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URBAINE DU GRAND KHARTOUM

CHAPITRE 2. AGRICULTEURS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI

A. U N DETERMINANT ESSENTIEL DANS L ’ ACCES AUX TERRES DE MARAICHAGE

1. L’appropriation exclusive des terres agricoles par des citadins de vieille souche

Dans le précédent chapitre, nous avions évoqué à propos de la croissance urbaine et des localisations résidentielles, le fait que, dans le Grand Khartoum, l’origine et la date d’arrivée en ville se retranscrivent dans la propriété du sol avec des gradients centre-périphérie très nets (DENIS, 2005, p. 102). On se souvient également de ce que le peuplement de la capitale s’est effectué de la confluence vers l’extérieur, les terres des berges des Nil ayant été, pour des raisons évidentes, les premières occupées. Il apparaît donc comme logique que les premiers habitants du Grand Khartoum aient pris possession des terres agricoles de la confluence ; cependant ce qui l’est moins – et mérite en conséquence d’être développé –, c’est que rien jusqu’à aujourd’hui n’est venu remettre en question cette appropriation historique. Le développement de la capitale est allé de pair avec l’extension de ces premières communautés qui ont progressivement accru leur appropriation des terres de berges. Autrement dit la propriété des terres agricoles du Grand Khartoum n’a pas changé de mains ; les propriétaires fonciers d’aujourd’hui sont presque sans exception les descendants de ces familles installées

tôt dans l’histoire autour de la confluence. A ce titre, le rôle particulier de la communauté nubienne, et plus spécifiquement Mahas, dans cette appropriation des terres agricoles des berges des Nil mérite d’être souligné.

L’enquête par questionnaire, si elle ne présente pas un grand nombre de propriétaires fonciers (elle ne compte que 16 propriétaires132), se révèle être néanmoins une première illustration de l’appropriation ancienne des terres agricoles, de la permanence de cette appropriation, ainsi que des communautés engagées dans celle-ci.

En effet, à trois exceptions près, les propriétaires fonciers interrogés sont nés dans le Grand Khartoum et appartiennent à des familles établies dans l’agglomération depuis l’époque de la Turkiya (1820-1885). Et à regarder de plus près les exceptions, elles se révèlent souvent caduques, au sens où elles rejoignent presque toujours le modèle précédent : celui de l’ancienneté en ville comme condition sine qua non de l’appropriation des terres.

Ainsi, le parcours de deux frères – propriétaires migrants, établis certes dans la capitale depuis 1966, mais nés au Darfour, et qui plus est, appartenant à une ethnie de l’ouest (Daju) – laisse entrevoir l’exception. Cependant, si les deux frères sont bien arrivés en 1966, ils rejoignaient la part de leur famille déjà installée de longue date dans la capitale (sur Tuti plus précisément) et déjà propriétaire de la terre en question. Même chose pour ce propriétaire Jababrab né à Kassala (bien qu’appartenant à une ethnie du Nord de la vallée du Nil) qui rejoint sa famille dans la capitale il y a 8 ans lorsque il hérite de la terre de son père à Shambat.

Autrement dit, tous ont hérité des terres qu’ils possèdent à leur tour aujourd’hui. Si on observe de plus près l’identité revendiquée de ces propriétaires, deux groupes tribaux dominent largement : les Mahas (7 propriétaires) et les Fitahabi (6 propriétaires).

Tableau 2. Identité ethnique et période de résidence en ville des propriétaires fonciers rencontrés

Tribu représentée

Nombre de propriétaires rencontrés

Date de la migration dans la capitale

Mahas 7 nés en ville

Fitahabi 6 nés en ville

Jababrab 1 arrivé en 1993

Daju 2 arrivés en 1966

Source : enquête personnelle (2001-2005)

132 16 propriétaires fonciers sur les 106 cultivateurs interrogés. Les raisons de la faiblesse de ce chiffre seront explicitées dans le paragraphe 2.

La présence écrasante de ces deux groupes dans les quartiers enquêtés ne doit rien au hasard mais correspond très précisément aux foyers de peuplement historique de ces deux communautés, ainsi qu’à la diffusion de la communauté Mahas. Ainsi, les Fitahabi n’ont été rencontrés que dans le quartier d’Abu Seïd et plus précisément dans la partie située entre les deux ponts du Nil Blanc, qui correspond à son foyer d’installation d’origine sur la confluence. La partie résidentielle de ce quartier (aujourd’hui immense) porte d’ailleurs le nom de Fitahab. Les Fitahabi sont un sous-groupe de la tribu Jummū،iya, dont on a vu qu’elle pratiquait l’élevage semi-sédentaire dans la région d’Omdurman bien avant la création de la capitale.

Les propriétaires Mahas quant à eux ont été rencontrés dans les quartiers de Mugran, de Shambat et évidemment sur l’île de Tuti. Le quartier d’Abu Rof est écarté de cette analyse car nous n’y avons pas croisé de propriétaire. La présence de la tribu nubienne Mahas dans ces trois quartiers témoigne de la diffusion de leurs peuplements autour de la confluence. Bon nombre d’entre eux sont partis de l’île de Tuti comme le démontre Richard Lobban : « First of all, the historical record examined here has demonstrated the early contribution of Tuti Island-born Mahas in the incipient process of settled life at the confluence of White and Blue Niles. Sheikh Arbab al Agyed was the first to establish permanent quarters at the Mogren area witch became the western side of Khartoum133». L’auteur fait également référence aux initiateurs Mahas (des cheikhs principalement) des foyers d’Hillat Khojali, et d’Hillat Hamad, d’Omdurman, et de Burri al Mahas et signale que d’autres personnalités Mahas ont joué des rôles similaires dans toute la région comprise entre le sud de la 6ème cataracte sur le Nil jusqu’à Sennar sur le Nil Bleu et jusqu’à Jebel Aulia sur le Nil Blanc. L’étude de Hill quant à elle montre les liens qui existe entre les Mahas de l’île et ceux de Shambat : « But Tuti has also important ties with Khartoum North. Some of the land facing Tuti on the Khartoum North shore is owned and worked by Tuti people ; Tuti villagers have many relatives there, particularly in Shambat ; the islanders are also buried there134 ».

Le rôle de la communauté Mahas dans l’appropriation des terres agricoles de la capitale est remarquable, et plus remarquable encore est la conservation de ce patrimoine foncier jusqu’à aujourd’hui. L’impulsion des leaders religieux de la communauté compte pour

133 Tout d’abord, le registre historique examiné ici a démontré la contribution ancienne des Mahas, originaires de l’île de Tuti, au processus naissant de sédentarisation au confluent des Nil Bleu et Blanc. Le cheikh Arbab al Agyeb fut le premier à établir des quartiers permanents dans la zone de Mugran qui est devenue la partie ouest

beaucoup dans les nouvelles implantations Mahas autour de la confluence, cependant ce sont les stratégies matrimoniales de la communauté qui ont permis à la fois l’extension des appropriations et la conservation de ce patrimoine jusqu’à aujourd’hui (LOBBAN, 1983). Chez les Mahas, comme chez la plupart des populations du Nord Soudan, le mariage endogame est de règle. L’endogamie pratiquée est tout d’abord familiale, puis tribale135. C’est le facteur essentiel de reproduction et de survie de la communauté, et de conservation des acquisitions foncières au sein du lignage. Abdel Raouf, propriétaire Fitahabi le dit d’une autre manière : « Les propriétaires ne changent que s’il y a un changement au sein des familles 136».

Pourtant, les Mahas ont également été capables au cours de l’histoire de pratiquer l’exogamie (familiale et tribale) afin de parfaire la mobilité sociale de la communauté, de développer de nouvelles alliances en vue d’accroître ou de consolider leurs acquisitions territoriales (idem, p. 248). Le quartier d’Abu Seïd fournit un exemple de ces stratégies matrimoniales contrastées. En effet, le quartier s’étend du vieux pont d’Omdurman au nord jusqu'au niveau du quartier résidentiel de Shigla au sud – où commencent alors les terres Jummū،iya. On a vu que les terres situées entre les deux ponts appartiennent majoritairement aux Fitahabi, la partie sud d’Abu Seïd appartient aux Zanalkha qui ne sont autres qu’une sous division des Mahas. Les liens entre ces deux groupes, ainsi que leurs différences d’origine ont été difficiles à établir, l’enquête ayant recueilli de nombreuses informations contradictoires137. Lobban fait référence à l’installation d’un cheikh Mahas dans ce quartier ainsi qu’à la présence de ces deux groupes (idem, p. 242). Un fonctionnaire du ministère de la santé chargé de surveiller la bonne tenue de l’irrigation du quartier – tâche inscrite dans le programme de la lutte contre la prolifération des moustiques – nous a fournit la liste des 38 propriétaires du quartier. En présentant cette liste à un petit groupe de propriétaires Fitahabi, force a été de constater qu’ils connaissaient parfaitement l’appartenance de chacun des propriétaires à l’une

135 Dans cette tradition d’endogamie s’entremêlent symbolique et survie du lignage. Le système de la compensation matrimoniale influence la préférence familiale permettant d’éviter la dispersion du patrimoine (DELMET, 1989). Devant un cultivateur marié à trois femmes différentes, toutes cousines germaines, et ses trois collègues également mariés à des cousines, j’osais la question : Pourquoi se marier entre cousins ? Perplexe devant mon ignorance, le plus vieux d’entre eux prit la parole : « Que vaut-il mieux ? Agrandir sa propre maison

ou celle des autres ? » Abdelrahman salih, 15/05/2002, (Mugran).

En outre, comme il s’agit d’un système patriarcal, les cousines germaines paternelles sont préférées aux cousines germaines maternelles (DELMET, idem).

136 Enquête mai 2002 (Abu Seïd)

137 La rencontre avec deux anciens de chacune des deux communautés s’est révélée instructive (décembre 2004). Cependant chacune des deux parties affirme par exemple être arrivée avant l’autre. Cheikh Guisma Al Khaliq as Sadiq (Zanalgha) : « Nous sommes arrivés les premiers. (rires). On dit toujours l’un ou l’autre selon que l’on est

d’une ethnie ou de l’autre, n’est ce pas ? Mais nous sommes les premiers car les cimetières des Fitahab sont situés sur les tombes des Kayaya qui sont des Zanalkha ! ». De même, les deux anciens interrogés déclarent que

les deux communautés sont cousines avant de se rétracter et de mettre à jour des preuves de leurs origines différentes.

ou l’autre des deux communautés (17 parcelles pour chacun des deux groupes) ; ils ont également souligné la présence de quatre parcelles appartenant à des familles "mixtes" (ayant pratiqué les intermariages Zanalkha/Fitahabi).

L’exemple d’Abu Seïd montre que malgré l’ancienneté de l’implantation de ces deux groupes, les deux communautés sont restées distinctes. Cheikh Guisma Al Khaliq as Sadiq (Zanalkha) dit à juste titre que : « Si on s’était marié entre nous, il n’y aurait plus depuis

longtemps de Fitahabi ou de Zanalkha. On serait la même famille, or ce n’est pas le cas ». Le

cas d’Abu Seïd met à jour l’importance que joue l’identité tribale dans la vie sociale de la capitale soudanaise. Celle-ci reste affirmée alors même que la migration et l’installation en ville remontent à plusieurs générations, voire plusieurs siècles. Cette conscience identitaire construit des rapports sociaux basés sur un clivage fort entre « les proches et les autres » (DELMET., 1989, p. 71). Ce clivage est associé à une hiérarchie ethnique complexe dans laquelle chacun des groupes a intimement intégré la place qui lui revient.

A ce propos, les intermariages dont il est question dans l’exemple d’Abu Seïd sont facilités (pour ne pas dire rendus possibles) par le fait que ces deux tribus sont liées par une identité commune. Cette dernière est régionale. En effet, les Fitahab comme les Zanalkha appartiennent au groupe des ethnies riveraines du Nord de la vallée du Nil (arabes du nord – ja،aliyin138 en particulier – et nubiens), également appelés les ’awlād el balad (littéralement enfants du pays).

L’identité tribale est largement associée à la conscience aiguë de l’appartenance régionale d’origine. Autrement dit, les Mahas par exemple, ou les Jummu،iya installés précocement dans la capitale sont restés très attachés et très proches des branches de leurs communautés du Nord Soudan. C’est la raison pour laquelle lorsque ces ethnies riveraines du Nord Soudan, qui ont constitué les premières vagues de migration en direction de la capitale, ont afflué, loin de remettre en question la domination foncière des populations souches, elles l’ont au contraire renforcée.

« Les deux millions d’habitants de Khartoum originaires de la vallée et du Nord sont très proches de la moitié qui y est née et établie, souvent depuis plusieurs générations, confirmant leur statut de population souche, la plus anciennement installée et par conséquent

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contrôlant le foncier. Il est aussi important de noter que la capitale compte autant de gens du Nord que la Nord lui même, signe de la forte domination et de l’ancrage ancien (depuis la fondation) des Arabes et des Nubiens de la vallée sur la capitale, comme le reflète la centralité de leur appropriation foncière tant à Khartoum, qu’à Omdurman ou même à Bahri. Ce ne sont pas moins de 60 % de la totalité des Nubiens et 32 % des Ja،aliyin qui sont à Khartoum » (DENIS, 2005a, p. 110).

Le rôle et le dynamisme interne des communautés souches ne doit pas nous faire oublier que la conservation de leur patrimoine foncier jusqu’à aujourd’hui, malgré l’ampleur des migrations vers la capitale, s’est inscrit dans le mouvement plus général de domination des ethnies riveraines sur la vie politique, économique et sociale de la capitale et du pays. Les propriétaires fonciers des terres agricoles de la capitale sont à de très rares exceptions près (les deux frères Daju cités plus haut en sont une) originaires du Nord de la vallée du Nil. Dans le quartier de Mugran, El Amin vieux cultivateur du coin, capable de donner une liste de 33 noms de propriétaires du quartier confirme ce point : « Tous les propriétaires ici sont du

Nord [de la vallée], sauf Mohamed Dahab qui est du Darfour, mais c’est parce qu’il est arrivé il y a très longtemps, avant les autres139 ».

La propriété foncière agricole du Grand Khartoum est « verrouillée » depuis plusieurs générations, et pour ainsi dire inaccessible aux migrants lambda. Acquérir une terre de berge aujourd’hui à Khartoum est extrêmement difficile, même pour un notable, car elle n’est pas suspendue à la seule question des moyens financiers mais également aux questions de parenté, de proximité tribale, ou régionale. Précisons néanmoins que ce type de transactions existe et qu’il est, dans les hautes sphères soudanaises, du dernier "chic" de posséder ce type de terre.

La propriété foncière agricole est donc placée sous le signe de la permanence familiale et tribale, pourtant le temps n’est pas sans conséquence sur les structures et les usages fonciers familiaux, puisque les règles coraniques de transmission par héritage conduisent "naturellement" à un morcellement de plus en plus grand des terres agricoles140. C’est tout d’abord dans le cadre de la mise en place de stratégies foncières pour conserver des parcelles suffisamment grandes pour être viables économiquement que l’on assiste à une diversification des revenus des familles propriétaires. Ensuite, l’augmentation des opportunités d’éducation

139 El Amin, enquête de février 2004 (Mugran)

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Les modalités d’héritage édictées par la sharī،a sont très complexes, l’usage soudanais qui en émane est simplifié notamment en ce qui concerne les parts attribuées. Ne sont impliqués en général que les ayants droit immédiats : épouse et enfants qui reçoivent leur part légale (1/6ème pour l’épouse, le reste pour les enfants sachant que les garçons reçoivent une part double à celle des filles).

et d’emplois urbains parachève le glissement des propriétaires fonciers vers la pratique d’autres activités plus valorisées que l’agriculture. C’est la place actuelle des propriétaires fonciers dans la pratique agricole que nous nous proposons maintenant d’observer au travers des résultats de l’enquête de terrain.