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Le rapport au temps : « Pissiômoins » et « Tellement longtemps »

Comme les chansons « La maladresse » et « Tout seul », « Pissiômoins368 » (piste 2) et « Tellement longtemps369 » (piste 8) occupent des positions symétriques sur l’album Dehors novembre et sont toutes deux nécessaires à la compréhension de la perception de la temporalité du « je » cantologique. C’est pourquoi elles seront étudiées conjointement. Tandis que l’une offre une vision pessimiste du présent et du futur, l’autre dénote surtout une nostalgie pour le passé, son titre faisant allusion à une tout autre époque (« Ça fait tellement longtemps »). Ce rapport désillusionné au temps, comme nous l’avons vu plus tôt, découle du phénomène de désenchantement. Dès la piste 2, très tôt sur l’album, « Pissiômoins » pose un sombre constat social, qui est à l’origine de la profonde désillusion des Colocs – mais aussi du renouvellement de leur pensée utopique, comme nous le découvrirons peu à peu370. Le « je » cantologique observe que non seulement le « Dieu profit » a remplacé le Dieu religieux, mais qu’il a aussi gagné une multitude d’« adorateurs »371, à qui il s’en prend férocement. Qui sont-ils, ces « pauvres crétins » qui exacerbent la colère du protagoniste ? Ils sont les « vendeurs d’ordre », les « exploiteurs endimanchés », les « distributeurs de cochonneries et de bonheurs préfabriqués » – du point de vue des Colocs, autant dire des bonheurs uniformes et sans valeur. Le « je » cantologique démasque de cette façon les imposteurs qui, grâce à leurs belles apparences trompeuses, parviennent à vendre un bonheur qui s’achète comme un sac de chips dans une machine distributrice. Parce qu’il n’est pas dupe, il se moque des « exploiteurs » (« je ris au nez ») et s’adresse à eux sans détour, dans une tirade essoufflante et monocorde (sur la note do) :

Allez-vous au paradis

Bande de téteux pis lâchez-moé

Ch’tanné d’entendre toutes vos conneries Vos saloperies pis vos menteries

Pis d’voir vos yeux ambitionneux Crier youppie! J’ai réussi! Ostie

Plusieurs des termes péjoratifs qu’il emploie dénotent le jugement du « je » cantologique à leurs égards. D’abord, l’insulte ridiculisante « téteux » fait allusion à l’approche cajoleuse des « exploiteurs », qui use de flatteries pour réussir à distribuer leurs « cochonneries ». Puis, le

368 Les Colocs, « Pissiômoins », tirée de l’album Dehors novembre, op. cit., piste 2, 5:12 minutes. Voir

l’annexe A pour l’intégralité des paroles.

369 Les Colocs, « Tellement longtemps », tirée de l’album Dehors novembre, op. cit., piste 8, 4:07 minutes.

Voir l’annexe A pour l’intégralité des paroles.

370 « La création d’une utopie – c’est-à-dire d’un monde tel qu’il devrait être – trahit un sentiment d’échec

dans l’adaptation au monde tel qu’il est. L’utopiste se sent mal à l’aise dans la société de son temps, dont il condamne les tares. » Raymond Trousson, op. cit., p. 13.

371 André Fortin déborde des paroles du livret pour ajouter dans le dernier segment musical de la chanson :

néologisme « ambitionneux » fait d’eux des « vendeurs » insatiables, qui n’hésitent pas à recourir à des « menteries » ou à des « conneries » pour favoriser la consommation. Ce comportement est méprisé par le « je » cantologique, lui qui ajoute en fin de tirade : « Ostie », après son imitation des « téteux » (« youppie ! J’ai réussi ! ») et un court silence marquant l’insertion de son jugement. Déjà dans la locution « pauvres crétins » – entendu qu’ils ne souffrent pas réellement de pauvreté – nous pouvions discerner la pitié et le dédain du protagoniste à leurs égards, transmises également par la voix du chanteur. De manière générale, le ton méprisant de « Pissiômoins » rappelle celui de « La p’tite bebitte », qui se moquait elle aussi des « cons de la classe moyenne ». Une même vulgarité arrogante teinte le texte de « Pissiômoins » (« baise-moé », « blow job », « ostie »), comme si le protagoniste revendiquait une manière de dire les choses vraies, telles qu’elles sont, à l’inverse de ceux qu’il critique. Car « ce que le ²je² découvre, c’est que la vérité est dissimulée derrière toutes [les] constructions372 » dogmatiques et aliénantes des « exploiteurs endimanchés ».

Les « pauvres crétins » sont également ceux qui sont « en train de s’faire faire un blow job / Au p’tit bureau qui s’trouve en haut / D’la pyramide des affranchis ». Ils sont les bureaucrates corrompus qui, à la tête de la hiérarchie sociale, se permettent de vivre en marge des lois morales – en acceptant pots-de-vin, « blow job » et autres faveurs. Cette manière de s’enrichir et de conserver son rang dans la pyramide sociale apparaît créatrice d’inégalités dans les chansons des Colocs. Ce constat de l’injustice ne date pas d’hier; déjà sur le premier album du groupe l’inégalité sociale représentait une cause primordiale. Sur Dehors novembre, force est de constater que celle-ci n’est toujours pas enrayée. Le « je » cantologique de « Pissiômoins » évolue en effet dans le « monde / des dominants, des dominés / des herbivores, des carnivores » – deux antithèses qui illustrent l’écart se creusant encore entre les classes sociales faibles et fortes. Même sachant cela, le profit demeure ce qui importe pour les « pauvres crétins », « prêts à mourir pour la patrie / Kalishnikov et compagnie / Pour faire rouler l’économie ». André Fortin répète trois fois ce dernier vers avec trois intonations vocales différentes, de manière à en montrer l’absurdité : la question des armes, de l’armée, de la guerre, de la vie et de la mort se résume ainsi à l’argent. Les « adorateurs du Dieu profit » sont donc ceux qui adhèrent au système capitaliste au point d’expédier la réflexion morale au sujet de leurs moyens et de leurs ambitions. Les Colocs ne supportent plus de devoir composer avec eux au quotidien, comme l’exprime la diatribe du « je » cantologique de « Pissiômoins » : « Allez-vous en au paradis / Bande de téteux pis lâchez-moé ». C’est d’ailleurs au terme de cette tirade que le « je » se permet, pour la première fois, d’adopter une nouvelle perspective : comment évoluerait sa vie s’il y avait moins de ces crétins ? C’est ainsi qu’après avoir peint un présent

désillusionné, Les Colocs propose dans les derniers couplets de « Pissiômoins » une vision du futur qui, comme nous le verrons, ne se révèle pas moins pessimiste.

Le titre de la chanson devient à ce moment l’expression leitmotiv qui exprime la condition : « Pis si ô moins / Y’en avait moins de pauvres crétins ». La litote de l’extrait laisse entendre qu’on souhaiterait enrayer complètement la crétinerie mais, comme ceux qui en sont contaminés sont trop nombreux, on doit se résoudre à espérer seulement que leur nombre diminue – d’où la répétition de l’adverbe « moins ». En outre, l’ironie qu’elle insère est soulignée par la locution « ô moins », qui emploie l’expression à valeur ironique « ô » plutôt que le déterminant régulier « au ». Il apparaît ainsi impossible de freiner les « pauvres crétins », d’où l’appréhension du « je » cantologique devant le futur, qu’il tente néanmoins d’envisager :

Pis si ô moins, y’en avait moins Y’en avait moins de pauvres crétins […]

J’en f’rais des p’tits tout plein cent mille Merci la vie ben oui ben oui

Ça s’rait super j’pourrais aller faire Du kid kodak dedans la belle Dedans la belle télévision J’aurais l’air d’un roman savon

Toute les matantes seraient toutes contentes J’dirais ça c’est ma p’tite famille

Ça s’rait parfait pour mon image Ah! Qu’c’est donc cute dirait la fille À travers de son maquillage

S’il donne d’abord l’impression que le monde sera meilleur et que de nouveaux projets seront concevables à long terme, cette vision se dissipe rapidement. En effet, une gradation hyperbolique exagère le nombre d’enfants que le protagoniste serait prêt à « faire » : « tout plein cent mille ». Elle introduit ainsi dès le premier vers de l’extrait une ironie qui discrédite également les remerciements que le « je » offre à la vie (« ben oui ben oui »), de même que son enthousiasme (« ça s’rait super »). Le fait est que, dans ce futur qu’il imagine, ce dernier est encore jugé sur son apparence : « J’dirais ça c’est ma p’tite famille / Ça serait parfait pour mon image ». Et que cette image doit encore se conformer aux attentes sociales : « Toutes les matantes seraient toutes contentes », « Ah! Qu’c’est donc cute dirait la fille / À travers de son maquillage ». N’être défini que par son apparence revient pour le « je » cantologique à être ridiculisé, ce que laissent entendre les allitérations en « d » (« dedans la belle / dedans la belle télévision ») et en « t » (« toutes les matantes seraient toutes contentes »). Il critique ainsi, dans ce passage, la fausseté du

« maquillage » et de l’écran de « la belle télévision », qui cachent la vérité. En effet, ce qui est caractérisé de « cute » est pourtant aussi vide et creux qu’une photo d’amateur sans sujet spécifique (du « kid kodak »), ou encore qu’un feuilleton télé sponsorisé par les compagnies de savon et destinés aux « matantes » (un « roman-savon »). Le futur apparaît ainsi encore sous le joug des apparences trompeuses, qui sont propagées encore plus explicitement cette fois par les médias. D’ailleurs, André Fortin imite leur voix durant la dernière séquence musicale de la chanson : « Bonjour ! C’est moi l’caméraman / Êtes-vous victimes de quelque chose ?373 », ce à quoi Les Colocs répondent : « Ta gueule toé ! ». Ultimement, les musiciens expriment de cette façon leur refus de voir leur désenchantement réduit à un spectacle, à une image vide. Ils refusent aussi, ce faisant, de devenir comme ceux qu’ils méprisent. Le futur que le protagoniste envisage, même sous un mode entièrement conditionnel, demeure ainsi sur « Pissiômoins » à l’image de sa désillusion immédiate. C’est pourquoi il cherche plutôt à l’éviter et à le fuir, d’une manière ou d’une autre – par le biais du sexe (« baise-moé encore ») ou de la drogue (« Et parlant d’herbe roules-en donc un »). Cette fuite est également projetée sur « Tellement longtemps », chanson à propos de laquelle nous dirons maintenant quelques mots.

Afin d’écrire cette pièce, André Fortin exploite plus précisément trois temps de verbe différents : il expose au présent la situation du « je » cantologique, avant de traduire au passé composé sa nostalgie d’un autre temps et au futur son projet utopique d’évasion. Des trois temporalités, puisqu’il fait l’objet du refrain de la chanson, c’est le passé qui prédomine sur « Tellement longtemps » :

Tellement longtemps, ça fait tellement longtemps Qu’j’ai pas dansé comme un fou

Qu’j’ai pas crié comme un loup Qu’j’ai pas fêté à mon goût Qu’j’ai pas chanté pour rien

Les Colocs laissent ainsi entendre que le temps de la fête collective, qui animait leur précédent album, est bel et bien révolu. La locution répétée « tellement longtemps » l’éloigne encore davantage du temps présent, tout comme l’anaphore négative condamne désormais la danse, les cris, le chant. Pourtant, ce passé lointain apparaît toujours aux yeux du protagoniste comme un temps de liberté et de plaisir, en témoignent les comparaisons « comme un fou » et « comme un loup ». En outre, les solos ad lib de la chanson, en encourageant encore une certaine liberté musicale, portent les traces de ce temps des festivités. Chez le protagoniste toutefois, ne reste plus que la nostalgie du bonheur que celui-ci lui a jadis procuré. En regard de sa situation immédiate, le

passé semble d’autant plus regrettable : « J’peux pas faire semblant, ça me crisse le cafard / C’est vide en dedans, c’est sale en dehors ».

Le présent du « je » cantologique est ainsi caractérisé par le « vide » et la « saleté », deux images qui se rapportent au désenchantement, comme sur « Tout seul » (« la ville est trop immense et ma tête est trop sale »). L’antithèse du second vers de l’extrait, décortiquée volontairement en quatre longues mesures, connote l’absence d’issue; « dedans » plus rien ne fait de sens et « dehors » tout est mensonger. Cette dernière idée plonge violemment le protagoniste dans la déprime (« ça me crisse le cafard »). Les nombreuses phrases négatives qui ponctuent la chanson traduisent ce pessimisme. Deux affirmations négatives en particulier nous permettent d’identifier les causes de la saleté extérieure – du désenchantement du protagoniste. D’une part, comme nous l’avons vu lors de l’étude des chansons précédentes, le manque de transparence est présenté comme insupportable : « J’aime pas les menteurs, ‘sont toujours jaloux / Leurs sourires m’écoeurent. Y’en a trop partout ». Les menteurs, comme les « exploiteurs endimanchés » sur « Pissiômoins », apparaissent une fois de plus incurables. L’ajout sporadique d’adverbes hyperboliques (« toujours », « trop », « partout ») accentue leur caractère intolérable. Le choix du verbe typiquement québécois « écoeurer » est d’autant plus péjoratif : la désillusion causée chez le « je » cantologique le rend malade. D’autre part, le capitalisme apparaît avoir été l’entrave principale à la fête : « J’aime pas les winners, sont plates à mourir / J’aime mieux les losers, au moins y m’font rire ». En effet, les « winners », anglicisme utilisé ici pour parler des individus qui possèdent du pouvoir et de l’argent, les « adorateurs du Dieu profit » (« Pissiômoins »), sont pour le « je » cantologique à mourir d’ennui. Leurs antagonistes, les « losers », au contraire, n’incarnent pas des perdants aux yeux des Colocs : ils se situent du côté du « rire » et, par conséquent, de la fête. C’est pourquoi, nostalgique, le « je » cantologique prend leur parti.

S’il s’adressait avec colère à une « bande de téteux » sur « Pissiômoins », le ton du « je » se fait davantage confident sur « Tellement longtemps ». Tout le texte de la chanson orbite autour de son expérience, lui qui incarne le sujet de presque chacun des vers (« j’ai », « j’voudrais », « j’aime pas », « j’ai pas », « j’vas aller », « j’peux pas »). D’entrée de jeu, le protagoniste fait le point sur sa situation :

J’ai une blonde qui m’aime, j’ai une belle guitare J’ai envie de rien, chu toujours en retard

Là, j’ai tout c’que j’veux, sauf un peu de désir J’voudrais ben partir, j’voudrais être heureux

Il s’interroge ainsi indirectement à savoir pourquoi tout ce qui devrait faire de lui un homme comblé – l’amour et la musique – le laisse tout de même insatisfait, malheureux. La réponse, il la trouve

dans le « vide en dedans » : tout ce qui l’entoure, sa « blonde », sa « guitare », a perdu son sens, sa valeur. La partition dépouillée de « Tellement longtemps », composée de deux seuls accords (mi mineur et la) ainsi que d’accords auxiliaires minimaux, reflète le vide qui habite le personnage. Celui-ci ne reconnaît même plus la valeur ni l’intérêt de sa propre vie : « Tous les gestes que j’fais y veulent pu rien dire / c’est comme si j’étais en train de mourir ». Le fait est que « la venue du désenchantement transforme le rapport du ²je² à l’instant présent […], la disparition de toute espérance laissant momentanément le sujet dans un monde vide où plus rien ne fait de sens374 ».

Toutefois, lorsqu’ils évoquent le futur sur « Tellement longtemps », Les Colocs semblent chaque fois planifier un départ, impliquant un déplacement spatial plus particulièrement de l’ordre de l’utopie. Une première projection survient à la suite de la critique des « winners » : « J’vas aller sur une île, j’vas brûler l’bateau / J’vas r’commencer l’monde, j’vas faire de quoi de beau ». Puis, un couplet plus loin, juste après avoir condamné les « menteurs », le projet est réitéré : « J’vas partir à nage, trop loin pour revenir ». Dans ces passages, le futur ne semble pouvoir être envisagé autrement que sous l’angle du recommencement total. Ce dernier n’apparaît en outre possible que dans un lieu vierge, cet ailleurs utopique connoté entre autres dans ces extraits par l’isotopie de l’eau : « île », « bateau », « nage », « loin ». Raymond Trousson affirme que « la caractéristique extérieure la plus évidente et la plus commune de l’utopie est sans doute son insularisme. […] Cet insularisme n’est pas seulement fiction géographique : il répond au besoin de préserver une communauté de la corruption extérieure et d’offrir un monde clos qui est […] comme un cosmos miniaturisé, où règnent des lois spécifiques375 ». Le désir de quitter une société qui le désillusionne hante ainsi le protagoniste de la chanson, dont la vision utopique de la fuite traduit le besoin de retrouver un état plus naturel et, par le fait même, de faire revivre la fête dont l’éloignement le rend si nostalgique. En somme, le « je » cantologique ne cherche qu’à retrouver un bonheur perdu, celui de « chant[er] pour rien » : « j’voudrais ben partir, j’voudrais être heureux ». Son monde « vide » et « sale » et son bonheur semblent désormais totalement incompatibles, d’où la nécessité d’imaginer un nouvel espace où projeter à nouveau ses idéaux d’un monde plus « beau ». Chez le protagoniste de « La chambre », cette chanson de Jean Leloup que nous avons citée en introduction de chapitre, naît ce même désir chimérique de se retrouver ailleurs qu’en ce « sale pays » :

Je regarde les coins de murs Et j’écoute les murmures C’est le pays des loosers Le sale pays des sans-cœur 374 Mélanie Tardif, op. cit., f. 17.

Les bruits commencent la nuit Les bruits des désirs enfouis […]

Et je rêve parfois la nuit Que je me réveille ailleurs J’ouvre la porte un matin C’est un immense jardin376

La quête du bonheur, bien qu’elle passe par la recherche paradoxale d’un « non-lieu », semble néanmoins constituer la part de lumière de Dehors novembre. Car « si le mot utopie, par son étymologie, renvoie à l’impossible, l’esprit, le geste, la fonction critique de l’utopie ont une portée subversive377 » non négligeable chez Les Colocs. Nous nous apprêtons à constater que dès « Belzébuth », chanson-incipit de l’album, l’utopicité cohabite bel et bien avec le désenchantement auquel est confronté le singulier personnage, et surtout qu’elle demeure essentielle à l’espoir et ultimement au bonheur de ce dernier.