vous êtes mon inspiration.

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Introduction

Au Québec, les périodes marquées par d’importantes tensions politiques et sociales semblent coïncider avec les années d’effervescence de la chanson québécoise, celle-ci paraissant alors investie d’un rôle capital. Pensons par exemple aux chansonniers (Gilles Vigneault, Claude Gauthier, Jean-Pierre Ferland, Claude Léveillée, Raymond Lévesque, Pauline Julien, etc.) qui ont porté à bout de voix le projet souverainiste dans les années 1960 et 1970. Indéniable, « l’engagement politique [de ces] auteurs-compositeurs-interprètes est un phénomène […] qui a déjà fait l’objet de quelques études (Guimond, 1968; Dumont-Henry 1972; Aubé, 1990, pour ne donner que quelques exemples)1 ». Les spécialistes désignent comme « l’âge d’or » de la chanson québécoise cette époque où la diversité musicale connaît une première apogée et où la chanson, portée par le souffle nationaliste, parvient à rassembler la collectivité. Or, Benoit Denis constate que « l’²espace des possibles² dans lequel se meut l’écrivain n’est pas identique à chaque époque; il est en constante mutation et ne cesse de se reconfigurer, donnant à chaque période de l’histoire littéraire son profil singulier. Aussi la définition de ce qu’est la littérature engagée se singularise-t-elle du même pas que l’espace des possibles dans lequel singularise-t-elle s’inscrit2 », de même la définition de la chanson engagée. C’est pourquoi les années 1980, marquées par une crise économique et un désenchantement post-référendaire, ont vu le discours politique des artistes québécois tomber en hibernation et les vedettes populaires s’occuper davantage de divertir le public. La décennie suivante, qui nous intéresse particulièrement, offre toutefois une conjoncture favorable à un renouveau musical et, plus précisément, à l’essor d’une nouvelle chanson engagée3. Cette période semble effectivement animée par un regain d’énergie au sein du milieu artistique. La relève musicale est alors relancée grâce à l’avènement du disque compact et du vidéoclip, mais aussi grâce à la création de compagnies de disques indépendantes et proprement québécoises4. En s’affirmant plutôt qu’en abandonnant la gestion du marché aux mains des grosses multinationales, l’industrie musicale québécoise pose un premier geste d’engagement envers ses artistes, qui sauront profiter de ce tremplin. L’objectif de notre mémoire repose donc sur l’étude du phénomène de l’engagement

1 Caroline Durand, « Les chroniqueurs artistiques et la politisation de la chanson 1960-1980 », dans Lise

Bizzoni et Cécile Prévost-Thomas [dir.], La chanson francophone contemporaine engagée, Montréal, Tryptique, 2008, p. 107.

2 Benoit Denis, Littérature et engagement : de Pascal à Sartre, Paris, Éditions du Seuil (Points Essais), 2000,

p. 27.

3 Roger Chamberland, « De la chanson à la musique populaire », dans Denise Lemieux [dir.], Traité de la

culture, Québec, IQRC : Presses de l’Université Laval, 2002, p. 712. Chamberland parle du retour à une « chanson authentique ».

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dans la chanson québécoise, précisément dans le contexte des années 1990. En observant ce qui se passe au cours de cette décennie et de la suivante, Danick Trottier et Audrée Descheneaux remarquent que si des artistes comme Éric Lapointe, Daniel Bélanger ou Linda Lemay « proposent bien souvent un discours individualiste et tourné vers les expériences de la vie quotidienne […], les jeunes groupes […] se distinguent par un discours plus collectif et à même de prendre position face aux enjeux actuels, comme la mondialisation5 ». Formé en 1995, le trio Loco Locass a retenu l’attention de plusieurs chercheurs qui ont poursuivi un objectif à peu près semblable au nôtre. Prenant le groupe en exemple, le mémoire de Dany St-Laurent (Université du Québec à Montréal, 2007) traite ainsi du rapoésie comme nouveau genre de l’engagement. Marie-Claude Tremblay (Université de Sherbrooke, 2010) cherche pour sa part à cerner les thématiques et les dispositifs formels qui permettent à Loco Locass d’actualiser la notion d’engagement et surtout d’engager son auditoire. De notre point de vue, les groupes Madame, French B et Vilain Pingouin, de même que Richard Desjardins et dans une certaine mesure Jean Leloup, ouvraient déjà le bal à la fin des années 1980, réengageant la chanson québécoise principalement en choisissant de s’exprimer en français sur une scène musicale émergente presque entièrement anglophone. Parmi eux, Les Colocs nous semblent se démarquer en tant que groupe multiethnique sachant à la fois faire danser et réfléchir les foules.

Les Colocs, réunis à Montréal en 1990, deviennent d’ailleurs rapidement les favoris de la critique. Forts de leurs mélodies dansantes aux inspirations musicales multiples et des textes provoquants qu’ils leur font porter, ces « descendants de Plume6 » suscitent dès leurs débuts un engouement unanime. Alain Brunet soulignera le phénomène, désormais « incontournable de notre paysage sonore » : « À droite comme à gauche, Les Colocs effectuent une montée fulgurante, virent les salles à l’envers, font se cramper les plus crispés.7 » Philippe Alarie (Université du Québec à Montréal, 2008) constate dans son mémoire qu’au même moment « la société civile recommence à se faire entendre8 » à travers la chanson québécoise. Trottier et Descheneaux, dans leur article « Retour de la chanson engagée au Québec », identifient en outre Les Colocs comme étant les « instigateurs de ce mouvement9 ». Car ceux-ci semblent parvenir à diffuser, par le biais de leur musique populaire, « un discours extrêmement critique qui […] appelle à la mobilisation, à la prise

5 Danick Trottier et Audrée Descheneaux, « Retour de la chanson engagée au Québec », dans Le Devoir,

Montréal, 30 mars 2004, p. A7.

6 La Presse, citée par Philippe Meilleur dans André Fortin : l’homme qui brillait comme une comète,

Montréal, VLB Éditeur, 2013, p. 194.

7 Alain Brunet, dans La Presse, cité par Philippe Meilleur, op. cit., p. 229.

8 Philippe Alarie, « Chanson et identité : étude de la chanson émergente au Québec », mémoire de maîtrise en

science politique, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2008, f. 103.

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de conscience collective10 » devant les injustices sociales et les sources d’aliénation. À l’instar de ces chercheurs, nous croyons que, de cette façon, le groupe s’engage socialement dans l’espace des possibles dans lequel il s’inscrit. De surcroît, la production musicale des Colocs « a l’avantage de se présenter comme un ensemble clos11 », puisque le groupe ne survivra pas au décès tragique d’André Fortin, son membre phare, en 200012. Elle ponctue donc la décennie 1990 de trois albums, qui constitueront notre corpus : Les Colocs (1993)13, Atrocetomique (1995)14 et Dehors Novembre (1998)15. Nous avons choisi d’observer la trajectoire qu’ils tracent plutôt que de limiter notre analyse à un seul d’entre eux ou encore à une poignée de chansons éparses, cela afin de saisir dans son ensemble autant que dans ses nuances le caractère engagé de l’œuvre. Nous adhérons ainsi aux principes de Micheline Cambron, selon qui « une chanson n’est jamais un phénomène isolé », raison pour laquelle il est donc « essentiel d’analyser des ensembles de chansons dans le cadre de leurs contextes d’énonciation particuliers16 ». Les Colocs nous proposent déjà de considérer leur production en tant que parcours : l’album festif Atrocetomique contient non seulement leurs nouvelles compositions, mais un enregistrement devant public des chansons du premier album, duquel il se présente comme la suite logique. À l’inverse, le troisième album du groupe détonne avec une atmosphère plus lourde et introspective, et marque un point de rupture dans le parcours du groupe.

À ce jour, peu d’ouvrages ont été consacrés aux Colocs : outre la biographie d’André Fortin parue à l’automne 201417, nous recensons trois travaux universitaires questionnant, en entier ou partiellement, ce phénomène artistique. Dans le cadre de son mémoire, Audrey Messier (Université de Sherbrooke, 2010) s’est intéressée au processus de mythification que subit la figure de l’auteur-compositeur-interprète André « Dédé » Fortin, amenée à jouer un rôle dans l’édification de

10 Philippe Alarie, op. cit., f. 103.

11 Micheline Cambron, Une société, un récit. Discours culturel au Québec (1967-1976), Montréal,

L’Hexagone (Essais littéraires), 1989, p. 54.

12 En 2001, Mike Sawatzky et André Vanderbiest réunissent sur un album intitulé Suite 2116 des ébauches de

chansons, des réécritures et des enregistrements inédits afin de rendre un hommage posthume à leur ami André Fortin, avant de se séparer définitivement. Cette compilation ne sera toutefois pas étudiée dans le cadre de ce mémoire.

13 Les Colocs, Les Colocs, Montréal, Les Disques ITI Inc. / Solodarmo Inc., 1993, Disque compact,

74321-10557-2.

14 Les Colocs, Atrocetomique, Montréal, Les Disques ITI Inc. / Solodarmo Inc., 1995, Disque compact,

74321-31976-2.

15 Les Colocs, Dehors Novembre, Montréal, Solodarmo Inc. / Le Musicomptoir, 1998, Disque compact,

MUS2-1077.

16 Micheline Cambron, op. cit., p. 53-54.

17 Philippe Meilleur, André Fortin : l’homme qui brillait comme une comète, Montréal, VLB Éditeur, 2013.

Cet ouvrage nous permettra de confirmer certains aspects biographiques déterminants, principalement au moment de définir l’identité du groupe au chapitre un. Désormais, les renvois à cet ouvrage seront indiqués dans le corps du texte par la seule mention PM : suivie du numéro de page.

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l’histoire culturelle de la société québécoise. L’analyse qu’elle propose des articles de presse qui ont nourri l’image publique d’André Fortin, de son vivant mais surtout après sa mort, prouve la survivance et l’actualité persistante des Colocs. Jolin Ferland (Université Laval, 1996) s’était également penché sur ce discours médiatique, pour sa part au moment même où le groupe connaissait son succès, en 1996. Si ces deux chercheurs ont travaillé en périphérie de la production artistique des Colocs, Julie Ledoux (Université de Montréal, 2010) privilégie l’étude de l’œuvre elle-même, ce qui rejoint nos propres aspirations. Son mémoire relève spécifiquement chez Les Colocs l’utilisation du procédé ironique à des fins de dédramatisation des situations sociales critiques. Elle en profite pour amorcer la réflexion concernant l’engagement social de la formation, réflexion que nous entendons poursuivre.

Il convient d’abord de poser ce que nous entendons par engagement avant de caractériser celui des Colocs. En littérature, la redéfinition actuelle de ce concept tend à transcender la polarité des positions connues, qui défendent ou la littérature d’idées ou l’exercice de style. Entre Jean-Paul Sartre (Qu’est-ce que la littérature ?, 1948), qui met la plume responsable de l’écrivain au service de causes politiques, et Roland Barthes (Le degré zéro de l’écriture, 1972 [1953]), pour qui l’autonomie formelle de la littérature est le « lieu véritable de l’engagement18 », se négocierait désormais un concept hybride, ou plutôt vivant, de l’engagement. Benoit Denis propose en ce sens une mise à jour de cette notion à l’origine historiquement située de « littérature engagée » dans son ouvrage Littérature et engagement : de Pascal à Sartre (2000) : « la seconde acception propose de l’engagement une lecture plus large et plus floue et accueille sous sa bannière une série d’écrivains […] qui se sont faits les défenseurs de valeurs universelles telles que la justice et la liberté et ont, de ce fait, souvent pris le risque de s’opposer par l’écriture aux pouvoirs en place19 ». Celle-ci pourra nous servir de point de départ, d’autant plus que l’auteur inclut, en fin de démonstration, les genres non classiques tels que la bande-dessinée et la chanson20. Par conséquent, l’engagement ne porte pour nous ni les couleurs de l’affiliation politique ni à l’inverse celles du discours exclusivement autoréflexif. Il s’agit plutôt de découvrir, au cœur des chansons des Colocs, le travail conjoint de leur éthique et de leur esthétique en vue de leur participation sociale. Bruno Roy croit aussi qu’en chanson « la notion d’engagement varie : elle se promène entre l’humain et le social, entre la conscience individuelle et la cause collective. Dès l’instant où un chanteur ne considère pas la chanson comme un divertissement, mais comme une responsabilité mise au service d’une éthique humaine, la notion d’engagement se détache du répertoire trop exclusivement politisé pour

18 Benoit Denis, op. cit., p. 286. 19 Ibid., p. 17.

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embrasser cette notion plus large de l’engagement social21 ». Chez Les Colocs, la dimension sociale de l’engagement semble prévaloir en effet sur la dimension politique ou nationale. Nous verrons que leur œuvre manifeste en ce sens davantage une responsabilité envers une classe sociale particulièrement démunie qu’envers les partis politiques au discours nationaliste de leur époque, par exemple. Robert Giroux ajoute pour sa part que « les chansons sont politiques ou engagées pour deux raisons indispensables : parce que les thèmes traités le sont, mais aussi parce que ceux qui les reçoivent les perçoivent comme politiques et engagées22 », rappelant que l’œuvre musicale engagée reste en partie tributaire de son contexte d’émergence et de réception.

En 1990, malgré une croissance économique plutôt lente mais constante au Québec, le chômage demeure un problème important et l’écart se creuse entre les riches et les pauvres23. En outre, la privatisation des entreprises d’État et la « politique fiscale conservatrice mise en place pour contenir le gonflement de la dette publique [a] des conséquences dramatiques sur les services que le gouvernement assur[e] aux citoyens24 ». Les moins nantis en écopent et « la vulnérabilité de nombreux autochtones, de femmes, de jeunes et de personnes âgées [devient] un phénomène incontournable de la réalité québécoise25 ». Nous croyons que Les Colocs ont trouvé, à ce sujet, « une manière de dépeindre les affres et les vicissitudes connues par cette génération26 » à travers leurs chansons qui conscientisent leurs contemporains. Plus encore, « pour le Québec, intégré dans l’économie nord-américaine, un nouveau capitalisme [émerge] du libre-échange » et un nouveau modèle américain se propage à travers les écrans27 – ce système économique et ce modèle culturel ne seront pas épargnés par le discours critique des Colocs. Pendant ce temps, les tentatives échouées du Québec pour réintégrer la Constitution canadienne (l’Accord du Lac Meech en 1987 et l’Accord de Charlottetown en 1992, entre autres) rallument la flamme nationaliste d’un certain nombre de citoyens. Les années 1990 deviennent donc également le théâtre d’un second débat concernant

21 Bruno Roy, Pouvoir chanter, Montréal, VLB Éditeur, 1991, p. 426.

22 Robert Giroux, « Engagement ou refus de l’engagement dans la chanson québécoise moderne », dans La

chanson française contemporaine : politique, société, médias. Actes du symposium du 12 au 16 juillet 1993 à l'Université d'Innsbruck, édition compilée par Ursula Mathis, Innsbruck, Institut für Sprachwissenschaft der Universität Innsbruck, 1995, p. 275.

23 John A. Dickinson et Brian Young, Brève histoire socio-économique du Québec, 4e édition, Québec,

Septentrion, 2009, p. 389. « En février 1993 », le taux de chômage est à 13,2% et il met du temps à diminuer. « Le nombre de personnes vivant du bien-être social [suit] le même schéma que le chômage, revenant, vers 1990, au niveau du début des années 1980, avant de remonter vers un nouveau sommet en 1996, moment où 12,6% de la population de moins de 65 ans [reçoit] des allocations. »

24 Ibid., p. 391 et 381 : « Contraintes fiscales et privatisations [deviennent] les mots d’ordre pour réduire la

dette et le service public et […] le virage à droite [est] sensible, le pouvoir pass[e] des intellectuels aux hommes d’affaires et les investissements du gouvernement pour la promotion des francophones déclin[ent]. »

25 Ibid., p. 415.

26 Danick Trottier et Audrée Descheneaux, art. cit.

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l’indépendance de la province québécoise. Au fait de ce contexte socioéconomique particulier et de son influence, il serait donc anachronique de considérer l’engagement social des Colocs à l’aune de celui des chansonniers nationalistes et syndicalistes des années 1960 et 1970, ou encore de celui des groupes comme les Cowboys Fringants qui réinvestissent le folklore depuis 2000. Comme l’œuvre de ceux-ci toutefois, celle des Colocs est représentative « d’un courant populaire qui prend pour sien un patrimoine culturel en mutation et qui revoit ses frontières culturelles, linguistiques et nationales au profit d’une conception socialement engagée28 ».

Notre mémoire s’inscrit ainsi dans la voie déjà ouverte par Julie Ledoux, quoique davantage en amont puisqu’en ne se limitant pas à l’étude de l’ironie chez Les Colocs, il permet une vue d’ensemble sur leur œuvre et, par le fait même, sur leur parcours dans les années 1990. L’intérêt de notre recherche réside donc moins dans un regard totalement renouvelé sur notre sujet que dans l’exercice d’analyse proposé, légitimant l’étude d’albums musicaux au même titre qu’un recueil de poèmes ou de nouvelles. Procédant dans cette perspective à l’étude d’un album locassien pour son propre mémoire, Marie-Claude Tremblay privilégie l’approche cantologique, qu’elle emprunte à Stéphane Hirschi. Elle considère donc la chanson comme « un tout organique29 » à l’intérieur duquel les trois composantes indissociables que sont le texte, la partition et l’interprétation concourent à la production de sens – elle choisit de limiter son analyse à l’interprétation vocale, qu’il est possible de juger à même le disque compact30. Cette méthodologie, des plus actuelles dans le domaine de la recherche en chanson, nous semble respecter la spécificité et la complexité de cet art et sera reprise dans le cadre de notre mémoire. Conséquemment, de la même façon dont on identifie le « sujet lyrique » en poésie, le « je » des chansons deviendra pour nous le « je » cantologique, dissocié de l’auteur-compositeur mais néanmoins incarné par une voix qui performe et interprète le texte. La composante musicale des chansons étudiées nous apparaît ainsi importante, d’autant plus qu’elle contribue considérablement à la singularité du groupe dans le cas des Colocs. Toutefois, puisque ce mémoire demeure produit dans le cadre d’une maîtrise en études littéraires, l’approche priorisée sera celle de la sociocritique.

Élaborée au départ autour du roman, celle-ci tend depuis quelques années à s’ouvrir aux genres non traditionnels, dont la chanson31. Davantage une perspective qu’une méthode rigide, la sociocritique se situe à mi-chemin entre la sociologie de la littérature et le formalisme, et permet le

28 Philippe Alarie, op. cit., f. 153.

29Stéphane Hirschi, Jacques Brel : chant contre silence, Paris, Librairie A.-G. Nizet, 1995, p. 29. 30 Elle écarte l’interprétation scénique, qui n’est pas nécessaire à sa démonstration.

31 Pierre Popovic, « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir », dans Pratiques,

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recours à différentes théories32 – l’analyse du discours et de l’énonciation selon Dominique Maingueneau (Le contexte de l’œuvre littéraire, 1993) et Jacques Julien (« La fonction conative dans la chanson populaire », 1987), ainsi que la théorie des champs de Pierre Bourdieu (Les règles de l’art, 1992) en sont des exemples qui nous serons utiles afin de comprendre les mécanismes du discours engagé des Colocs et de le situer. Pour le dire autrement, « l’intention et la stratégie de la sociocritique sont de restituer au texte des formalistes sa teneur sociale. L’enjeu, c’est ce qui est en œuvre dans le texte, soit un rapport au monde. La visée, de montrer que toute création artistique est aussi pratique sociale, et partant, production idéologique, en cela précisément qu’elle est processus artistique33 ». L’approche sociocritique nous semble dès lors toute désignée pour étudier les manifestations de l’engagement social des Colocs, dont le processus artistique, pour faire sens, doit être mis en rapport avec son environnement socioéconomique et politique contemporain – son espace des possibles. Il s’agit pour nous de choisir d’abord le texte des chansons et leur socialité comme point de départ de l’analyse, pour ensuite les mettre en relation avec le contexte et l’ensemble des discours sociaux dans lesquels ils s’inscrivent34. Notre objectif sociocritique, par la mise en dialogue de la société des chansons engagées des Colocs avec celle du Québec des années 1990, est de montrer pourquoi et comment la première critique la seconde. À cet effet, l’essai de sociocritique de Pierre Popovic, La mélancolie des Misérables, pourra nous servir d’exemple méthodologique : nous tenterons à notre tour de confronter l’idéologie des Colocs à l’imaginaire social québécois contextuel35. Par ailleurs, Roger Fayolle cite en exemple les études sociocritiques portant sur le réalisme critique des œuvres de Balzac et de Zola qui « dénoncent les mécanismes de la société capitaliste36 » pour montrer que depuis longtemps « la sociocritique [a cherché] […] à lire notamment, dans les textes littéraires, les luttes idéologiques à différents moments de la lutte des classes37 ».

Nous nous intéresserons aux pochettes des albums des Colocs ainsi qu’à la première piste de chacun d’eux, puisque le péritexte et l’incipit d’une œuvre constituent les frontières poreuses où

32C.R.I.S.T., Manifeste, [en ligne]. http://www.site.sociocritique-crist.org/p/manifeste.html [Site consulté le 4

février 2014].

33 Claude Duchet [dir.], Sociocritique, Paris, Nathan, 1979, p. 3. Il souligne.

34 Nous écartons tout de suite la possibilité de faire une lecture biographique de l’œuvre des Colocs à la

lumière du suicide ultérieur de l’auteur-compositeur principal, André Fortin.

35 Pierre Popovic, La mélancolie des Misérables : essai de sociocritique, Montréal, Le Quartanier (Erres

essais), 2013, p. 49. « En bonne démarche sociocriticienne, il s’agit de proposer une lecture interne du roman et d’ouvrir cette lecture sur la semiosis sociale conjoncturelle, ici conceptualisée en imaginaire social. » Il souligne.

36 Roger Fayolle, « Quelle sociocritique pour quelle littérature ? », dans Claude Duchet [dir.], Sociocritique,

op. cit., p. 215.

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la socialité textuelle et la société externe se contaminent38. L’ordre des chansons sur chaque album était d’ailleurs très important pour l’auteur-compositeur et leader du groupe André Fortin (PM : 209). Mais surtout, ce sont les formes de médiation qui s’interposent entre ces deux sociétés que la sociocritique nous aidera à décoder. Nous nous demanderons ainsi, pour chaque album des Colocs, ce qu’il met particulièrement en tension dans son contexte – la hiérarchie sociale, le pouvoir de l’argent, la responsabilité individuelle, les tabous, la mondialisation, etc. – et de quelles façons – le joual ou l’ironie, entre autres. Cette dernière, par exemple, effectue un travail de médiation sur la doxa québécoise : elle en fait la louange pour mieux la critiquer. Notre regard sociocritique, qui s’attache à combler les non-dits du texte, tâche de dévoiler ce que cache l’ironie des Colocs, que ce soit le mépris des apparences derrière l’encensement de la beauté ou la revendication de la marginalité derrière l’éloge du conformisme. Ainsi, dans un cas comme celui de l’ironie sur Atrocetomique – ou encore celui de l’esthétique de la pauvreté sur l’album Les Colocs et celui de l’utopicité sur Dehors novembre – la sociocritique nous permet de démasquer le procédé formel et de montrer ce qu’il dit sur le monde et, par le fait même, sur l’engagement des Colocs.

Nous parlerons en outre du parcours des Colocs en termes de « prises de position » dans le champ musical québécois et de « postures » – notions empruntées à la sociologie de la littérature de Pierre Bourdieu39 que nous approfondirons dans le premier chapitre consacré à l’identité du groupe. Celles-ci nous apparaissent nécessaires afin d’appréhender les modalités de l’engagement propre à chacun des trois albums du groupe, qui feront respectivement l’objet des trois chapitres suivants. Comme Audrée Descheneaux, nous verrons « par le fait même, […] comment une prise de position critique par rapport à la société peut connaître plusieurs formes sonores et musicales40 », linguistiques, formelles et thématiques. Il semble que le parcours des Colocs puisse effectivement en révéler beaucoup autant sur les possibilités que sur les difficultés de l’engagement de la chanson québécoise dans les années 1990. Nous souhaitons en ce sens faire ressortir le parti pris populaire et la critique sociale qui se dégagent de leurs deux premiers albums, avant d’aborder le sentiment de désenchantement qui les rattrape en fin de décennie et qui rend leur espoir, et par conséquent leur engagement, plus ténus sur Dehors novembre, de même que leur entreprise artistique encore plus significative. D’abord, dressons le portrait de cette formation musicale québécoise atypique sur plusieurs points mais à l’image d’une vision du monde bien précise.

38 Claude Duchet, « Pour une socio-critique, ou variations sur un incipit », dans Littérature, n° 1 (février

1971), p. 6.

39Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Fayard, 1992.

40 Audrée Descheneaux, « La structure musicale comme support de l’engagement dans ²Capital² de Vulgaires

Machins et ²Pauvres riches² de Tomàs Jensen & Les faux-monnayeurs », dans Lise Bizzoni et Cécile Prévost-Thomas [dir.], op. cit., p. 65.

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Chapitre 1 : L’identité du groupe

L’auteur-compositeur et interprète André Fortin est à la barre des Colocs depuis les premiers balbutiements de la formation, au tout début des années 1990. Avant-dernier de la famille Fortin-Tremblay, André grandit au Lac-Saint-Jean avec ses dix frères et sœurs, d’abord dans la petite municipalité de Saint-Thomas-Didyme, puis à Normandin. Il quitte plus tard sa région natale afin de poursuivre ses études dans le programme de cinéma de l’Université de Montréal. André est en effet « un enfant du petit écran, le premier de la famille Fortin à ne pas avoir connu un monde sans télévision » (PM : 122) – celle-ci étant entrée dans la majorité des maisons québécoises peu avant sa naissance en 196241. D’une part, puisqu’il multiplie les découvertes possibles, ce média nourrit la curiosité d’André et ouvre son esprit au reste du monde. D’autre part, les techniques de l’image représentent pour le jeune artiste autant de façons de véhiculer ses idées et de canaliser sa fougueuse créativité. Il gratte un peu déjà la guitare acoustique, or l’écriture de chansons s’avère être pour lui une tâche ardue, voire affligeante par moments. Exigeant envers lui-même, André est un élève assidu et ordinaire – tout le contraire de son ami Eric Henry, membre vedette du band The Sneakers. Ce dernier offre au jeune Fortin une première expérience musicale en groupe et sur scène en le recrutant comme batteur. L’étudiant en cinéma parfait simultanément son apprentissage en travaillant en tant que monteur pour les émissions Surprise sur prise et 100 limites, puis pour le bulletin de nouvelles de Télé-Métropole. À la suite de sa participation au projet Perfo 3042 en 1985, on lui propose également quelques contrats de réalisation de vidéoclips, nouveau support musical en expansion. Toutefois, cette passion d’André pour l’image est prise de vitesse dans la deuxième moitié des années 1980 par des préoccupations d’ordre musical de plus en plus prégnantes43.

Une première ébauche du projet des Colocs prend ainsi forme en 1989 sous l’initiative d’André Fortin et de son colocataire de l’époque, Pierre Lanthier, qui partageait avec lui un grand sept et demi sur l’avenue Mont-Royal (PM : 127). Notre mémoire s’intéresse plutôt à la seconde version du projet, celle qui a marqué l’histoire de la chanson québécoise44 et qui s’est concrétisée dans le vieil immeuble du 2116 boulevard Saint-Laurent – « un des hauts lieux de la contre-culture

41 La télévision, ou plutôt la « T.V. », se retrouve dans maintes chansons des Colocs puisqu’elle est l’un des

principaux moyens de diffusion de l’imaginaire social québécois : « Maudit qu’le monde est beau », « Passe-moé la puck », « La chanson du scorpion », « La p’tite bebitte », « Belzébuth », « Pissiômoins », « Tout seul ».

42 Avec une aide subventionnaire gouvernementale de 50 000$, André et deux autres étudiants en cinéma

relèvent, non sans quelques écueils, le défi de réaliser trente vidéoclips en un mois.

43 Philippe Meilleur identifie le séjour d’André en Louisiane ainsi que son appréciation d’un spectacle de Jean

Leloup comme étant deux éléments déclencheurs de cette réorientation (PM : 122 et 126).

44 Annie Joan Gagnon, « André ²Dédé² Fortin », dans The Canadian Encyclopedia, [en ligne].

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montréalaise45 » malgré le délabrement des installations. Les Colocs y renaissent en 1990 lorsqu’André Fortin emménage dans le loft au-dessus de celui de Louis Léger, déjà guitariste au sein du band rockabilly Cha Cha and the Chain Gang, et qu’il convainc ce dernier du potentiel de son projet. Louis et André rassemblent ensuite Jimmy Bourgoing et Marc Déry, respectivement batteur et bassiste-chanteur du groupe The Next – dont la percée internationale s’était vu interrompre un an plus tôt en Angleterre par la grave chute accidentelle de Jimmy. Rencontré dans un bar de Montréal, Patrick Esposito di Napoli, immigrant français qui gagnait sa vie à Paris en « jouant d’la zique » près de la gare Montparnasse, accepte finalement de se joindre aux Colocs. Après quelques spectacles donnés au Tallulah Darling, le groupe connaît ses derniers ajustements; certains musiciens quittent afin d’honorer d’autres engagements, de poursuivre d’autres ambitions. Louis Léger, pris par son emploi en sonorisation à Radio-Canada, son autre groupe et ses obligations parentales, est ainsi remplacé par Mike Sawatzki, un guitariste canadien établi depuis peu à Montréal dans l’espoir d’y faire carrière musicale46. Marc Déry, qui mène également de front le projet de Zébulon avec ses amis d’enfance, cède pour sa part sa place à Serge Robert. Étudiant en histoire et en philosophie à l’époque, ce dernier est recruté grâce à son annonce parue dans le journal Voir qui manifestait son désir, en tant que bassiste, de prendre part à un groupe.

Outre André Fortin à titre de chanteur et guitariste, quatre autres musiciens – autant dire quatre autres personnalités originales d’horizons différents – complètent donc la courtepointe des Colocs. Mike Sawatzky, cet Amérindien d’origine crie provenant de la Saskatchewan, devient rapidement « le soulman de Dédé. […] Il jou[e] de la guitare électrique, de la slide guitar, de l’harmonica et du saxophone.47 » Son anglais canadien teinté de rock et de blues rencontre l’accent marqué par le sud de la France de Patrick Esposito, né pour sa part à Perpignan. Ce dernier débarque au Québec avec sa ceinture d’harmonicas juste à temps pour prendre le bateau des Colocs, mais ses jours sont comptés : atteint du SIDA, Patrick n’en demeure pas moins bouddhiste et refuse toutes formes de médication. Au sein du groupe, il joue le rôle d’une bombe à retardement puisque Fortin lui promet d’enregistrer un album avant sa mort. Sachant que son parcours l’a mené outre-mer avec The Next, le polyvalent batteur Jimmy Bourgoing est probablement des cinq celui qui possède alors le plus d’expérience dans le métier. Depuis l’école secondaire, il a performé la batterie au sein de plusieurs bands différents : celui de Jacques-Yves Lebel, Entracte, Sens Unique, Sybil48. Originaire comme André Fortin des grands espaces ruraux, il a fait pour sa part son chemin

45 Raymond Paquin, Dédé, Île-des-Sœurs, Quitte ou Double, 2004, p. 61. [Raymond Paquin était le gérant des

Colocs]. Les lofts de l’immeuble abritaient des artistes de toutes sortes, de passage ou à loyer.

46 Louis restera néanmoins dans l’entourage des Colocs et dirigera leurs premières tournées. 47 Ibid., p. 63. Il souligne.

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depuis la Côte-Nord. Venu compléter la section rythmique du groupe, Serge Robert a grandi en banlieue de Montréal, à Ville LaSalle. Il « jou[e] de la contrebasse et de la basse électrique » avec certains « accents à la Boby Lapointe49 » et signe également ses propres chansons, reconnaissables à leur ton humoristique et grivois. Répondant donc au compte final de cinq, le regroupement hétéroclite des Colocs se construit une identité propre sur les bases d’un métissage inattendu. En effet, loin d’avoir été anticipé, celui-ci est toutefois accueilli par tous comme un hasard fécond et créateur. « Ça aurait dû être la tour de Babel, mais leurs âmes s’accordaient comme si, dans une vie antérieure, ils avaient traîné ensemble sur Beale Street et dans les champs de zydeco de la Louisiane.50 »

Multiethnicité : une question d’hospitalité

Mon petit pays, c’est Les Colocs.51

Bien qu’ils n’y demeurent pas tous en permanence, le 2116 boulevard Saint-Laurent devient le quartier général de cinq individus à première vue disparates. Sous un même toit se retrouvent en effet des natifs à la fois de la France, du Québec et du Canada anglophone. Ce qui les réunit est un lieu commun et une vision similaire quant à la manière de l’investir. Le nom qu’ils se donnent – Les Colocs – évoque la cohabitation de leurs différentes ethnies à la même adresse. Cette hospitalité manifeste caractérise de ce fait un groupe multiethnique qui n’en est pas moins cohérent et harmonieux. Faire partie d’une famille comme celle des Colocs nécessite d’admettre l’apport de la singularité et du bagage culturel de chacun, ainsi que la primauté de la valeur du partage. Tous s’entendent pour dire, les musiciens concernés les premiers, que « Les Colocs, c’[est] le fruit d’un travail d’équipe, […] la somme de [leurs] efforts, de [leur] implication52 » – même si le travail considérable d’André Fortin sur le plan de la direction artistique demeure incontestable. Ainsi, Les Colocs ressuscitent en 1990 l’esprit de communauté qui dominait dans les années 1970, ce temps des évènements extérieurs réussissant à mobiliser des foules populaires records53; ce temps des formations prolifiques comme Harmonium (1972-1978), Beau Dommage (1974-1978), Offenbach (1969-1985) et même La Sainte-Trinité (trio formé par Plume Latraverse dans les années 1960 et

49 Raymond Paquin, op. cit., p. 35. 50 Ibid., p. 54.

51 Extrait d’une lettre ouverte écrite par André Fortin, publiée en partie dans l’hebdomadaire culturel Voir et

citée par Philippe Meilleur (PM : 269).

52 Marie-Eve Barette, op. cit., p. 389.

53 Nous faisons référence entre autres aux grands spectacles extérieurs tels que J’ai vu le loup, le renard et le

lion en 1974 – mettant en scène Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois – et Chant’août en 1975, ainsi qu’à ceux de la Saint-Jean-Baptiste sur le Mont-Royal en 1975 et 1976 qui présentaient Une fois cinq en guise de spectacle d’ouverture.

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dissous en 1972). Le nom des Colocs fait également écho à une forme de collectivité rassemblée, à contrecourant du mouvement individualiste qui se propage depuis les années 1980. Celui-ci s’observe en chanson dans la dissolution des formations nommées précédemment au profit des carrières solos que poursuivent alors certains artistes tels que Michel Rivard (Beau Dommage) et Richard Séguin (Les Séguin)54.

« Le groupe enten[d] produire de la musique enracinée dans le Québec » (PM : 147), une musique à laquelle les Québécois pourront s’identifier, qui correspondra à leur réalité. Inspirés par les musiciens cajuns de la Louisiane, Les Colocs sont persuadés que « si un petit État du sud des États-Unis [peut] avoir sa propre identité artistique, […] le Québec [peut] le faire aussi » (PM : 147). À ce sujet, Gilles Perron, dans son article « Le territoire de la chanson québécoise », détermine comme étape première du processus de construction de l’identité – individuelle mais aussi collective, artistique autant que politique – celle d’investir et de s’approprier un lieu, un territoire55. La formation multiethnique des Colocs choisit ainsi de s’affirmer fièrement en sol québécois et, ce faisant, de charger le terreau de la nation d’un potentiel supplémentaire d’hospitalité. Le groupe s’engage par conséquent auprès de son public cible en lui proposant d’entrée de jeu un modèle identitaire national actualisé, et ce par le biais de sa propre identité artistique – sans devoir revisiter le passé folklorique du peuple colonisé ni revendiquer des allégeances politiques à travers ses chansons56. Le projet artistique porté et défendu par Les Colocs est donc à l’image de leur québécitude particulière et d’un sentiment national davantage lié au territoire partagé et à la manière inclusive de s’y dire ensemble. En effet, il renvoie à un nationalisme qu’il convient désormais de qualifier de civique ou de territorial plutôt que d’ethnique57. Ce glissement s’amorçait déjà dans les années 1960, alors que le qualificatif « québécois » remplaçait celui de « canadien-français », convoquant ainsi l’ensemble de la nation plutôt qu’uniquement sa majorité francophone, ou dite pure laine. À ce moment, « la nation dite canadienne-française s’identifi[ait] de plus en plus au territoire québécois. Cela [était] bien naturel dans la mesure où le principal moteur du dynamisme national, c’[était] l'État québécois ayant juridiction sur son seul territoire, même s'il [voulait] bien jouer le rôle de métropole, sur le plan culturel, par rapport aux francophones des autres provinces. Ainsi, inévitablement, le territoire

54 Michel Rivard lance son premier album solo en 1977, tout juste avant la séparation du groupe qui l’a fait

connaître. Au même moment, Marie-Claire et Richard Séguin mettent fin à l’aventure des Séguin et celui-ci fait paraître son premier album éponyme deux ans plus tard.

55 Gilles Perron, « Le territoire de la chanson québécoise », dans Québec français, n° 154 (2009), p. 50. 56 À l’instar des chansonniers nationalistes qui ont soutenu le Parti québécois dans sa campagne électorale

(1976) et référendaire (1980), et ce même si nous savons que certains membres, dont André Fortin et Serge Robert, étaient des citoyens engagés publiquement pour la souveraineté du Québec. L’engagement du citoyen est donc à distinguer de l’engagement de l’artiste.

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succéd[ait] à l'ethnie dans la définition du nationalisme.58 » C’est ce qui permet à René Simard, par exemple, de dire sur les ondes radiophoniques en 1989 en parlant de Kashtin59 qu’« ils ne sont pas 100% francophones mais bel et bien 100% Québécois60 ». Néanmoins, le nationalisme québécois reste « aux prises avec un certain nombre d'ambiguïtés qu'il n'arrive pas à résoudre tout à fait61 », ainsi que l’attestent les déclarations accusatrices de Jacques Parizeau le soir du 30 octobre 1995, en réaction à la défaite du « oui » au référendum pour la souveraineté du Québec62 : « C’est vrai qu’on a été battus, au fond, par quoi ? Par l’argent et des votes ethniques, essentiellement.63 » De la bouche du Premier Ministre et chef du Parti Québécois, ces propos hantés par un nationalisme ethnique sont interprétés par les minorités visibles ainsi que les anglophones comme une forme de racisme64. Pour leur part, en fondant leur identité collective sur le territoire qu’ils occupent plutôt que sur les individus qui l’habitent, Les Colocs incluent plutôt que d’ostraciser les groupes sociaux minoritaires et différents.

Dès qu’ils jettent l’ancre boulevard Saint-Laurent à Montréal, les cinq Colocs apparaissent comme un échantillon, un microcosme du peuple québécois, indéniablement pluriel lui aussi. Dans une lettre ouverte publiée dans le journal culturel hebdomadaire Voir, André Fortin écrit : « Après le référendum de 1980, je me suis efforcé d’imaginer le pays qu’on aurait pu connaître à partir de notre histoire, de notre culture. Mon petit pays, c’est Les Colocs. » (PM : 269) L’emploi du terme « pays » est fortement connoté puisque celui-ci renvoie à une dissociation politique souhaitable du Québec et du Canada. Plus encore, celui-ci laisse même déjà penser, de façon analogique, que la position occupée par Les Colocs dans le champ musical québécois est sensiblement aussi liminaire que celle occupée par le Québec, « société distincte », à l’intérieur du Canada – position sur laquelle nous reviendrons. Le projet artistique des Colocs demeure toutefois construit à l’image d’un projet national québécois qui dépasse la question de la souveraineté : le groupe se veut avant tout

58 Ibid., p. 149.

59 Duo country-folk formé de deux musiciens originaires d’une réserve innue située sur la Côte-Nord du

Québec.

60 René Simard, cité par Line Grenier et Val Morrison dans « Le terrain socio-musical populaire au Québec.

Et dire qu’on ne comprend pas toujours les paroles », dans Études littéraires, vol XXVII, n° 3 (1995), p. 78.

61 Louis Balthazar, op. cit., p. 165.

62 À cette date historique, 50.5% des électeurs ont répondu « non » à la question référendaire suivante :

« Acceptez-vous que le Québec devienne souverain, après avoir offert formellement au Canada un nouveau partenariat économique et politique, dans le cadre du projet de loi sur l’avenir du Québec, et de l’entente signée le 12 juin 1995, oui ou non ? ». Société Radio-Canada, Point de rupture. Biographies, [en ligne]. www.ici.radio-canada.ca/nouvelles/dossiers/PointDeRupture/bio_parizeau.shtml [Site consulté le 4 décembre 2014].

63 Société Radio-Canada, Archives de Radio-Canada, [en ligne].

www.archives.radio-Canada.ca/sports/partis_chefs_politiques/clips/14007 [Site consulté le 4 décembre 2014].

64 Gilles Gagné et Simon Langlois, Les raisons fortes. Nature et signification de l’appui à la souveraineté du

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promoteur d’un Québec conscient de ce qui l’a façonné jusqu’à présent comme de sa diversité actuelle. Comme le souligne Michel Venne dans l’introduction de l’ouvrage collectif qu’il dirige, Penser la nation québécoise, la province est en effet « un laboratoire extraordinaire de la nation moderne où vit une minorité continentale de langue française, qui est aussi une majorité chez elle. Le défi de vivre ensemble dans la reconnaissance mutuelle de cette majorité et des minorités qui partagent le même territoire, sans nier [leurs] origines,65 » devient en quelque sorte le défi des Colocs. Il nous semble qu’ils parviennent à le relever en prouvant que « [leur] ouverture sur le monde n’est pas incompatible avec le sentiment profond de [leur] propre identité66 ».

Chanter un français inclusif

Partant du point de vue de Dominique Maingueneau, pour qui « la langue ne constitue pas une base, [mais] […] est partie prenante dans le positionnement de l’œuvre67 », le choix des Colocs de composer et de chanter en français informe déjà sur la définition identitaire du groupe et sur son engagement. Interrogé au sujet de son métier, le chansonnier et poète nationaliste Gilles Vigneault, issu d’une génération très impliquée, est pour sa part catégorique quant au caractère politique inhérent à la prise de parole francophone au Québec :

Chez nous, chanter, c’est un acte politique, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non! Et même quelqu’un qui ne voudrait pas faire d’acte politique, il le fait quand même parce qu’on est toujours en train de se nommer, toujours en train de dire qu’on existe, on dit au monde qu’on est là et qu’on veut continuer d’être là en français, alors ça, c’est un geste politique.68

Plus nuancée, Céline Dion, par exemple, enregistre intégralement certains de ses albums en anglais tout en revendiquant fièrement ses origines québécoises69. Elle crée d’ailleurs tout un remous médiatique en refusant, aux cérémonies de l’ADISQ 1990, le Félix de l’« Artiste ou formation anglophone de l’année »70. Offensée par le qualificatif inexact, elle propose de renommer la catégorie « Artiste québécois s’étant le plus distingué sur le plan international »71. Sans nier la majorité francophone, plusieurs penseurs reconnaissent en effet que la langue française ne soit

65 Michel Venne [dir.], Penser la nation québécoise, Montréal, Québec Amérique (Débats), 2000, p. 13. 66 Jean Barbe, Autour de Dédé Fortin, Montréal, Léméac (Résonnances), 2001, p. 19.

67 Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 101.

68 Témoignage de Gilles Vigneault en France en 1995, cité par Lise Bizzoni et Cécile Prévost-Thomas [dir.],

op. cit., p. 13.

69 Elle défend plutôt celles-ci en réservant obligatoirement une partie de ses spectacles à l’expression

francophone, peu importe le pays où elle se produit, et en s’entourant d’une équipe de tournée presque entièrement québécoise.

70 Elle était alors en liste aux côtés de Corey Hart, Sass Jordan, Men without Hats et Voïvod.

71 David Young, « Céline Dion, the ADISQ Controversy, and the Anglophone Press in Canada », dans

Canadian Journal of Communication, vol. XXIV, n° 4 (1999), [en ligne]. http://www.cjc-online.ca/index.php/journal/article/view/1124/1031 [Texte consulté le 4 décembre 2014].

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théoriquement plus le seul dénominateur identitaire commun des Québécois72. En ce sens, la production artistique de ces derniers « n’est pas contrainte par une langue complète et autarcique qui lui serait extérieure, elle entre dans le jeu de tensions qui la constitue73 ». Entre autres tensions, l’expression francophone au Québec souffre de sa double réalité : majoritairement employée dans la province québécoise, elle demeure en situation de minorité à l’intérieur de la nation canadienne. « Nous avons coutume de […] passer d’une condition à l’autre, de minoritaire à majoritaire ou l’inverse. On le fait inconsciemment mais aussi délibérément dans une foule de gestes : le choix de la langue dans laquelle nous parlerons à un commis du magasin La Baie ; le choix du lieu de notre domicile ou de notre travail ; le film que nous verrons samedi soir.74 » Les Colocs entrent donc dans le jeu et profitent de ces tensions langagières pour se définir et prendre position.

Au moment où le groupe se forme, en 1990, la scène musicale émergente montréalaise est principalement anglophone. Depuis le référendum de 1980,

les mots se cherch[ent] quelque chose à dire, se tourn[ent], comme le reste de l’Occident, vers le nombril : petits drames de l’existence, peines d’amour, etc. Le retour en force de la ballade prépar[e] déjà le futur couronnement de Céline Dion. Ou alors on chant[e] en anglais. Quand André Fortin [se met] à lorgner du côté de la musique, à la fin des années 1980, la majorité des jeunes groupes chant[ent] en anglais. On n’[est] pas fier de nous, de notre langue.75

La plupart des participants aux festivals comme le F.I.R.M.76 illustrent cette prédilection des artistes émergents pour la langue anglaise, de plus en plus omniprésente – bientôt première langue véhiculaire à l’échelle mondiale. Aux côtés de Richard Desjardins, de Jean Leloup, de Vilain Pingouin et de peu d’autres, Les Colocs jouissent d’une certaine originalité en optant pour un véhicule langagier davantage vernaculaire et associé à la minorité nationale québécoise77. Surtout, ils légitiment ainsi le français comme langue musicale, voire comme langue du rock – ce qui n’est pas chose facile sachant que « tous les patterns mélodiques » du rock’n roll « sont liés au phrasé particulier de la langue anglaise »78. En effet, « les œuvres ne font pas que passer par le canal de la langue, mais chaque acte d’énonciation […], si dérisoire qu’il puisse sembler, vient conforter cette

72 Jocelyn Létourneau, « Langue et identité au Québec aujourd’hui. Enjeux, défis, possibilités », dans Globe:

revue internationale d'études québécoises, vol. IV, n° 2 (2002), p. 105.

73 Dominique Maingueneau, op. cit., p. 102. Il souligne.

74 Jane Jenson, « La modernité pluraliste du Québec. De la nation à la citoyenneté », dans Michel Venne

[dir.], op. cit., p. 191.

75 Jean Barbe, op. cit., p. 19.

76 Le Festival International de Rock de Montréal naît à la fin des années 1980. Les Colocs y participent en

1990 en assurant la première partie de Ray Condo and His Hardrock Goners au Tallulah Darling.

77 De plus en plus d’artistes suivront leur exemple au cours des années 1990.

78 Richard Baillargeon et Christian Côté, Destination Ragou. Une histoire de la musique populaire au

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langue dans son rôle de langue digne de littérature et, au-delà, de langue tout court79 » – ce qui rejoint l’avis de Gilles Vigneault cité plus haut quant à la signifiance de l’acte de la parole francophone. Sans chercher à priori à défendre la langue française, Les Colocs le font néanmoins par son simple usage.

Rappelons également que l’objectif premier des Colocs est de s’adresser à leurs compatriotes québécois, leurs voisins, leurs amis – et non d’entamer une carrière internationale à l’instar de Céline Dion. En ce sens, chanter en français demeure encore la meilleure façon de rejoindre leurs auditeurs : il s’agit pour la plupart de la langue de leurs parents et de leurs grands-parents, la langue de leur enfance. Langue maternelle de surcroît de plusieurs membres du groupe, la portée de ses mots peut donc être profondément saisie et assumée : en tant que voix du groupe, le chanteur peut difficilement se dissocier des paroles qu’il prononce. Le fait est que, « liée à l’oralité, au contact avec la voix, elle [la chanson] ne peut se permettre un déchiffrement différé du sens et tient tout entière dans l’immédiateté et la proximité de la communication80 ». L’oralité d’André Fortin, ancrée dans le Québec sur le plan des expressions, de la prononciation joualisante et de l’accent régional, caractérise un français québécois différent de celui de France ou d’Afrique. Au Québec, « si la chanson a cherché à séduire un public saturé de discours politiques en se faisant la plus neutre possible [dans les années 1980], on peut dire qu’avec les années 90 elle retrouve la ²parlure² qui l’a tant caractérisée dans les années 7081 » et qui porte une histoire et une mémoire qui lui sont propres82. La chanson renoue du même coup avec son public populaire québécois qui, dans « la proximité de la communication », semble reconnaître les chansons des Colocs comme étant faites sur mesure pour lui83.

D’un autre point de vue, à l’échelle du Québec, la langue française privilégiée par Les Colocs est également une langue prédominante : il semble qu’on soit toujours le mundele84 de quelqu’un d’autre. Plutôt que de renchérir sur cette situation majoritaire, Les Colocs adoptent une

79 Dominique Maingueneau, op. cit., p. 103. 80 Micheline Cambron, op. cit., p. 53. 81 Roger Chamberland, loc. cit., p. 713. 82 Jocelyn Létourneau, art. cit., p. 88.

83 Cela explique peut-être pourquoi s’ils ont eu dans la mire le marché musical français, Les Colocs s’y sont

toujours fait refuser la publication de leurs albums – et ce même si les spectacles qu’ils ont donnés entre autres à La Rochelle et à Paris ont connu un vif succès. Du point de vue de Hervé Lasseigne, ex-président de BMG France, « par rapport à la chanson québécoise, il y a des problèmes de lyrics. La qualité des textes est différente. Il y a une naïveté ou une simplicité dans un certain nombre de textes québécois qui n’est pas comprise [en France]. » Hervé Lasseigne, cité par Alain Brunet, dans La chanson québécoise d’expression francophone. Le paysage sonore en 1998, SODEC, 1998, p. 167.

84 Le Blanc, ainsi qu’on le désigne à Kinshasa (République Démocratique du Congo), le modèle, la figure

colonisatrice. Gilles Pellerin, dans Manifeste pour l’hospitalité des langues, Vénissieux (France)/Québec, La Passe du vent/L’Instant même, 2012, p. 18.

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vision inclusive. En effet, ils reconnaissent la diversité ethnique et culturelle colorant le territoire québécois ainsi que l’enrichissement qu’elle dispense au français qui s’y parle. Cette inclusivité se traduit par la résolution de tailler une place pour cet Autre. Sur le premier album éponyme du groupe, par exemple, nous pouvons entendre l’accent français de Patrick Esposito di Napoli dans la chanson « Séropositif Boogie » tandis que trois des douze pistes d’Atrocetomique, c’est-à-dire pas moins de vingt-cinq pour cent du deuxième album, sont enregistrées uniquement en anglais85. Sur Dehors Novembre, Mike Sawatzky s’exprime encore dans sa langue maternelle dans « U-Turn » et deux chanteurs sénégalais invités interprètent un couplet de « Tassez-vous de d’là » en wolof86. Plus significatif encore, André Fortin insiste pour que son guitariste performe ses compositions anglophones le soir du référendum de 1995, alors que le groupe livre une prestation devant les partisans péquistes. Les Colocs semblent ainsi proposer, à l’instar de Gilles Pellerin : « Imaginons un français européanisé, africanisé, américanisé : il y a de quoi faire ! Et de quoi dire : sur quoi ouvre-t-on de la sorte ? Sur un vaste horizon où s’entremêlent des considérations éthiques, des souvenirs d’une enfance vécue en français, sur l’imaginaire, sur des bouquets d’expression.87 » En optant pour la « perspective de vivre à aires linguistiques ouvertes88 », Les Colocs refusent de souffrir du sentiment de menace identitaire lié à l’Autre – l’anglophone, l’immigrant, l’Amérindien –, sachant d’autant plus que l’auteur-compositeur « n’est pas confronté à la seule diversité des langues mais aussi à la pluriglossie ²interne² d’une même langue89 », du français en l’occurrence. À ce sujet, André Fortin ne croit d’ailleurs pas « qu’on puisse protéger une culture », mais plutôt que « ça se fait, ça se vit et ça se transforme. Ça ne se met pas en conserve. » (PM : 269)

Une musique à l’image de l’interculturalisme

Selon Richard Baillargeon et Christian Côté, « cette attitude d’ouverture qui doit se manifester au niveau social et culturel, on doit la retrouver aussi sur le plan musical90 ». C’est le cas des Colocs, chez qui les préférences artistiques et musicales, tout comme les choix linguistiques, témoignent d’une hospitalité. Les deux spécialistes postulent de surcroît que pour « donner au Québec une identité et une culture musicale solides […], les Québécois (de toute origine) [doivent] trouver le moyen de métisser les trois sources naturelles de [leur] culture musicale : la musique traditionnelle québécoise, la musique franco-antillaise et la musique anglo-américaine91 ». Pour y

85 « Luvla Girl », « Ain’t giving up » et « Hong Kong Blues ».

86 Cette dernière chanson remporte d’ailleurs le Prix Miroir de la chanson d’expression française au Festival

d’été de Québec en 1999.

87 Gilles Pellerin, loc. cit., p. 14. 88 Ibid., p. 21.

89 Dominique Maingueneau, op. cit., p. 108.

90 Richard Baillargeon et Christian Côté, op. cit., p. 55. 91 Id.

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parvenir, Les Colocs ratissent donc très large : leur horizon musical s’étend des racines du jazz, du blues et du country à celles du reggae, embrassant les déclinaisons du rock, la musique klezmer et celle, cajun, de la Louisiane. Se déploie de la sorte un éventail de combinaisons possibles entre les différents courants musicaux, qui cohabitent, dialoguent et s’alimentent du premier au dernier album des Colocs. Les critiques se retrouvent devant une belle impasse, « incapables d’accoler une étiquette définitive à la formation » (PM : 229) : « Reggae, tzigane, rock, blues, world : on n’avait jamais entendu pareil mélange dans la Belle Province » (PM : 318) – ou du moins pas ailleurs que sur les albums de Plume Latraverse92, auquel Les Colocs s’identifieront. Inattendue et insolite, « à la fois blues, country, rock, pop, swing, rockabilly et rap, leur musique déstabilis[e] et surpren[d] autant les mélomanes que l’industrie » (PM : 229). Au cœur des compositions uniques des Colocs s’accomplissent de la sorte plusieurs réconciliations. D’une part, dans la foulée de Robert Charlebois et de son Osstidcho (1968)93, Les Colocs réalisent à nouveau la fusion de la musique rock, ou rock’n roll, et de la chanson à textes94. En effet, insoucieux des cantonnements, Les Colocs se permettent de proposer « un rock à la fois accessible et recherché » (PM : 157) sans ménager le pouvoir contestataire de leur mode de discours, en plus de « [faire] tout cela en français » (PM : 157). D’autre part, cet amalgame de courants musicaux des plus variés illustre ultimement le métissage des Colocs : il n’est dès lors plus seulement question de multiethnicité, mais d’un réel dialogue interculturel.

La différence entre la notion de multiculturalisme, qui concerne la coexistence de différentes communautés ethnoculturelles dans un même cadre national, et celle de l’interculturalisme, s’appliquant davantage à la rencontre et aux « transferts culturels95 » entre ces communautés, est particulièrement à faire dans le contexte québécois. Si la première présente un long historique – le multiculturalisme canadien est adopté par le Parlement canadien en 1971 et rejeté par le Québec la même année96 –, la seconde est plus récente. L’Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration, c’est-à-dire le contrat moral « fondé sur la promotion de

92 Les albums de l’artiste iconoclaste, Plume pou digne (1974) et Le vieux show son sale (1975) par exemple,

présentaient une belle variété musicale, intégrant le blues, le swing, le tango, les rythmes latins et, surtout, rock ‘n roll.

93 Robert Léger, La chanson québécoise en question, Montréal, Québec Amérique, 2003, p. 64.

94 Si les chansonniers québécois avaient occupé les scènes avec fougue durant les années 1970, réduisant déjà

ainsi la frontière entre ces deux courants, depuis le référendum de 1980, ils étaient plutôt relégués à leurs boîtes à chansons, remplacés par des spectacles dansants qui faisaient bouger le plus souvent au son de paroles anglaises incomprises.

95 Dinah Ribard, « Interculturel », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala [dir.], Le dictionnaire

du littéraire, Paris, Presses universitaires de France (Quadrige), 2010 [2002].

96 Gérard Bouchard, L’interculturalisme. Un point de vue québécois, Montréal, Boréal, 2012, p. 47. Dans la

politique fédérale multiculturelle de cette époque, la nation canadienne est définie comme un ensemble de citoyens jouissant de droits égaux, sans distinction.

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