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URBAINE DU GRAND KHARTOUM

Carte 11. Croissance spatiale de l’agglomération du Grand Khartoum

B. U NE CRISE URBAINE SANS REPLI SUR L ’ AGRICULTURE D ’ AUTOSUBSISTANCE ?

1. Faiblesse des stratégies d’autoconsommation dans le domaine des cultures

Dans un soucis de clarté, il convient de différencier les initiatives d’autoconsommation des zones agricoles traditionnelles (les bords des Nil) que nous avons décrites dans la partie historique, de celles des zones résidentielles où la population paupérisée serait éventuellement candidate à une pratique agricole d’autosubsistance.

a. Des agriculteurs qui abandonnent progressivement les cultures d’autosubsistance

Nous avons évoqué l’ancienneté, voire le caractère originel de l’objectif commercial des cultures irriguées de la capitale. Rappelons également que si les parcelles de la vallée du Nil réservent traditionnellement des surfaces au maraîchage, les principales cultures à la base de la subsistance sont le sorgho, les haricots blancs, la fève et dans une moindre mesure les lentilles. Le développement de la précarité dans le Grand Khartoum a-t-il poussé les agriculteurs à augmenter leur production de ce type de produits ? L’autoconsommation s’est-elle renforcée y compris sur les produits de maraîchage ?

En 1987, Eluzzai Mogga Ladu, dont l’étude porte sur trois espaces de maraîchage de l’agglomération du Grand Khartoum – Tuti, Shambat, et Geili – concluait la première partie de sa thèse sur le fait que les producteurs de ces trois quartiers avaient une longue expérience

consommation familiale était marginale (ELUZAÏ MOGGA LADU, 1987, p. 87). A la même époque, Mohamed Babiker Ibrahim et J. Davies remarquaient au contraire une légère recrudescence des cultures d’autoconsommation de légumes à Tuti (MOHAMED BABIKER IBRAHIM,etDAVIES,1991,p.118).Qu’en était-il au moment de nos enquêtes ?

La section 2 du questionnaire (Annexe 2) est consacrée au sujet de la commercialisation, et la question 2.29 consistait en : « Vendez-vous vos productions ? Cela concerne-t-il tous les produits ? L’ensemble des productions ? ». A cette question, la totalité des agriculteurs rencontrés (104 cultivateurs) ont répondu vendre l’ensemble de leur production, et la totalité des produits. Ce n’est que dans la suite des entretiens que quatre agriculteurs ont attesté réserver quelques plants de lentilles ou de gombos à la consommation familiale.

Ainsi à Abu Seïd et à Mugran des lentilles sont parfois plantées en bordure de champ, tant pour protéger du vent la culture principale que pour la consommation des agriculteurs. Nous y avons également vu quelques plants de gombos en quantité insuffisante pour être commercialisés. A Tuti, ainsi que le long de la rive ouest du Nil Bleu, il est possible de voir du maïs et des haricots blancs (lūbīā) destinés à la consommation familiale, cultivés en culture de décrue. Il est intéressant de souligner dans le cas de l’île de Tuti que les cultures d’autoconsommation sont établies sur les terres dites de jaref (berges inondables des Nil, terres basses) étroites et peu valorisées, qui s’opposent aux terres de sāgīa (terres hautes des berges [cf. croquis 1]) de meilleure qualité, où sont développées les cultures commerciales. L’article (cité plus haut ) de Mohamed Babiker Ibrahim et J. Davies sur Tuti note également que les cultures d’autoconsommation sont principalement plantées sur les terres jaref. Il ne faut cependant pas en déduire que l’ensemble des terres de jaref sont cultivées pour l’autoconsommation, ces dernières comportant également des cultures commerciales dans d’autres quartiers. C’est le cas par exemple d’Abu Seïd.

L’absence de cultures de sorgho pour la consommation alimentaire (le sorgho fourrager étant seul présent) et de fève – produits à la base de l’alimentation– est également notable.

L’objectif de commercialisation dans l’ensemble des exploitations enquêtées restait prééminent. Les pratiques culturales d’autoconsommation existent mais elles sont résiduelles, et n’occupent qu’une part infime des surfaces cultivées en irrigué.

S’appuyant sur les structures agricoles mises en place au siècle dernier avec la création de la capitale, les cultivateurs ont répondu à la crise urbaine – ou plus exactement à l’explosion urbaine – par des logiques de marché (qui seront explorées dans le détail), plutôt que par un

repli sur des impératifs de survie. Ainsi, la crise urbaine, loin de remettre en question la spécialisation des zones de cultures urbaines et périurbaines dans des cultures maraîchères, l’a au contraire accélérée.

PANORAMA 2.EXEMPLES DE CULTURES DE DECRUES (cliché A. Franck)

Ile de Tuti (octobre 2005)

Citronniers en irrigué (terre de sāgīa)

Puis culture de sorgho en irrigué (terre de sāgīa) Petite digue signalant le canal d’irrigation et du même coup la limite avec les terres inondables (terre de jaref)

On peut apercevoir deux pieds de maïs, probablement en provenance de la parcelle d’à côté

Au 1er plan : haricots bancs (lūbīā) en culture de décrue

Burri/Khartoum (octobre 2002)

Au 1er plan : culture de sorgho en décrue La plage puis le Nil Bleu

b. Le glanage comme seule possibilité des plus pauvres

Malgré la crise de subsistance qui touche une part importante des citadins109, et bien que la forme caractéristique de l’habitat traditionnel soudanais, grâce à sa cour, permette le développement de jardins nourriciers, il n’y en a pas.

L’obstacle majeur au développement des cultures d’autoconsommation en zone résidentielle est sans aucun doute le climat et les déficiences de l’approvisionnement en eau. Lorsque se procurer de l’eau en quantité suffisante pour la consommation humaine représente déjà un coût problématique, comment alors penser s’en procurer suffisamment pour cultiver ? Or sans eau, il est impossible de planter l’immense majorité des terrains de la capitale110. De plus, les quartiers les plus défavorisés, nous l’avons vu, sont situés en périphérie souvent dans les zones les plus arides, les lots y sont plus petits réduisant la part de l’espace non bâti.

D’un autre côté dans les quartiers plus aisés des classes moyennes, lorsque les familles possèdent leur maison ainsi que l’eau courante, elles n’ont que rarement recours aux cultures alimentaires. Tout au plus plantent-elles un ou plusieurs arbres fruitiers (en particulier goyaviers et citronniers) dans leur cour, mais ce n’est pas un phénomène généralisé. Le gouvernement d’Omar al-Bashir dans son ambition « d’embellir » à moindre prix la ville a, un temps, fortement conseillé, voire exigé, que chaque famille plante un ou deux arbres devant sa maison (LAVERGNE, 1999, p. 157). Il est plus commun d’y trouver des arbres ornementaux (produisant l’ombre tant recherchée) que des arbres fruitiers. Les racines de ces derniers, désignées comme particulièrement destructrices pour le bâti, jouent en leur défaveur. La pratique de petites cultures soutenant l’alimentation de la famille ne semble pas faire partie des « réflexes culturels » de la société urbaine soudanaise, comportement qui doit être mis en relation avec l’image négative du travail de la terre.

Poussés par des impératifs de survie, les catégories urbaines les plus défavorisées aspirent pourtant à une pratique agricole d’autoconsommation, comme en témoigne les opérations de glanage qui se déroulent dans les zones agricoles de la capitale soudanaise. Dans leur quête de moyens de survivre, certaines femmes (cette tâche leur semble exclusivement réservée) ont en effet recours à des opérations de cueillette. On peut voir des femmes sudistes venir tous les jours aux abords des zones cultivées pour glaner les herbes

qu’elles pourront utiliser comme fourrage. Elles les récupèrent sur les berges du Nil qui ne sont pas cultivées, les mettent dans des sacs de jute qu’elles plongent dans l’eau pour la conservation. A la fin de la journée, elles repartent dans leurs quartiers, chargées de leur butin. Leur présence constatée à maintes reprises au cours de l’enquête donne à penser que la cueillette constitue pour ces femmes une activité régulière. D’autres femmes glanent, elles, les champs cultivés. Après la récolte et après avoir demandé l’autorisation aux ouvriers agricoles, elles ramassent les légumes restant qu’elles pourront soit revendre ou échanger dans leur quartier, soit consommer. Le glanage paraît plus « rentable » dans les champs de légumes-feuilles et de salades, moissonnés plus souvent et où les rebuts sont plus importants. Bien que cette activité ne semble pas rencontrer de réactions coercitives, elle est peu développée. En outre, elle n’est pratiquée que par la gent féminine et par les couches les plus défavorisées et stigmatisées de la société, indiquant par là qu’il s’agit d’une activité particulièrement dévalorisée. Rares sont les auteurs comme Drescher qui considèrent ce type d’activité comme de l’agriculture urbaine, ou qui y font référence : « The term “urban microfarming” is used here to reflect this need for a comprehensive understanding of agricultural landuse in cities. It encompasses urban crop production, homegardening, horticulture (both vegetables and fruits) and livestock keeping. Also the gathering of wild fruits and vegetables is strategy of urban people to achieve greater food security »111. Et nous avons nous-même exclu ces activités de notre définition de l’agriculture urbaine, en ne retenant que les activités de production agricole. L’intérêt de présenter le glanage et la cueillette de l’agglomération du Grand Khartoum n’est pas de savoir si on inclut ou pas ces activités dans le concept d’agriculture urbaine, ni de les marginaliser encore un peu plus, mais d’évoquer les rares activités d’autoconsommation en lien avec les cultures auxquelles ont accès les populations qui en ont le plus besoin et d’en montrer la faiblesse.

111 « Le terme micro agriculture urbaine est employé ici pour expliciter complètement l’utilisation foncière agricole dans les villes. Il englobe la production végétale urbaine, le jardinage, l’horticulture, et l’élevage. Mais la cueillette de fruits et de légumes sauvages est également une stratégie utilisée par les citadins pour s’assurer

PANORAMA 3.GLANAGE

Collecte de fourrage, El Merkhiyat, 2003.

L’obstacle majeur à la pratique d’une agriculture d’autosubsistance des plus pauvres ne provient ni d’un manque d’initiative de leur part (les activités de glanage en témoignent), ni des difficultés d’irrigation (on pourrait imaginer un accès aux terres de jaref par exemple), mais des difficultés d’accès aux terres cultivables, ces dernières étant d’ores et déjà dûment appropriées. Que les terres soient mises en culture ou pas (comme c’est le cas pour une quantité non négligeable d’entre-elles), les pouvoirs publics attachent une grande importance à les protéger d’un éventuel squattage. Le fonctionnement du système foncier de la capitale soudanaise et en particulier la place fondamentale qui est donnée à la protection de la propriété privée empêche le développement d’un éventuel repli sur des cultures de survie.

En outre, le fait que les populations les plus défavorisées, pour lesquelles le recours à l’agriculture de survie serait salvateur, fassent l’objet d’une attention toute particulière dans le climat sécuritaire et de forte suspicion généralisée de la capitale, décourage probablement ces candidats à la mise en culture illégale des terres agricoles ; d’autant plus que ces populations, nous l’avons vu, luttent souvent déjà pour obtenir le droit d’habiter.

Le recours aux cultures d’autoconsommation est par conséquent extrêmement limité puisque les habitants dans le besoin et désireux de les pratiquer n’y ont pas accès, que les classes moyennes (également dans le besoin, ne l’oublions pas) ne les développent que peu (uniquement au travers de la plantation d’arbres fruitiers et encore ce n’est pas généralisé) et enfin que les agriculteurs, profitant de la demande urbaine pour développer les cultures commerciales les abandonnent.