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URBAINE DU GRAND KHARTOUM

Carte 11. Croissance spatiale de l’agglomération du Grand Khartoum

2. Paupérisation urbaine

a. Pénurie de services et d’infrastructures urbaines et inégalité d’accès

Les migrations massives vers la capitale interviennent à une période critique pour l’économie soudanaise, alors incapable d’accroître des capacités d’investissement déjà faibles. Le financement de l’effort de guerre aggrave encore la situation économique et renvoie la gestion et l’équipement de Khartoum en fin de liste des priorités. La capitale soudanaise reste

101 Avec la signature de la paix avec le sud, les rapports de domination nordistes/sudistes dans la capitale sont aujourd’hui au centre de tous les intérêts car ils traduisent en quelque sorte les volontés et possibilités d’unité nationale. Les émeutes d’août 2005, suite à la mort du leader politique sudiste, John Garang, trois semaines

néanmoins largement privilégiée par rapport aux autres villes et régions du pays, les maigres investissements publics d’aménagement urbain se concentrant sur la capitale dans les quartiers qui servent de « vitrine » au régime. Le bilan des années 1980 est lourd et se traduit par un taux faible, voire négatif, d’accroissement du PNB et du revenu par habitant. « Le Soudan a connu la ruine de ses rêves ambitieux, le non accomplissement de ses objectifs nationaux et l’échec total des programmes économique et politique qui visaient à sortir le pays de son héritage colonial. (…) Malgré les réels atouts naturels et agricoles du Soudan, son processus de développement ne s’est pas révélé aussi fructueux qu’on l’avait espéré il y a vingt ans » (AHMED, 1993, p. 27). La politique du “Breadbasket” en particulier, qui devait faire de l’agriculture un moteur de développement, et du Soudan le grenier du Monde Arabe, est dans l’impasse. La limitation des exportations à un petit nombre de produits agricoles de base augmente la dépendance du Soudan par rapport aux marchés étrangers103. En outre, la production agricole d’exportation n’a pas été particulièrement performante ces années-là ; elle souffre d’une chute des rendements, du caractère inadapté des intrants agricoles importés, d’une hausse des prix de production, de transport et du travail. De plus, la faiblesse de la production alimentaire intérieure augmente la dépendance du pays en produits importés. Dans les années 1980, une part importante du budget de l’Etat (7 %) est d’ailleurs engagée pour garantir la sécurité alimentaire de la capitale, par des subventions sur les produits de première nécessité(PEROUSE DE MONTCLOS, 2001, p. 17).

L’inflation est galopante, le déficit budgétaire se creuse (principalement sous l’effet du coût croissant de la guerre dans le sud), tandis que la dette extérieure gonfle dans des proportions alarmantes104. « Les exigences imposées par les programmes d’ajustement structurel du FMI [Fond Monétaire International] comptent parmi les facteurs externes les plus importants qui ont exacerbé les problèmes économiques et limité les possibilités d’adopter une politique économique saine. Celles-ci ont en effet produit des résultats négatifs sur la balance commerciale et des paiements, accentuant le déficit des échanges extérieurs, érodant la valeur de la monnaie locale par des dévaluations successives et amplifiant l’endettement »(AHMED,1993, p. 27). Le Soudan, en réaction aux défauts de paiement de la dette et de ses intérêts, est finalement déclaré inéligible à toute forme de crédit par le FMI en 1993 et par la Banque Mondiale en 1994 qui suspend à son tour ses prêts et crédits. « Le FMI

103 « Durant la période 1984-1988, la vente à l’étranger des produits agricoles a représenté plus de 85 % du total de la valeur des exportations : le coton seul représente, en moyenne 42 % des ventes à l’étranger, la gomme arabique 12,6 % (…) » (AHMED, 1993, p. 33).

104 « Finalement, le ratio de la dette par tête passe de 20 % en 1973 à un record de 163 % en 1985/86 »(AHMED, idem). En 1983, Gérard Prunier écrit que : « Le Soudan, pris dans sa globalité, a la dette extérieure la plus forte du continent, sans doute plus de 6 milliards de dollars US » (PRUNIER,1983,p. 54).

reste toutefois en contact avec le régime et suggère, à partir de 1995, la mise en place d’un ajustement sans précédent des dépenses publiques apparentes, c’est-à-dire hors du budget militaire ; ce qui a notamment pour conséquences de réduire encore les possibilités d’équiper les quartiers périphériques, comme de subventionner les produits de première nécessité. Le FMI va ainsi offrir une superbe légitimité internationale et une justification à l’absence de volonté politique, voire aux partisans d’une exclusion et d’une marginalisation des migrants des provinces et plus particulièrement des déplacés du sud » (DENIS, 2005a, p. 99). L’augmentation considérable du coût de la vie (consécutive à l’inflation et à la montée en flèche des prix des produits de première nécessité), sans réévaluation conséquente des salaires accroît encore la pauvreté. Entre 1977 et 1987, l’index du coût de la vie a été multiplié par 33 alors que les salaires ne furent ajustés que trois fois (ADIL MUSTAFA AHMAD et ATA EL -HASSAN EL-BATTHANI, 1995, p. 204). La diminution du pouvoir d’achat menace alors les classes moyennes, obligeant le nouveau régime à modifier sa politique d’austérité et de libéralisation en réintroduisant les subventions aux produits de base.

Le boycott international dont fait l’objet le Soudan depuis la prise de pouvoir du régime militaro-islamiste en 1989 entrave encore un peu plus les possibilités d’aide extérieure. « L’aide au développement est même strictement prohibée au Soudan à partir de 1995 par les démocraties industrielles, pour s’opposer alors aux liens évidents entre le régime soudanais et des membres d’internationales islamistes radicales105».

Du fait de l’extrême faiblesse des ressources publiques, et des choix politiques, des secteurs entiers de l’équipement ont donc été sacrifiés. Les transports publics disparaissent dans le milieu des années 1980, sous l’effet du rationnement de l’essence. En 1993, 64 % des ménages de l’agglomération avaient pour tout équipement sanitaire de simple latrine. Le tout-à-l’égout ne dessert que 5 % de la population de la conurbation(EL SAMMANI MOHAMMED, 1993, p. 274). Des quartiers entiers dans les périphéries les plus pauvres de l’agglomération ne disposent d’aucun équipement sanitaire, augmentant considérablement le risque de maladies, en particulier au moment de la saison des pluies. Dans ces quartiers, l’insalubrité est grandissante et on constate la réapparition et le développement de maladies telles que le trachome. L’accès à l’eau potable est également déficient. Entre 25 et 30 % des ménages ne disposent pas d’eau potable à proximité et doivent l’acheter à des porteurs d’eau. La principale source d’eau potable pour une majorité d’habitants de la capitale soudanaise reste l’approvisionnement via des puits équipés de réservoirs, le réseau d’adduction d’eau

progressant lentement (GUITTON, 2000). Le recensement de 1993 indique que 56 % des ménages de l’agglomération utilisent l’électricité. En 1999, cette part n’avait quasiment pas changé et représentait 56, 5 % des ménages(DENIS,2005a, p. 97).

A l’absence d’extension de réseaux s’ajoutent également les problèmes de qualité des réseaux existants. Les coupures d’eau et d’électricité sont fréquentes et durent parfois plusieurs heures, y compris dans les zones centrales de l’agglomération. Les besoins sont donc considérables, et l’incapacité de l’Etat à pourvoir la ville en services les plus basiques a contraint les populations à la « débrouillardise ». Certains parlent alors du “self help” comme seule alternative au développement des services de l’agglomération(ADIL MUSTAFA AHMAD, 1992,p. 42).

Cependant l’exploitation pétrolière, effective depuis 2000, qui s’est traduite par une forte croissance du PIB, a considérablement changé la donne économique106. La capitale soudanaise connaît depuis cinq ans des transformations considérables. Un dynamisme palpable a gagné la ville. Dans le domaine des transports en particulier, des efforts d’équipement évidents tentent de suivre la progression fiévreuse du parc automobile privé. Le nombre de routes asphaltées a explosé et certaines gagnent maintenant les périphéries les plus lointaines. Pour ne prendre qu’un exemple, la route de l’aéroport en 1999 ne comprenait que deux voies sur lesquelles on ne comptait plus les nids de poules. En 2005, huit nouvelles voies sont mises en service. Si ces investissements ne suffisent pas à fluidifier une circulation totalement encombrée aux heures de pointe, ils dénotent néanmoins une nouvelle capacité financière. Plusieurs projets de construction de ponts ont été lancés. L’immobilier flambe et le centre, déjà saturé, s’étend et prend de la hauteur. Les chantiers fleurissent partout. Les coupures d’eau et d’électricité sont moins fréquentes et moins longues et un effort sur l’éclairage public du centre-ville a été fait. Le premier centre commercial avec salle de cinéma et de bowling a ouvert ses portes en 2004. L’enrichissement de la capitale pose la question de l’accès à une offre désormais existante et élargie. « Il n’est plus question de pauvreté dans un contexte de pénurie mais d’appauvrissement dans un contexte d’abondance relative. L’exclusion devient donc plus flagrante. (…) Pour ceux qui sont réduits à la marche sous une chaleur accablante ou qui ont renoncé à fréquenter la ville faute de pouvoir accéder aux transports urbains – la question n’est plus que les pompes à essence soient vides mais que le service est inaccessible à une large frange des citadins » (DENIS, idem). En cinq ans les

106 « Le soudan dès 2000 avait complètement rétabli sa balance des paiements avec un surplus commercial supérieur de 440 millions de dollars US contre un déficit moyen annuel durant les années 1990 de 640 millions de dollars US » (DENIS,2005a, note 25).

contrastes sont devenus criants ; la richesse la plus ostentatoire côtoie aujourd’hui le dénuement le plus total. Le caractère inégalitaire du système social soudanais se traduit par la captation exclusive de l'enrichissement par un groupe extrêmement minoritaire de la population, handicapant les possibilités d’élargissement du nombre de bénéficiaires du progrès. En outre, alors que les catégories sociales les plus démunies fréquentent les quartiers centraux et aisés qui représentent des opportunités de travail, la bourgeoisie de la capitale ne pénètre jamais ou très rarement les quartiers les plus populaires, réduisant ses déplacements à des zones restreintes et ses activités à des cercles très fermés. Dans ce contexte, les difficultés de « joindre les deux bouts », la baisse du pouvoir d’achat, la déchéance sociale auxquelles sont confrontées la plupart des familles soudanaises sont source d’une grande frustration.

PANORAMA 1.VISAGES DU GRAND KHARTOUM (CLICHES A.FRANCK)

Contrastes résidentiels

Quartier de Ryad (1ère classe), 2002. Quartier d’Amarat (1ère classe), 2005.

Quartier de Khartoum 2 (2ème classe), 2005. Quartier de Khartoum 2 (2ème classe) ; à gauche, une maison de « squatteurs » , 2005.

Quartier d’Um Badda (3ème classe), 2004. Quartier de Deim (3ème classe), 2004.

Contrastes en matière d’équipements et de services

De futurs terrains d’habitat de 1ère classe déjà viabilisés Les câbles électriques sont attendus dans ce (Eau, électricité, arbres), Soba, 2005. quartier périphérique de Thawra, 2002.

Câbles haute tension du centre-ville, 2005. Point d’eau public, Um Badda, 2004.

b. Vivre le dénuement au quotidien

Les citadins ordinaires payent le coût des crises économiques et des politiques d’ajustement (ADIL MUSTAFA AHMAD et ATA EL-HASSAN EL-BATTHANI, 1995, p. 204). La dégradation du pouvoir d’achat et l’augmentation du coût de la vie se généralisent, conduisant l’immense majorité des citadins à composer avec l’embarras de ne pas avoir les moyens. Le mode d’achat dans les dukkān (épiceries de proximité) de quartier est particulièrement représentatif de cette difficulté à « joindre les deux bouts ». En effet, les achats sont généralement non anticipés et limités à de petites quantités. Ainsi, chaque fois que l’on aura besoin de sucre au cours de la journée, on ira en chercher la quantité minimum requise sans jamais acheter dès le matin le kilo, comme si chaque jour on espérait ne pas en manger tant, comme si trouver à chaque achat l’argent nécessaire à la petite quantité était un effort. Dans les quartiers où les réseaux existent, coupures d’eau et d’électricité pour factures impayées affectent une maison après l’autre. On assiste au développement et à la généralisation du système de cartes prépayées pour l’électricité et le téléphone. Dans le domaine des téléphones portables qui sont en progression constante ces dernières années, une étude de marché a été effectuée pour adapter la gamme de prix de ces cartes prépayées aux besoins et moyens de la population ; le crédit minimum est alors passé de 10 000 LS à 1000 LS107 (soit d’environ 3 € à 0, 30 €), témoignant une fois encore de comportements de consommations à très court terme induits par la précarité financière.

L’endettement auprès d’un ou plusieurs membres de la famille et/ou d’un magasin est habituel. Il est en fait difficile voire impossible pour la plupart des ménages de faire face aux dépenses courantes et imprévues sans s’endetter. Bien que les chiffres à l’échelle de l’agglomération n’existent pas, on peut sans peur de se tromper affirmer que le chômage fait rage et touche toutes les familles. Il n’est pas rare que le budget de la famille élargie repose

107 En 1993, la monnaie soudanaise officielle – la , – suite à la dévaluation devint le Dinar Soudanais. Cependant, pour ce qui est de la période de notre terrain (1999-2005) l’ensemble de la population du pays utilisait encore l’ancienne Livre soudanaise. Pour des raisons de commodité (liées principalement à la retranscription des questionnaires et entretiens) et afin de rendre compte de ce « refus populaire » du Dinar, nous avons choisi d’indiquer les prix tels qui nous ont été communiqués soit en Livre Soudanaise : 1 L.S.= 0,00031 € (il s’agit du taux moyen sur l’année 2005).

Néanmoins depuis notre retour du Soudan, a eu lieu un retournement de situation qui mérite d’être précisé. En effet, suite aux accords de paix avec le sud, le pays a officiellement abandonné le Dinar (2007) pour reprendre comme monnaie officielle la Livre soudanaise. Une nouvelle Livre calculée sur la base d’1 Livre pour 100 Dinars. Cependant, le fait que la population parlait encore en livre (mais l’ancienne) complique encore le passage à une nouvelle monnaie portant cette fois le même nom mais pas la même valeur. Tout porte à croire que la compréhension des prix s’est encore un peu obscurcie pour les étrangers, comme en témoignent les conseils aux voyageurs présents sur le site du Ministère français des Affaires Etrangères (http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/conseils-aux-voyageurs_909/pays_12191/soudan_12340/index.html).

sur un seul travailleur. Les familles dont l’un des membres a réussi à émigrer et travaille à l’étranger arrivent à se maintenir dans de meilleures conditions que les autres. La solidarité familiale qui représente une aide et une réponse certaine à la crise ne doit cependant pas être idéalisée. Elle est également une obligation morale, gênant parfois le décollage ou l’accès à un mieux vivre d’une famille nucléaire et de ses générations futures, entravant ainsi le développement.

Si les difficultés touchent l’ensemble de la population de la capitale, exception faite d’une élite extrêmement restreinte, un fossé évident sépare néanmoins les zones informelles des périphéries les plus éloignées du reste de la capitale. Les conditions de vie dans ces espaces où vivent les populations « les plus unanimement stigmatisées, les plus fragiles et les plus atomisées par des expériences de migrations forcées traumatisantes ayant fait éclater les solidarités ethniques et familiales » sont dramatiques (DENIS, op.cit.). Il existe une spirale de la pauvreté qui confine une part de la population à la marginalité absolue. La misère est si profonde que certains auteurs parlent à propos de ces quartiers « d’antimonde » (FOUAD, 1991, p. 103). Tout est de l’ordre de la survie : se loger, se nourrir, boire. La distance au centre-ville agit comme un cumulateur de handicaps. Les réseaux tardent à arriver : L’eau achetée aux vendeurs revient en fait plus cher que l’eau de la ville, obligeant certaines familles à y consacrer 15 % de leur budget(KHAROUFI, 1991, p. 6). L’éclairage à l’ampoule depuis un générateur est également plus cher en valeur absolue que le raccordement au réseau, ce qui conduit de nombreuses familles à vivre à la lampe à pétrole mais surtout au rythme du jour et de la nuit.

Le coût des transports pour gagner le centre (et donc les rares opportunités de travail) augmente avec la distance. Dans ces périphéries, le chômage est extrêmement répandu et touche en moyenne la moitié de la population active (OIM, 2005, p. 19). Les activités exercées appartiennent majoritairement aux emplois non qualifiés, sous valorisés et par conséquent très faiblement rémunérés. En outre, ils sont souvent journaliers ou payés à la tâche et ne procurent par conséquent ni garantie, ni visibilité. Le secteur informel est d’ores et déjà saturé et n’offre plus guère d’opportunité(BAKHIT, 1994, p. 254). Ce sont les femmes qui assurent de plus en plus les prérogatives familiales car elles trouvent plus facilement à s’employer comme domestiques dans les familles plus aisées de la capitale ou comme marchandes de thé dans les rues, bouleversant ainsi la place traditionnelle des hommes

réfugier dans la consommation d’alcool, dont la fabrication clandestine constitue une source de revenus non négligeable pour certaines femmes108.

Se nourrir et nourrir les siens reste la préoccupation centrale d’une majorité d’habitants de la capitale soudanaise. Dans l’étude d’Abdel Hamid Bakhit sur Mubrooka (BAKHIT etJOHAYNA, 1994, p. 267), zone d’habitat illégal d’Omdurman, le groupe qui s’en sort le mieux financièrement consacre néanmoins 50 % de ses revenus à l’achat de nourriture. Ce pourcentage augmente encore pour les populations plus vulnérables. La malnutrition est chronique, et touche plus particulièrement les enfants – qui tombent souvent malades dès leur sevrage (RAHEM, 2005, p. 55). « Dans les extensions populaires, c’est même 60 % des habitants qui doivent se contenter d’un seul repas par jour constitué essentiellement de farine (pain et bouillie de sorgho) » (DENIS, 2005a, p. 97).