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La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges, ou anti-naturelles des utopistes ne pourra être comparé à ces résultats positifs.356

Déjà au XIXe siècle, en pleine révolution industrielle, le poète Charles Baudelaire « annonç[ait] le triomphe de l’²américanisme², c’est-à-dire de la société de consommation357 » : « ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel; car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs.358 » L’établissement d’un nouveau système basé sur le travail et sur l’argent comme salut individuel – le système capitaliste – engageait alors ce progrès. Encourageant la concurrence, ce système conduisit avec le temps les individus à tricher, à se prostituer et à mentir pour obtenir plus de profit que leurs voisins, jusqu’à confirmer les prédictions de Baudelaire – du moins dans les chansons des Colocs. Ce sont d’ailleurs les mensonges devenus courants qui causent, plus d’un siècle plus tard, autant de désillusion chez ces derniers : « J’aime pas les menteurs, ‘sont toujours jaloux / Leurs sourires m’écoeurent, y’en a trop partout » (« Tellement longtemps »); « Ch’tanné d’entendre toutes vos conneries / Vos saloperies pis vos menteries » (« Pissiômoins »). Il importe de mentionner ici, même si cela implique de déborder de notre corpus initial, qu’André Fortin était fervent lecteur de Baudelaire, au point de mettre en musique le poème « Paysage » (Les Fleurs du Mal, 1857) et de

354 Ibid., p. 159. Il souligne. 355 Id. Il souligne.

356 Charles Baudelaire, « Fusées », dans Mon cœur mis à nu. Fusées. Pensées éparses, Paris, Livre de poche,

1972, p. 39.

357 Béatrice Didier, préface de Charles Baudelaire, op. cit., p. XV. 358 Charles Baudelaire, op. cit., p. 40.

l’interpréter lors du spectacle des Colocs sur les plaines d’Abraham en 1999359. L’expérience du désenchantement des deux auteurs a ceci en commun qu’elle ébranle leur rapport au temps. Chez Baudelaire, ce rapport est complètement désillusionné : « Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et devant lui qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement, ni douleur.360 » Chez Les Colocs, les années de liberté et de fête apparaissent désormais terriblement lointaines (« Tellement longtemps ») et le futur, hautement conditionnel, semble aussi trompeur que le présent (« Pissiômoins »). Nous avons en ce sens l’impression que le désenchantement des Colocs a avalé tout l’espoir qu’ils avaient mis en la réalisation de leur idéal social.

Toutefois, se met en place dans certaines chansons de Dehors novembre une nouvelle forme inattendue d’utopicité. L’« utopicité » telle que la discerne Pierre Popovic chez Les Misérables inscrit dans la socialité et l’imaginaire des textes « l’idéal sociopolitique de demain », idéal d’« équitabilité et [de] justice » qui appelle à la « moralisation du capitalisme »361. Celle-ci nous apparaît maintenant avoir été présente en filigrane, depuis le début, dans l’idéologie des Colocs et dans leur idéal social, mis de l’avant sur Les Colocs et Atrocetomique. Ce dernier s’abreuve à deux sources, la première étant la société authentique d’avant, celle de « La rue principale » et de la Révolution tranquille (1960-70), et la seconde, la société qui est à faire en incluant les marginaux et les moins nantis, desquels Les Colocs se montrent plus que solidaires. Un tel idéal se rapproche en effet de ce que dit Popovic sur l’utopie, c’est-à-dire qu’elle « met la réalité en question, permettant à des groupes marginalisés par l’ordre en place d’exprimer leurs potentialités, et [qu’elle] propose ²une société alternative² : ²Imaginer le non-lieu, c’est maintenir ouvert le champ du possible² (Paul Ricoeur).362 » En même temps, dire du projet collectif des Colocs qu’il est utopique, c’est aussi affirmer d’emblée qu’il est « toujours irréalisable du point de vue du présent et de l’ordre existant363 ». Ce paradoxe de l’utopie, qui est donc par définition à la fois la projection d’un futur et l’expression de sa propre impossibilité, acquiert une dimension davantage tragique sur Dehors novembre. Le sol québécois n’y apparaît plus comme un terreau fertile pouvant éventuellement accueillir le projet collectif des Colocs, comme ceux-ci l’avaient cru possible au début des années 1990 : il leur faut désormais imaginer un nouvel endroit, une « île » (« Tellement longtemps ») ou

359 Les Colocs, Le dernier show. Festival d’été de Québec 11-7-1999, Montréal, Go Musique, 2009, DVD, 94

min.

360 Charles Baudelaire, op. cit., p. 42.

361 Pierre Popovic, La mélancolie des Misérables : essai de sociocritique, op. cit., p. 283. 362 Ibid., p. 19.

363 Michèle Riot-Sarcey et Paul Aron, « Utopie », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala [dir.],

une « ruelle » (« Belzébuth »), à l’abri du désenchantement. Ainsi, la nouvelle forme d’utopicité que nous croyons retrouver sur Dehors novembre se rapporte davantage à ce qui peut être lu, dans les textes, comme l’envers de ce sentiment de désenchantement. Ou comme la volonté des Colocs, par le biais de leur musique, de rétablir la dimension invisible et spirituelle de l’existence, en échafaudant entre autres un nouveau lieu utopique pour l’imaginaire et le rêve. Leur virage reggae, ce style musical dont « on ne peut parler […] sans évoquer son côté spirituel364 », devient en ce sens encore plus significatif. Stéphane Venne parlait d’autant plus de « Tassez-vous de d’là » comme d’un hymne, l’associant ainsi à un chant lyrique adressé à une force supérieure. Nous aborderons textuellement cette nouvelle utopicité dans le rapport du « je » cantologique à l’espace, et nous étudierons en ce sens la chanson de « Belzébuth », ce chat qui, au terme de sa quête, atteint enfin un lieu où « [goûter] au bonheur ».

Ainsi, à première vue hégémonique sur Dehors novembre, la désillusion cohabite pourtant avec l’utopicité – qui permet le retour du soleil à la fin du « Répondeur » par exemple. Pierre Popovic ajoute, en parlant de l’utopicité, que « cette espérance […] jure avec le soupçon, l’ironie, le scepticisme, le désenchantement […] car, si l’utopicité du texte est sa face de lumière, il est à son dos une ombre qui ne cesse de s’étendre365 ». Cette espérance est d’autant plus primordiale pour Les Colocs, car elle reste la dernière preuve de leur engagement. Nous croyons que Dehors novembre porte ainsi en lui ses parts inégales d’ombre et de lumière, dualité au cœur de la réflexion que l’album propose sur l’engagement dans le contexte du désenchantement. Pour le dire autrement, nous reprendrons les mots de Raymond Trousson, qui croit que la pensée utopique « naît d’un sentiment de révolte devant un état historique jugé insatisfaisant, révolte accompagnée à la fois d’une ²observation lucide et méthodique de la société contemporaine considérée comme un cas pathologique² et d’un pessimisme foncier sur les possibilités d’intervention efficace366 ». En somme, désillusionnés par « le sale pays des sans-cœur » dans lequel ils évoluent, Les Colocs le condamnent et le refusent mais se questionnent aussi, comme Jean Leloup dans sa « Chambre » en 1998 : « Devrais-je partir ou bien rester / Devrais-je enfin tout laisser tomber367 » ?

364 Nathalie Kaufmann et Edouard Bertaud, op. cit., p. 168. « Les esclaves noirs n’avaient en effet que la

religion comme refuge. »

365 Pierre Popovic, La mélancolie des Misérables : essai de sociocritique, op. cit., p. 210.

366 Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part. Histoire littéraire de la pensée utopique, troisième

édition revue et augmentée, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1999 [1979], p. 14.