• Aucun résultat trouvé

URBAINE DU GRAND KHARTOUM

CHAPITRE 2. AGRICULTEURS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI

A. U N DETERMINANT ESSENTIEL DANS L ’ ACCES AUX TERRES DE MARAICHAGE

3. D’autres formes d’accès aux cultures que la propriété foncière

Il s’agit maintenant de présenter les autres formes d’accès au foncier et au travail de la terre que la propriété sans perdre de vue l’angle d’approche que s’était fixée cette analyse, à

144 Nous avons ici donné l’exemple de la mahaliya de Khartoum pour laquelle la localisation en ville ne fait pas question, mais les chiffres sont du même ordre pour l’ensemble de l’Etat de Khartoum – où les femmes sont propriétaires de seulement 1,4 % du total des exploitations (MINISTRY OF FINANCE AND ECONOMY/ CBS/ MINISTERE DE L’AGRICULTURE, 1998, tableau 2.1).

145 Le roman de Tayib Salih, La saison de la migration vers le Nord, offre en marge du récit une image claire et complexe de la place de la femme dans un village du bord du Nil, (SALIH, 1996). Ce roman a d’ailleurs été choisi

savoir appréhender le rôle de l’ancienneté de la présence en ville dans l’accès à l’activité agricole. Nous différencierons les formes d’accès au foncier agricole – traitées dans un premier temps –, des formes d’accès au travail de la terre sans arrangement d’ordre foncier.

a. Accès à la terre

Il est une première forme d’accès au foncier où le cultivateur (et sa famille) ne possède pas de titre de propriété malgré une exploitation ancienne de la parcelle, remontant aux premières décennies du siècle dernier, et correspondant le plus souvent au défrichage initial de la terre concernée. Cette forme d’accès à la terre est désignée par l’expression soudanaise

wada، el yad, littéralement « main mise », et se caractérise par la précarité. Les cultivateurs

concernés sont soit les oubliés du “Unregistered Land Act” du 6 avril 1970146

, soit dans une situation où la terre qu’ils exploitent depuis toujours appartient à une tierce personne ou au gouvernement qui ne leur en a jamais contesté l’usufruit. Ils sont assimilés dans le recensement agricole de 1997-1998 à des squatters, et ne sont donc protégés par aucun cadre législatif. En cas de nouvelle utilisation du terrain, seule la récolte semée peut faire l’objet d’une compensation.

Néanmoins, cette forme d’accès à la terre s’apparente à la propriété privée au sens où les personnes concernées se sentent propriétaires de la terre, y sont attachées affectivement, de manière ancienne et familiale. Ce groupe d’agriculteurs usufruitiers apporte un témoignage supplémentaire sur la situation foncière agricole de la capitale soudanaise ; leur établissement dans la capitale remontant toujours à la génération précédente, ils sont originaires de la vallée du Nil tout comme les « vrais propriétaires » (ceux possédant des titres de propriétés). Ce groupe d’agriculteurs présente de nombreuses similarités avec le groupe des propriétaires à cela près que la précarité de leur statut agricole va le plus souvent de pair avec une précarité économique ; ils travaillent d’ailleurs généralement eux-mêmes les terres.

Les formes récentes de squattage de terre en vue d’une utilisation agricole (par opposition au squattage pour l’habitat) sont, pour ce qui est des berges des Nil, rares parce que très surveillées, et dans tous les cas difficiles à constater (cf. Encadré page suivante).

Les autres formes d’accès à la terre consistent plutôt en différents arrangements entre propriétaires et cultivateurs. Ces partenariats sont à durée déterminée.

146 Par lequel, rappelons le, débute l’enregistrement massif des terres soudanaises au cadastre, étant établi que toute terre non enregistrée à cette date deviendrait propriété de l’Etat.

Ainsi, la moitié des cultivateurs rencontrés (49 %) exploitent des parcelles ne leur appartenant pas et dont ils partagent certaines dépenses et les bénéfices avec le propriétaire. Dans l’agglomération du Grand Khartoum, ce partage se fait généralement au nūs (à la moitié), ou plus rarement au tilit (au tiers : un tiers pour le métayer, un tiers pour le propriétaire et le dernier pour payer l’irrigation). Ce partenariat est un métayage147 ; il apparaît dans le “Civil Transaction Act” de 1984 sous l’appellation muzara’a où sont développés tous les aspects et possibles applications de ce bail agricole (GORDON, 1986, pp. 161-162). Il y est par exemple spécifié que le propriétaire doit livrer la terre en état d’être cultivée, c’est-à-dire avec des moyens d’irrigation en fonctionnement. D’autres aspects, telle que la décision du type de cultures sont plus ouverts et tiennent plus du compromis entre les deux partis. Dans le Grand Khartoum, ces contrats concernent les terres cultivées en légumes et/ou en fourrage (et non les vergers), et sont établis pour une saison agricole dont la fin est généralement marquée par l’arrivée des pluie et des crues (juillet environ)148.

L’article de Gordon sur le “Civil Transaction Act” de 1984 fait référence à un autre type de partenariat agricole appelé musakat s’appliquant uniquement dans les vergers, et basé également sur le principe du partage de la récolte (GORDON, 1986, p. 163). S’il a bien été constaté que les vergers de la capitale sont soumis à un système de bail différent des autres terres – au sens où elles ne sont jamais confiées en métayage au nūs – le système que nous avons rencontré semble plus monétarisé que la description qu’en donne Gordon. Il ne s’agit plus d’un partage des récoltes, mais d’une location de verger à durée déterminée (versée en argent au propriétaire), moyennant la totalité du bénéfice des récoltes pour le travailleur. Abdel Rahim Mohamed loue à Shambat (Khartoum Nord) un feddān (0,42 ha) de citronniers (30/40 arbres) pour une durée de six mois. Il a versé au propriétaire 1 100 000 L.S. (300 euros environ) et il doit encore payer les moyens d’exploitation (irrigation en particulier).

147 Il est intéressant de noter que l’origine du mot français métayage vient de l’ancien français moitoiage : convention par moitié.

148 Le poids des saisons est très contraignant dans les cultures. Bien que l’agriculture soit irriguée, l’impact des variations climatiques sur le choix et la succession des produits cultivés ainsi que sur l’intensité de la production

Une maîtrise foncière, révélatrice d’un climat sécuritaire

Les efforts des pouvoirs publics pour garantir la propriété privée ont déjà été évoqués ; cependant, il s’agit au travers de l’exemple qui va suivre (dont nous avons été témoin) d’illustrer l’ampleur des efforts déployés, et de montrer que ces derniers dépassent parfois jusqu’aux velléités des propriétaires eux-mêmes.

Monsieur A.A. Aziz fait partie des notables de Khartoum, et possède dans le quartier de Hillat Kuku (Haj Yussef ; Khartoum Nord) une terre agricole sur les berges du Nil Bleu qu’il n’utilise pas et où il ne se rend pour ainsi dire jamais. Le gardien qu’il emploie pour surveiller sa propriété cultive avec son autorisation une partie de la terre en question. En septembre 2003, A.A. Aziz s’est vu accuser par le gouvernement d’héberger des squatters sur sa terre sous le prétexte du risque sanitaire que cela représentait ; il s’est vu contraint de payer une amende et remettre une injonction de porter plainte contre les squatters. Avant que les autorités publiques ne se manifestent A.A. Aziz ignorait que sa terre était squattée et ne paraissait pas en être affecté outre mesure.

Au commissariat d’Haj Yussef où nous nous sommes rendus, A.A. Aziz a manifesté son refus de porter plainte contre les squatters. Les agents présents se sont escrimés à lui faire comprendre la gravité de la situation, lui expliquant le risque qu’il encourait de perdre sa propriété dans le cas où les squatters n’auraient pas déguerpi. Dans la mesure où ce sont les autorités qui sont dérangées par les squatters et non lui, A.A. Aziz considère que c’est aux autorités de régler la situation. Il ne tient pas à faire déguerpir qui que ce soit. Usant de son statut social, A.A. Aziz obtient que des agents l’accompagnent sur sa propriété.

Sur place, le gardien louait effectivement des emplacements à six familles depuis quelques mois, et a plaidé l’impossible refus d’hospitalité aux membres de sa famille. Les autorités leur ont donné une semaine pour vider les lieux.

Au delà de l’histoire et de la personnalité sans nul doute atypique de A.A. Aziz, cet exemple atteste du contrôle des pouvoirs publics sur le foncier mais surtout sur les populations et rend compte en même temps des difficultés de squattage des terres agricoles, et du climat sécuritaire qui règne dans la capitale.

Les terres sans arbre fruitier peuvent également être louées selon les mêmes modalités que les vergers, mais c’est plus rare, les légumes rapportant souvent moins. Nous n’avons croisé qu’un exemple à Mugran : Ahmed El Haj Mohamed Nur loue tous les ans une parcelle équipée (pompe) d’un demi feddān à Mugran pour cultiver les aubergines et les courgettes le

temps de la saison. La terre lui a coûté 600 000 L.S. (160 euros environ) qu’il paye en deux fois : la moitié en arrivant, l’autre en repartant. Les parcelles non équipées de moyen d’irrigation se louent également, mais bien moins cher puisqu’elles ne permettent que la culture de décrue. Sur les berges d’Omdurman, le cultivateur rencontré payait 15 000 L.S. pour avoir accès à un feddān de terre de décrue, et 6000 L.S. par mois d’exploitation (de septembre à novembre).

Ce type de contrats dans lesquels le propriétaire d’une terre en abandonne à quelqu’un la jouissance pour un temps déterminé moyennant un prix fixé correspond en tous points à la définition du fermage.

Un dernier type de partenariat agricole concernant l’accès à la terre a été repéré lors de l’enquête de terrain : l’achat de la parcelle plantée. Celui-ci concerne principalement les espèces très périssables comme le jirjīr (roquette) par exemple. La parcelle est achetée lorsque les plantes sont arrivées à maturité. L’acquéreur se contente alors de récolter (ou plus souvent de faire récolter) et de vendre. Dans le cadre d’une étude filière, cet acteur se situerait plutôt du côté des marchands grossistes que du côté des producteurs. En effet, il est absent de l’ensemble des stades de production à l’exception de la récolte ce qui, compte tenu de la fragilité des produits concernés, lui offre la possibilité de maîtriser et de limiter au maximum le temps entre la récolte et la vente. C’est pourquoi il n’entrera pas en compte dans la typologie des producteurs agricoles.

Pour ces trois arrangements fonciers entre cultivateurs et propriétaires (métayage, fermage et achat de parcelle plantée), l’ancienneté en ville, ainsi que l’appartenance au groupe des citadins de vieille souche ne semblent pas jouer de rôle particulier. En effet, les cultivateurs relevant de ces trois situations que nous avons rencontrés étaient dans 95 % des cas des migrants (récents pour la plupart), et aucun d’entre eux n’appartenait au groupe des

’awlād el balad.

Les modalités d’accès au foncier déterminent des statuts agricoles distincts et complètent la typologie des cultivateurs – entamée avec la dichotomie propriétaires/non propriétaires – en permettant de distinguer trois groupes chez les cultivateurs non propriétaires.

Un groupe d’usufruitiers (wada، el yad) dont l’usage de la terre qu’ils cultivent

s’enracine dans l’histoire commune de la ville et de leurs familles. Ils se comportent à ce titre comme des propriétaires, avec lesquels ils partagent d’ailleurs de nombreuses caractéristiques

Un groupe (le plus important) de métayers agricoles migrants, engagés principalement dans les cultures de légumes et de fourrage le temps d’une saison au moins.

Un groupe de fermiers dont les caractéristiques sociodémographiques sont proches de celles du groupe précédent, même si les partenariats agricoles nécessitant l’avance d’argent en numéraire témoignent toujours d’une plus grande aisance financière et donc de potentialités accrues chez les locataires ou fermiers que chez le métayers. Les fermiers sont comme les métayers très majoritairement migrants.

b. Accès au travail de la terre sans arrangement d’ordre foncier

Pour que notre tour d’horizon de l’accès à la pratique culturale dans l’agglomération du Grand Khartoum soit complet, il nous reste deux dernières modalités à présenter. Elles se différencient des précédentes par le fait qu’elles ne reposent pas sur un arrangement foncier entre propriétaire et travailleur. Il s’agit plutôt de deux formes d’emploi, et donc de contrats passés entre le responsable de la terre – que celui-ci, soit le propriétaire, le métayer ou le fermier – et un ouvrier agricole pour accomplir un travail.

Les stades de production dans les cultures – préparation de la terre, semis, récolte – sont responsables d’accélérations du rythme et de la quantité de travail requise. Les emplois de journaliers et de tâcherons y sont donc importants. On peut noter des pics d’activité autour des mois de novembre, décembre et février (ABDEL SADIG AHMAD EL BASHIR,1984,p. 23).

La dernière forme d’emplois rencontrée dans le domaine des cultures est le salariat sur une base mensuelle149. Ce dernier semble réservé aux vergers – c’est du moins l’unique situation dans laquelle nous l’avons repéré – dont l’entretien ne se borne pas aux périodes productives mais s’étend sur l’ensemble de l’année. Seuls les propriétaires fonciers font appel à ce type de contrat.

Avec ces deux derniers types d’emploi agricole, l’ensemble des situations rencontrées sur le terrain a été présenté. La typologie des cultivateurs de la capitale soudanaise, fonction des différentes formes d’accès à l’activité agricole peut être établie.

149 Nous entendrons ici et pour les chapitres qui suivent « salariat » dans un sens étroit, désignant un emploi permanent (annuel), rétribué régulièrement (ici sur une base mensuelle mais qui peut également être journalière ou autre) et sur une base fixée à l’avance.

Graphique 2. Détails des différents emplois ou statuts agricoles chez les cultivateurs du Grand Khartoum Propriétaire Propriétaire-travailleur Wada، el yad Fermier Métayer Salarié permanent Tâcheron ou journalier Source: enquête personnelle (2001-2005)

Reste à préciser que chez les journaliers et les tâcherons comme chez les salariés, la présence de migrants est également la règle. En outre, un seul journalier rencontré appartenait à l’ethnie Mahas témoignant une fois de plus de la baisse du travail de la terre chez les citadins de vieille souche. Autrement dit les profils de migration des travailleurs agricoles et des propriétaires (que ces derniers cultivent eux mêmes leurs terres ou non) sont diamétralement opposés. En particulier si, compte tenu de leur proximité historique et anthropologique, on inclut les cultivateurs "wada، el yad" au groupe des propriétaires

Graphique 3. Comparaison des profils de migration des propriétaires fonciers et des cultivateurs non-propriétaires

Profils de migration de s propriétaires foncie rs et des Wada' el yad

83% 17%

nés en ville migrants

Source: enquête personnelle (2001-2005)

Profils de migration des cultivateurs non-proprié taires et non Wada' e l yad

8%

92%

nés en ville migrants

Source: enquête personnelle (2001-2005)

Enfin, si l’agriculture peut être (nous l’avons vu) pour les propriétaires une activité principale, secondaire, voire un simple revenu annexe, la situation est bien différente du côté des cultivateurs non-propriétaires.

Pour la comprendre, il est bon de rappeler que travail temporaire ne signifie pas nécessairement activité secondaire. Tout est ici question de temporalité. Pour l’ensemble des 90 ouvriers agricoles interrogés, l’agriculture était la seule activité à l’époque où nous les avons rencontrés.

On peut légitimement penser que la durée du travail ou de la tâche confiée influe sur l’importance que prend l’activité agricole urbaine dans la vie du travailleur. Cependant, si on considère les journaliers (ce qui correspond à la durée minimale de travail rencontrée), une majorité d’entre eux tente d’enchaîner des contrats qui, pour des raisons de réseaux et de bassins d’emplois, restent souvent circonscrits au domaine agricole. Certains travailleurs se spécialisent même dans un ou deux types de récolte, et offrent successivement leur service

aux différents propriétaires d’un quartier par exemple. Si l’activité agricole est encore, dans le cas des journaliers, la seule activité pratiquée, elle est par contre plus interchangeable. En effet, dans ce cadre, l’agriculture n’offrant pas de stabilité et donc de sécurité, toute autre opportunité de travail est susceptible d’être saisie. C’est le cas par exemple de Mohamed Al Tom Al Doumma qui, n’ayant pas trouvé de place fixe, est journalier à Mugran. Il travaille pour trois, quatre propriétaires différents, ce qui revient à être embauché tous les deux jours environ. Récemment, la construction d’une digue dans le quartier lui a permis d’être manœuvre sur le chantier pendant deux semaines. « J’ai toujours été agriculteur, mais si je trouve un autre travail, n’importe quoi d’autre, je le prends tawāli 150».

L’agriculture, pour les cultivateurs non propriétaires, n’est en conséquence jamais (ou exceptionnellement) combinée dans le même temps avec une seconde activité. Par contre, les contrats temporaires (quelle que soit leur durée) peuvent permettre la pratique d’une autre activité à un autre moment, et surtout (nous le verrons), en un autre lieu.

L’ancienneté de l’établissement dans l’agglomération du Grand Khartoum en déterminant très clairement l’accès à la propriété foncière agricole est source d’une forte dichotomie entre propriétaires fonciers et cultivateurs non propriétaires. Celle-ci s’exprime nettement dans les rapports d’exploitation avec d’un côté des chefs d’exploitation ayant la possibilité d’exercer une autre activité, s’impliquant le moins possible dans l’exercice du travail de la terre, et d’autre part des travailleurs dont l’agriculture est la seule ressource. Cette dichotomie repose également sur des profils de migration opposés qui traduisent des origines ethniques et régionales différenciées.

Le poids considérable de l’ancienneté de la présence en ville dans le domaine des cultures repose donc principalement sur son influence sur l’accès à la propriété foncière dont on connaît la singularité. C’est la raison pour laquelle nous l’avions différenciée de l’accès à la propriété d’un troupeau. Il convient maintenant d’analyser l’influence de ce même facteur "d’ancienneté en ville" sur les activités d’élevage.