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URBAINE DU GRAND KHARTOUM

CHAPITRE 2. AGRICULTEURS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI

A. T YPOLOGIE DES MIGRATIONS PRESENTES DANS L ’ AGRICULTURE URBAINE

Avant de creuser plus avant ce lien potentiel entre migration et agriculture urbaine, il est préférable de ne pas oublier l’importance des migrants dans la composition de la population urbaine. En 1993, une majorité des habitants du Grand Khartoum n’en était pas native (50 % à Khartoum et jusqu’à 60 % à Omdurman [cf. Chapitre 1/III/A/1/b], ce qui peut

relativiser l’importance de la part des migrants chez les agriculteurs urbains, mais nous invite surtout à approfondir le portrait des agriculteurs migrants de manière à pouvoir situer ce groupe au sein de la population migrante du Grand Khartoum.

1. Profil d’agriculteur migrant, profil d’habitant du Grand Khartoum

Nous esquisserons ici un premier portrait de l’agriculteur urbain migrant du Grand Khartoum, portrait qui reposera essentiellement sur les caractéristiques sociodémographiques issues de l’enquête par questionnaire. Il s’agira de différencier les agriculteurs migrants du reste de la population de la capitale. Un certain nombre de critères, repérés comme majeurs dans le corpus bibliographique sur l’agriculture urbaine, seront repris et précisés, d’autres

a. L’absence des femmes dans l’agriculture urbaine du Grand Khartoum

C’est justement parce que les femmes constituent une catégorie redondante des travaux sur l’agriculture urbaine en Afrique subsaharienne qu’il est intéressant de souligner leur absence dans le cas du Grand Khartoum. On tient là une différence notable avec les agricultures urbaines mondiales, et africaines en particulier, dans lesquelles les femmes jouent un rôle de premier ordre. Le portrait de l’agriculteur urbain africain qu’Ellis et Sumberg retirent de leur synthèse bibliographique le confirme : l’agriculteur urbain est une femme plutôt qu’un homme, qui cultive pour la subsistance de sa famille plutôt que pour vendre et qui n’est généralement pas une migrante récemment arrivée (ELLIS, et SUMBERG, 1998, p. 217).

Nous avons précédemment montré que si les femmes peuvent être propriétaires de terres agricoles, leur représentation est néanmoins faible, plus faible que ce qu’elle devrait être, et dans l’immense majorité des cas, la gestion de leur bien est prise en charge par des hommes de la famille. L’absence de femme dans l’échantillon de l’enquête par questionnaire (qui s’est effectué sur le lieu de travail des agriculteurs, rappelons-le) n’a rien d’étonnant au regard de la place qu’occupe traditionnellement la femme dans l’agriculture de cette région du Soudan. Preuve en est que les rares femmes rencontrées par la suite qui travaillaient ou glanaient dans les champs (aucune n’ayant été croisée dans les élevages) n’étaient pas originaires de l’Etat de Khartoum, mais en l’occurrence du Sud, des Monts Noubas ou du Darfour. Précisons encore que, pour une seule des femmes rencontrées, l’activité agricole pratiquée était un travail en tant que tel –au sens où elle était employée à la tâche pour la récolte –, et non pas une activité d’auto-emploi. Enfin pour les femmes, la pratique agricole (à distinguer de la propriété agricole) caractérise toujours une situation de précarité153.

Le cas soudanais n’est pas unique et d’autres agricultures urbaines africaines sont dominées par des hommes, comme à Accra par exemple (ASOMANI-BOATENG, 2002). Certes, les études démontrant la supériorité numérique des femmes dans l’agriculture urbaine sont plus nombreuses (SANYAL,1985;RAKODI, 1988; MEMON, et LEE-SMITH, 1993), cependant il serait imprudent d’y voir (comme c’est souvent le cas) une caractéristique de l’agriculture urbaine.

L’autonomisation de la femme dans le but de réussir à nourrir sa famille du fait du manque de fiabilité des revenus de l’homme a souvent été évoquée comme cause de l’engagement des femmes dans l’agriculture urbaine, notamment à Kampala (RAKODI, 1988).

153

Cependant, pour les femmes comme pour les pauvres, le « choix » de pratiquer l’agriculture urbaine dépend plus des possibilités que du besoin. Par contre, le fait d’être une femme joue sur ces possibilités, différemment selon les espaces, les pays et les cultures. Ainsi R. Asomani-Boateng, montre qu’à Accra l’absence des femmes dans l’activité agricole et au contraire leur engagement dans le petit commerce reflète la répartition traditionnelle des rôles homme/femme de la société ghanéenne (ASOMANI-BOATENG, 2002, p. 595).

Bien que la capitale soudanaise réunisse des populations venues du pays tout entier, y compris de régions où le travail féminin de la terre est très répandu, la rareté des femmes dans l’agriculture urbaine du Grand Khartoum s’inscrit dans la droite ligne de la tradition de la vallée du Nil qui s’impose comme le modèle dominant. Dans le mémoire de maîtrise de Mohamed El-Taher El Tayeb sur les quartiers agricoles de Shambat et de Soba, il est précisé que les femmes n’ont aucun rôle dans les fermes (MOHAMED EL-TAHER EL-TAYEB, 2005, p. 30). Cette division sexuelle du travail semble même plus radicale dans la capitale que dans les campagnes riveraines ; le rapport à la ville, touchant notamment à la modernité, ou encore à la proximité du pouvoir islamiste, semble jouer un rôle. On retrouve cette idée de dichotomie ville/campagne dans une des réponses retranscrites dans l’article de Asomani-Boateng, lorsqu’une femme explique qu’elle peut cultiver au village, mais pas en ville (idem). Au Soudan également il est plus vraisemblable de voir une femme aider son mari à récolter dans les campagnes que dans la capitale. Ce phénomène ne touche pas uniquement les activités agricoles, mais l’ensemble des emplois (à l’exception des emplois de bureau) (EL NAYEEM SULIMAN, HUSSEIN GIBREAL et EL TAHIR M.EL TAHIR, 1994, p. 230), et certaines catégories d’activités en dehors du travail. On ne verra par exemple jamais une femme sur un âne dans le Grand Khartoum, alors que ce mode de transport est largement répandu dans les campagnes riveraines. Les exploitations agricoles sont donc des univers masculins.

b. Du côté des hommes, une grande diversité

Le groupe des agriculteurs masculins, contrairement à celui des femmes, ne semble marqué par aucune « restriction », et manifeste au premier abord une très grande diversité.

L’âge moyen de 37 ans, ne dévoile rien d’une amplitude allant de 19 à 89 ans. Néanmoins la majorité des agriculteurs interrogés (57 %) ont moins de 40 ans. Les agriculteurs sont donc généralement des hommes jeunes, ce qui, compte tenu du contexte de

Que l’on considère les wilayas de naissance des agriculteurs ou les dates d’arrivée

dans la capitale, on est, une nouvelle fois, confronté à une grande hétérogénéité de réponses. Concernant les lieux de naissance, quinze des seize wilayas du Nord Soudan ont été citées

dans le cadre du questionnaire154, ainsi que deux wilayas du Sud Soudan, et le Tchad – plus

précisément sa province frontalière avec le Darfour, (carte 12). Les dates d’arrivée dans la capitale s’étalent sur une large période, allant de 1946 à 2004. Une telle diversité est caractéristique de la ville, et à fortiori d’une capitale, et l’on en vient à se demander si l’agriculture urbaine n’est pas simplement le témoin du phénomène migratoire plus large du Grand Khartoum.

Outre les origines et chronologies diverses, on trouve dans l’étude des trajectoires de vie des agriculteurs une illustration des principaux facteurs générateurs de migration au Soudan : l’exode rural classique, également appelé migration économique (qui se trouve être la principale cause de départ évoquée par les agriculteurs interrogés), les migrations forcées sous l’effet de la sécheresse ou de la guerre. Présentés ici de manière schématisée, il ne faut pas perdre de vue que ces facteurs s’entremêlent souvent. Comme pour cet éleveur originaire des Monts Noubas (Sud Kordofan), venu une première fois dans la capitale en 1987 dans le seul but de gagner de l’argent pour sa famille : « Je ne suis pas resté longtemps car à cette période là, il n’y avait pas de problème de guerre dans les Monts Noubas », et qui est revenu

en novembre 2001 à la fois « à cause de la guerre et pour trouver de l’argent pour ma famille 155».

Si l’analyse démographique de l’agriculture urbaine permet d’évoquer aisément le phénomène migratoire qui touche l’ensemble de la capitale soudanaise, elle n’est cependant pas identique. Les différentes vagues de populations arrivées dans la capitale apparaissent certes en toile de fond de notre enquête auprès des cultivateurs, mais d’autres processus dominent, qu’il s’agit maintenant d’identifier.

Les Etats du Sud Soudan, par exemple, n’apparaissent que marginalement dans notre enquête sur les agriculteurs urbains alors que nous avons vu l’importance aujourd’hui du peuplement sudiste dans le Grand Khartoum : seulement deux wilaya sur les dix que

154 L’Etat de Khartoum apparaît pour mentionner les migrations de la zone rurale à la zone urbaine qui y sont intervenus.

155

comprend le Sud Soudan ont été citées, et les agriculteurs qui en étaient natifs ne représentent que 5,9 % des agriculteurs migrants interrogés156.

156 Il n’est pas impossible que ce chiffre soit encore en dessus de la réalité. On touche ici une des limites de la méthode d’enquête par questionnaire retenue. En effet, pour des raisons évidentes de commodité de terrain le nombre d’agriculteurs interrogés (180) ne correspond pas au nombre d’exploitations agricoles enquêtées (78), des agriculteurs appartenant à la même exploitation ayant répondu au questionnaire. Bien que les exploitations aient été choisies au hasard, leur faible nombre associé au phénomène de regroupement social observable au niveau des exploitations (sur lequel nous reviendrons) peut introduire un biais dans la représentativité de l’échantillon. D’où l’intérêt des entretiens et observations effectués en parallèle du questionnaire. Ainsi les 4 % d’agriculteurs migrants originaires de l’Etat du Haut Nil (Sud Soudan) correspondent en fait à 6 éleveurs