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URBAINE DU GRAND KHARTOUM

Carte 8. Omdurman durant la Mahdiya

b. Omdurman, cité religieuse aux portes du désert

Omdurman, aux portes du désert, Omdurman, la nomade, Omdurman tournant le dos au Nil et à Khartoum : le corpus bibliographique abonde de ces qualificatifs. La nouvelle ville qui s’élève à la gloire du prophète et de son envoyé, le Mahdi, s’ouvre en effet vers le désert de la Bayuda et l’ouest, autrement dit vers les forces vives qui ont porté le mouvement (les Baggāra de l’ouest du pays et les tribus riveraines du Nord Soudan, Danāgla en particulier). On construit en priorité la grande mosquée (dont la place attenante peut accueillir jusqu’à 10 000 fidèles) autour de laquelle s’organise la ville et la vie. Cet ensemble est complété par le mausolée du Mahdi, le palais du Khalifa et en direction du Nil, la Trésorerie. Plus tard, un rempart en torchis bâti le long du Nil protégera ce centre, symbole de l’orientation de la ville, dos au fleuve.

La nouvelle capitale explose littéralement. Comptant 240 habitants en 1884, Omdurman devient quelques années plus tard, la plus grande ville jamais connue au Soudan (au moins 70 000 habitants65). Le déplacement forcé des populations de Khartoum est le point de départ de cet accroissement démographique. L’armée du jihād ainsi que la garde personnelle du Khalifa, séparée en plusieurs bannières, forment également les premiers quartiers de la ville et déterminent un premier agencement urbain66. Les civils venus de tout le pays ne tardent pas à affluer vers Omdurman attirés par les opportunités de travail ou chassés de leur terre par les famines (1889-1890 en particulier). Cependant, le brassage des populations n’a pas, ou peu lieu ; le communautarisme se traduit dans l’espace, chaque quartier regroupant des gens de même origine géographique. De la même manière, chaque communauté se voit attribuer une place distincte sur l’esplanade de la mosquée pour la prière obligatoire du vendredi67. Sur le plan architectural par contre, la capitale est homogène. De nombreux groupes abandonnent leur case traditionnelle à toit de paille conique, et la maison en torchis, basse et rectangulaire, à toit en terrasse s’impose. Alignées sur des ruelles étroites, ces constructions s’étendent déjà sur 11 km du nord au sud en 1888 (SLATIN, 1898, tome 2, p. 739).

65 Avoir une idée exacte de taille de la capitale à cette époque est difficile compte tenu de l’importance des écarts d’une source à l’autre. Ainsi, EL BUSHRA EL SAYEED (1971, p.15) et MAC LEAN (1980, p.137) parlent de 150 000 personnes, ColetteDUBOIS (1991, p.21) de 70 000, CatherineCOQUERY-VIDROVICTCH (1993, p.244) d’une ville de 100 000 habitants, peut-être 150 000, et enfin HAMID GAMAL (1996, p. 21) évoque 400 000 personnes.

66 Les bannières correspondaient à différentes troupes, mais également à des divisions régionales. Elles étaient localisées en des espaces distincts de la ville.

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« Cet afflux posa les premiers problèmes de ravitaillement, conduisant même à des disettes meurtrières, et il inaugura la destruction du fragile environnement végétal de la ville. La steppe à acacias a reculé vers le sud, au fur et à mesure que les besoins en bois augmentaient »(LAVERGNE, 1997, p.53). Le déplacement forcé des populations de la Gezira à Omdurman (afin que le Khalifa soit assuré de leur soumission totale), ainsi que la lourdeur de l’impôt auquel sont soumis les paysans de cette région68 entraînent une diminution des productions de la Gezira, principal pourvoyeur de céréales de la ville. Ces problèmes d’approvisionnement obligent le Khalifa à prendre des mesures, et dès 1890, les irréguliers de l’armée sont parfois autorisés à quitter Omdurman pour se consacrer aux travaux agricoles. L’article de Lobban évoque également ces difficultés de ravitaillement en faisant état du pillage des denrées agricoles du village d’Eilafun par les soldats du Khalifa (LOBBAN 1971, p.30).

L’extension de la ville s’effectue principalement le long du fleuve pour des raisons évidentes d’accès à l’eau mais également parce qu’une grande part de la population cultivait les berges du Nil et du Nil Blanc(WINTERS, 1977, p. 517). Cependant, Omdurman n’offre pas les mêmes conditions de cultures que Khartoum. L’espace alluvial y est bien plus étroit, et les terres de l’intérieur, beaucoup moins fertiles.

« La plaine d’Omdurman est d’une nudité absolue, pas un arbre, pas un maigre buisson n’émerge de ses sables dont l’horizon semble reculer à mesure que le voyageur s’avance » (ABBATE PACHA, 1906, pp.19-20). Cette citation illustre pleinement la différence environnementale avec Khartoum.

L’espace alluvial s’élargit, au niveau d’Abu Seïd, mais totalement immergé pendant la crue, il se couvre à la décrue d’une mauvaise herbe qui a donné son nom au quartier (se،id69) et qui alourdit considérablement les travaux de préparation de la terre. Cette zone reste néanmoins cultivée jusqu’à aujourd’hui, et demeure administrativement découpée en sāgīa, signe de son irrigation précoce. Le travail de terrain nous a par ailleurs appris que les premiers habitants d’Abu Seïd possédaient, en plus des sāgīa, des parcelles d’agriculture pluviale à l’intérieur des terres, aujourd’hui disparues au profit de l’urbanisation. Les cultures n’étaient donc pas totalement absentes d’Omdurman, et malgré des conditions peu favorables, la ville participait au moins pour une maigre part à son approvisionnement.

L’élevage était également présent, et l’ouvrage de Slatin (1898, p.736) y fait référence. Il déplore en particulier le fait que les meilleurs pâturages soient alloués aux parents du Khalifa (de la tribu Tai،sha). L’importance de l’élevage dans la tradition soudanaise, les liens privilégiés que la ville et le régime entretenaient avec l’ouest du pays (formidable réserve de bétail du pays), l’afflux massif de populations de ces régions (auxquelles appartiennent les Tai،sha70), et enfin le nombre de bouches à nourrir laissent penser qu’un nombre important de troupeaux arrivaient et séjournaient à Omdurman et dans ses alentours. La carte de Slatin indique d’ailleurs qu’un bloc du marché était réservé au fourrage. Un autre indice conforte cette hypothèse : un très vieux quartier d’Omdurman sur le Nil, porte le nom de mowrada, ce qui en arabe signifie lieu où les troupeaux s’abreuvent. Enfin, une majorité d’habitants de souche du quartier d’Abu Seïd (qui, nous l’avons vu, se trouve au bord du Nil) travaille aujourd’hui comme bouchers et un nombre élevé de travailleurs exerçant cette profession sur le Grand Khartoum provient du quartier. D’après les entretiens qui y ont été menés, c’est par « héritage », par « tradition » que l’on devient boucher. Le fait que cette population très anciennement établie à Omdurman et plus précisément au bord du Nil soit spécialisée dans cette branche est également un élément qui renforce notre hypothèse.

Plus qu’une ville agricole, Omdurman était avant tout une ville de marché, ce qui compte tenu du nombre d’habitants se conçoit volontiers. Elle fut considérée à l’époque comme l’un des plus grands souks de l’Afrique (EL-BUSHRA EL-SAYED, 1971, p.16). La région du Nord Soudan envoie à Omdurman de grandes quantités de dattes sèches. Les routes de l’ouest y apportent en particulier la gomme arabique (monopole d’Etat) du Kordofan, sans oublier les esclaves. Les produits alimentaires locaux y étaient relativement bon marché car « les habitants qui vivent du produit de leurs champs et de l’élevage du bétail, sont forcés de vendre pour vivre et pour payer leurs impôts » (SLATIN, 1898, p. 708). On retrouve ici encore la preuve de l’ancienneté du caractère commercial de l’agriculture dans l’agglomération du Grand Khartoum déjà mis en place durant la Turkiya.

Sur le plan agricole, d’autres facteurs s’inscrivent dans la continuité historique, avec en particulier la prééminence de l’axe sahélien pour la ville d’Omdurman. Les facteurs physique et de localisation contribuent, il est vrai, à cette permanence. Ainsi, Omdurman reste la ville où convergent de nombreux éleveurs de l’ouest du Soudan et accueille le plus grand marché aux bestiaux de la capitale. Ses quartiers prennent parfois l’appellation farīg, terme à connotation tribale qui désigne chez les populations nomades le campement, et correspond par

70 Les Tai،sha appartiennent au groupe des Baggāra ce qui littéralement veut dire « vachers » en référence à leur activité traditionnelle de pasteur bovin.

conséquent à la plus petite unité lignagère. Dans le domaine des cultures, l’opposition avec Khartoum reste réelle, ces dernières étant bien moins présentes à Omdurman.

C’est sur le plan identitaire que cette période aura le plus marqué la conscience nationale. Et, bien que les fidèles du Mahdi n’aient probablement pas eu conscience de créer une ville au moment de leur installation, Omdurman survivra à la Mahdiya. Elle restera dans les esprits La Ville historique et soudanaise de la conurbation du Grand Khartoum et deviendra un creuset de l’identité citadine.

2. La période du condominium anglo-égyptien

Le 2 septembre 1898, la défaite sanglante de Karari71 (collines au nord d’Omdurman) contre les troupes anglo-égyptiennes met un terme à la Mahdiya. A la tête des troupes, Sir Herbert Kitchener s’empare d’Omdurman le jour même. Malgré la faiblesse des dégât causés par les bombardements dans la ville, Kitchener choisit les ruines de Khartoum pour fonder le centre de la capitale de ce qui sera bientôt un condominium anglo-égyptien (décrété le 19 janvier 1899).

a. Naissance de la conurbation

Kitchener est déterminé à installer la capitale sur le site de Khartoum. Ses urbanistes sont eux d’avis d’opter pour la rive droite du Nil Bleu (l’emplacement de l’actuelle Khartoum Nord). Le choix de Kitchener a pour objectif d’affirmer une rupture avec le régime précédent et de rétablir la continuité avec la Turkiya. Cependant, l’heure est à la colonisation britannique et il ne s’agit nullement d’un retour à l’ancien régime égyptien72.

Khartoum est bâti très rapidement, et en 1906, le Dr Abbate Pacha s’étonne du résultat : « Aujourd’hui, comme par enchantement une ville imposante et grandiose s’est élevée là où l’on ne voyait même pas des ruines. (…) Les repères de la vieille ville ont disparu, les ruines ont été balayées, mais la configuration du sol est restée la même, et cela suffit à l’histoire de Khartoum »(ABBATE PACHA, 1906, p.15 et p.16). L’auteur entend par là qu’une nouvelle fois, la ville se construit sur son site et s’étend le long du Nil. Cependant, les

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conditions de sa construction sont différentes. « Alors que la vieille Khartoum avait grandi autour de son centre religieux et marchand, mais surtout le long de la berge nilotique pour conforter ses liens avec l’Egypte, la nouvelle cité naît d’abord sur le papier, avant de prendre forme dans le paysage. C’est la première fois qu’un plan d’occupation du sol est conçu, adoptant une trame viaire en damier, prévoyant espaces non bâtis et îlots de construction, déterminant les lieux où s’élèveraient les bâtiments publics » (DUBOIS, 1991, p. 26). Son statut de ville coloniale est clairement inscrit dans la trame urbaine de son centre qui reproduit le dessin de l’Union Jack73. La ville est également coloniale et ségréguée dans son peuplement puisque ce sont les faubourgs, qui s’étendent à l’extérieur de la ville coloniale, qui reçoivent les premières vagues de migrants soudanais.