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URBAINE DU GRAND KHARTOUM

Carte 12. Origines régionales des agriculteurs urbains migrants du Grand Khartoum

2. Des migrations économiques : les unes saisonnières, les autres plus durables

Qu’il s’agisse de l’élevage laitier ou des cultures, les raisons économiques tiennent une place prédominante dans les causes de la migration dans la capitale soudanaise. Nul doute que dans la plupart des cas, les travailleurs agricoles migrants, y compris les plus défavorisés, gagnent avec un emploi dans la capitale plus que dans leur région d’origine. Et même lorsque ce n’est pas le cas, la ville est tout de même ressentie comme un lieu offrant de plus grandes possibilités d’ascension sociale. Dans la capitale s’ajoute l’avantage d’une rémunération en numéraire. Les enquêtes par questionnaire abondent de témoignages allant dans ce sens : « Je préfère Khartoum car ici je peux gagner ma vie ; là-bas [Kordofan], il n’y a pas de travail159», « Lorsque je n’ai pas assez d’argent, je viens à Khartoum160 », etc.

Quelle que soit l’activité agricole concernée, les causes de la migration invoquées par les agriculteurs sont identiques contrairement à la durée de la migration en ville qui semble séparer une nouvelle fois les domaines de l’élevage laitier et des cultures. A y regarder de plus près en effet, les migrants les plus récemment arrivés ne sont pas les mêmes et ne désignent pas les mêmes projets de vie selon que l’on considère l’une ou l’autre activité agricole : pour les cultivateurs, le projet de migration dans la capitale est avant tout saisonnier, quand il est plutôt à durée indéterminée (au sens de plus durable) pour les éleveurs laitiers (cf.Graphique 7).

Il est à ce propos utile de se souvenir que les typologies des cultivateurs et des éleveurs laitiers établies en première partie de ce chapitre avaient clairement illustré que les activités, conditionnées par différentes modalités d’accès ainsi que par des rythmes de production différents, suscitent des besoins de main-d’œuvre spécifiques auxquels correspondent des statuts et des emplois différenciés. Pour schématiser, on trouve d’un côté les activités culturales où le caractère saisonnier domine le domaine de l’emploi, et d’un autre côté l’élevage laitier où les saisons n’ont que peu d’influence sur les besoins en main-d’œuvre161. Si, en outre, on s’appuie sur un troisième exemple, celui de l’élevage de vache à viande, il apparaît que chacune des activités agricoles organise des réseaux d’emploi distincts dans lesquels le caractère saisonnier ou non de l’activité tient une place centrale.

159 Awad enquête de 2003 (Mugran).

160

Al Hadi Sabun, enquête de mai 2002, (Abu Seïd).

161 Le Dr Abdel Sadig Ahmad El Bashir met en place des modèles mathématiques pour estimer les besoins de main-d’œuvre dans l’agriculture soudanaise ; celui concernant les cultures est établi mensuellement, contrairement à celui concernant les élevages qui est calculé sur la seule base du cheptel (ABDEL SADIG AHMAD

Graphique 7. Comparaison des chronologies de migration des cultivateurs et des éleveurs laitiers Périodes d'arrivée dans la capitale des cultivateurs

migrants 58% 9% 9% 11% 5% 8% moins d'un an entre 1 et 5 ans entre 5 et 10 ans plus de 10 ans plus de 20 ans plus de 30 ans Source:enquête personnelle (2001-2005)

Périodes d'arrivée dans la capitale des éleveurs laitiers migrants 10% 14% 31% 35% 10% moins d'un an entre 1 et 5 ans entre 5 et 10 ans plus de 10 ans plus de 20 ans Source:enquête personnelle (1999-2005)

Pour rendre plus aisée la démonstration, nous avons revu les catégories de chronologie de migration, non plus en fonction des dates d’arrivée (après 2000, par exemple) mais en fonction de la périodicité de l’arrivée (il y a 1 an, 10 ans, etc.) de manière à faire mieux ressortir, malgré la durée de notre enquête de terrain, les migrations saisonnières. La comparaison des structures de migration des deux activités fait apparaître de profondes dissemblances.

La proportion six fois plus importante de migrants arrivés dans l’année chez les cultivateurs est notamment remarquable. Certes, la seule catégorie « moins d’un an » ne permet pas d’affirmer la saisonnalité de la migration ; cependant les réponses aux questionnaires ainsi que les discussions qui les ont accompagnées nous en assurent. Nombre de cultivateurs n’en sont d’ailleurs pas à leur première expérience de saison agricole dans l’agglomération. Taher a 31 ans et déclare venir à Khartoum faire la saison tous les ans

pluies a été mauvaise sur leur terre. Cependant, les trajectoires ne sont pas toujours aussi simples et une intention de passer la saison agricole à Khartoum peut déboucher sur des séjours beaucoup plus longs si le pécule amassé ne suffit pas à regagner la région d’origine. La catégorie de cultivateurs arrivés « entre 1 et 5 ans » dans la capitale correspond souvent à ce schéma. Plusieurs cultivateurs ont ainsi été croisés à plusieurs années de suite dans le même quartier de maraîchage. « Je ne suis pas rentré, je n’avais pas assez d’argent pour ça. Je travaille toujours pour le même propriétaire, mais les cultures viennent juste de recommencer à Mugran 162»

Du côté de l’élevage laitier, la représentation des différentes périodes d’arrivée dans la capitale est plus équilibrée. Les migrants récents sont néanmoins nombreux puisque 55 % des éleveurs interrogés sont arrivés dans la capitale il y a moins de dix ans. Si on ne considérait que les travailleurs non propriétaires, la part des migrants récents augmenterait encore.

La périodicité des arrivées n’est pas le seul élément capable de souligner la différence de dynamiques migratoires qui existe entre les deux activités. En effet, il est essentiel de noter également que le désir de retour dans les régions d’origine est exprimé quasi unanimement chez les cultivateurs (plus de 8 cultivateurs interrogés sur 10), quant il se fait plus rare chez les éleveurs (moins d’un éleveur sur deux). Les conclusions du travail de maîtrise sur le quartier d’élevage laitier d’El Merkhiyat montrait que l’installation des éleveurs dans ce quartier correspondait dans la majorité des cas à un changement de vie à long terme. Les éleveurs, peu nombreux, dont le projet était de quitter le Grand Khartoum, s’étaient souvent installés sous la contrainte. L’établissement des habitants du quartier apparaissait donc durable (FRANCK, 2000, p. 52).

L’analyse des regroupements familiaux atteste également de la divergence de projet de vie en ville. Les éleveurs non propriétaires sont majoritairement des hommes non mariés sans famille nucléaire à charge. Cependant, lorsque l’on a affaire à des hommes mariés, leurs familles les accompagnent généralement. Elles sont logées dans la capitale, ce qui témoigne d’un certain engagement d’y vivre. Les cultivateurs au contraire sont pour la plupart mariés mais leurs familles sont dans l’immense majorité des cas restées dans les régions natales, sans qu’il y ait de projet de les faire venir.

162

En revanche, chez les cultivateurs comme chez les éleveurs, la venue dans la capitale, par le gain financier qu’elle doit permettre de réaliser, semble pour les jeunes hommes procéder du projet de mariage163.

Au travers des modalités de mariage s’illustrent aussi les liens puissants qui subsistent avec la région d’origine, et ceci, quel que soit le type de migrations. En effet, l’écrasante majorité des agriculteurs rencontrés s’étaient mariés dans leur région natale, le plus souvent dans leur village et généralement au sein de leur propre famille, ou désiraient le faire selon ce schéma. S’il est vrai que l’endogamie est quasiment généralisée chez les populations du Nord Soudan (nous l’avons déjà évoqué au sujet des populations souches, et des Mahas en particulier) et persiste à des degrés divers dans la capitale (ABDELRAHMAN et MORGAN,1987), son caractère systématique au sein de l’échantillon d’agriculteurs mérite néanmoins d’être souligné : 75 % des agriculteurs mariés l’étaient à leur cousine germaine, et 95 % à une femme appartenant au même groupe tribal qu’eux. A. I Abdelrahman et Philippe Morgan notent l’importance de l’origine rurale des populations dans la permanence du modèle matrimonial traditionnel en ville (ABDELRAHMAN et MORGAN, 1987, p. 409). En outre, au sein de notre échantillon d’agriculteurs la célébration du mariage n’a pas, à de rares exceptions près, eu lieu dans la capitale mais au village, accentuant un peu plus encore sur la force du lien migrant/région d’origine. A ce propos, les retours d’argent en direction des familles restées en province sont également significatifs. L’ensemble des migrants envoie dès qu’ils le peuvent de l’argent dans leur famille. Au point que la question : « Envoyez-vous de l’argent à votre famille ? », qui était au départ intégrée au questionnaire, en a par la suite été écartée en raison de la constance des réponses positives obtenues.

La persistance de liens forts avec la région d’origine existe dans les deux secteurs d’activité et donc dans les deux types de migration (saisonnières ou non) et ne semblent pas avoir d’incidences majeures sur l’établissement ou non de la famille en ville.

Les facteurs contribuant à l’établissement définitif en ville des migrants et de leurs familles sont nombreux, complexes et souvent conjugués (MOHAMMED AHMED TAHA, 1993). Cependant, on peut légitimement s’interroger sur le rôle que joue la proximité de la région natale dans le choix du lieu de résidence du migrant et de sa famille. Les rares agriculteurs (au

163 Au Nord Soudan, le mariage s’accompagne pour l’homme de l’obligation de payer une compensation matrimoniale à la famille de la future mariée ; appelée « prix de la fiancée » chez les Baggara (DELMET, 1989,

nombre de quatre) qui se disent satisfaits de partager leur vie entre deux espaces (celui d’origine et la capitale) et qui n’envisagent pas à terme de changer de situation, viennent en effet de régions proches de la capitale (Gézira et Nil Blanc). Au contraire, alors qu’on pourrait penser que les migrants de régions lointaines se déplaceraient plutôt avec leurs familles, il n’en est rien. Les migrations qui affectent les activités culturales sont généralement saisonnières et lointaines, quand celles qui touchent les activités d’élevage laitier sont plus durables et en provenance de régions proches de la capitale. De sorte que l’origine des populations apparaît, au sein des nombreux facteurs entrant en ligne de compte dans les modalités de migration, comme un élément déterminant.

Désir de retour, désir d’ancrage

Abdel Rahim Mohamed, cultivateur dans un verger à Shambat : - « Je rentrerai au

Darfour. Cette année je ne suis pas rentré mais si je trouve suffisamment d’argent je rentre »

AF : « Quand auras-tu suffisamment d’argent ? » ARM : « Je ne sais pas, c’est Dieu qui décide » AF : « Pourquoi viens-tu à Khartoum ? »

« C’est pour le travail bien sûr ! C’est comme dans tous les pays, si on travaille, on

peut se marier, et s’élever là-bas dans notre région »

AF : « Si tu gagnes suffisamment d’argent ici, tu t’installeras à Khartoum ? »

ARM : « Même si je gagne de l’argent, je n’oublie pas mon père et ma mère. Je

pense sans cesse à ma famille. C’est mon pays là-bas, c’est tout ! »

Salih Osman est employé depuis six mois comme éleveur dans une petite exploitation de Mugran : « C’est la première fois que je viens à Khartoum. C’est un cousin qui

travaillait ici avant, qui m’a donné l’idée de venir, mais ça me plait »

AF : « Pourquoi ? »

SO : « Je ne sais pas, c’est bien, c’est tout… [silence]. C’est bien parce que c’est la

civilisation ici »

AF : « Tu veux rester ? SO : « Oui ! Je vais tâcher »