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URBAINE DU GRAND KHARTOUM

Carte 11. Croissance spatiale de l’agglomération du Grand Khartoum

B. U NE CRISE URBAINE SANS REPLI SUR L ’ AGRICULTURE D ’ AUTOSUBSISTANCE ?

2. L’élevage : une stratégie d’autoconsommation courante

En revanche, l’élevage familial contribue à l’approvisionnement de la ville en lait. Cet élevage « à la maison », principalement composé de chèvres, a pour objectif premier de subvenir aux besoins de la famille en lait, même si les excédents peuvent être vendus. Il est banal de croiser de petits troupeaux de chèvres, déambulant à la recherche de nourriture dans les rues de la capitale. Leur présence augmente dans les quartiers populaires. Dans les extensions les plus pauvres, ils redeviennent plus rares et représentent alors une réelle richesse. Compte tenu du prix élevé du lait de vache (prix d’achat : 750 L.S/ le ratol112 en 2005, soit environ 0,20 €), et de la rusticité des chèvres (peu exigeantes en fourrage et en

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soins), la pratique de ce petit élevage laitier permet de réaliser des économies substantielles, mais surtout de rendre la consommation de lait accessible à un plus grand nombre. Les données statistiques sur la production laitière font défaut, ou présentent une grande variabilité selon les sources. Le secteur de l’élevage à la maison, auquel les autorités accordent peu d’importance, est plus touché encore par ce manque de statistiques que les autres secteurs de la production. Cependant, si on prend comme base de départ le nombre de chèvres du recensement agricole de l’Etat de Khartoum de 1997-1998 (MINISTRY OF FINANCE AND ECONOMY/ CBS/ MINISTERE DE L’AGRICULTURE, 1998, tableau 7.13), soit environ 400 000 chèvres, on obtient une production qui se situe dans une fourchette de 40 000 à 60 000 tonnes par an. Cette production représenterait entre 8 et 13 % de la demande en lait de l’Etat de Khartoum en 2005113. Sachant que le nombre de chèvres a naturellement crû depuis 1997, on peut considérer que la production caprine de lait doit être supérieure ou au minimum équivalente à l’ordre de grandeur que nous avons donné.

Ce recours à l’élevage familial pour la consommation ne concerne pas que la production laitière, même si c’est là que sa contribution est la plus importante. L’élevage familial d’animaux de basse-cour existe également. Rappelant les villages du nord de la vallée du Nil, de nombreuses maisons de la capitale possèdent des pigeonniers. Ces derniers, qui ne requièrent qu’un investissement minimum, seraient, d’après les propriétaires, tournés aussi bien vers la vente que vers l’autoconsommation. Pourtant il est rare de déguster ces volatiles, et il semble que cette activité soit plus une sorte de garantie contre les coups durs, ou encore un témoin de la tradition, plutôt qu’une activité essentielle d’autoconsommation. Les jeunes pigeons sont surtout renommés pour leurs propriétés curatives. Les poulaillers sont également fréquents, même si leur présence est loin d’être systématique. L’élevage « à la maison » est donc usuel dans l’agglomération du Grand Khartoum ; il apparaît en temps de crise comme un repli plus évident que le recours aux cultures, comme un écho à la culture pastorale du pays. L’exemption des contraintes foncières dans cette pratique de l’élevage contribue également à faciliter son développement.

Cette activité inquiète parfois ; elle est même montrée du doigt par les chercheurs soudanais qui déplorent les dangers de la « ruralisation » de la capitale soudanaise depuis la crise des années 1980114. Pourtant, plus qu’une attaque de l’activité agricole en tant que telle,

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il s’agit plus souvent d’une critique plus générale de la détérioration rapide des styles de vie urbains : « At an age when the world is rapidly urbanising, when the city is giving way to the metropolis and the megalopolis, Khartoum is being ruralised. True, it is experiencing marked urban growth but rather than being urbanised in the real sense of the word, i.e. adopting urban life styles, it is being literally ruralised. The sights of roaming goats, of the poor carrying bundles of firewood on their heads, of fenced pavements to protect greenery and rear animals and poultry are becoming more and more common. Clubs, hotels and cinemas of the capital have turned to ghosts. (…). What the city cannot express physically is no less significant: its being steadily penetrated by rural language, behaviour, sense of driving (or lack of it rather), etc.115».

Cette citation entre dans le cadre des « discours normatifs sur l’importation de traditions rurales incompatibles avec la vie urbaine » (DENIS, 2005a, p. 95). Au-delà de la vision de la ville, le symbole qui est utilisé dans cette citation (des petits troupeaux de chèvres errantes) ne doit pas nous conduire à surévaluer l’importance de cette activité. En dépit de sa visibilité, cet élevage à la maison (ou « dans la rue ») ne représente aujourd’hui qu’une faible part de la production totale de l’élevage urbain116 et contrairement aux apparences, il a fortement diminué depuis une vingtaine d’années.

La production laitière pour l’autoconsommation est en effet aujourd’hui réservée au petit bétail, ce qui était loin d’être le cas dans les années 1980 puisque les vaches y participaient largement. Ainsi en 1985, le Département de l’Agriculture estimait que les animaux élevés à la maison fournissaient 50 % de la production laitière de l’Etat de Khartoum (YAGOUB ABDALLA MOHAMED, 1991, p. 105). Les maisons qui regroupaient un nombre important de vaches vendaient bien entendu leur surplus dans le voisinage, voire dans des endroits plus éloignés, mais cet élevage n’avait pas au départ comme priorité la commercialisation. Il s’agissait plutôt pour ces éleveurs, généralement migrants, de conserver au-delà de leur migration en ville leur capital qu’est le bétail. L’étude de M. A. Mohamed-Salih expose dans le détail les adaptations de ces éleveurs au milieu urbain en insistant sur le

115 « A une époque où le monde s’urbanise de plus en plus, où la ville cède la place à la métropole et à la mégalopole, Khartoum se ruralise. Il est vrai qu’elle connaît la croissance urbaine, mais au lieu de s’urbaniser au sens propre (en adoptant un mode de vie urbain/citadin), elle se ruralise littéralement. Le spectacle des chèvres errantes, des pauvres gens portant des tas de bois sur leur tête, des trottoirs envahis de grilles, sensées protéger leur verdure, et d’enclos pour l’élevage du petit bétail et des animaux de basse-cour est de plus en plus courant. Les clubs, les hôtels et les cinémas de la capitale, sont abandonnés (…). Ce que la ville ne peut exprimer physiquement n’est pas moins significatif : le parlé et les façons d’être de la campagne, son code de la route (ou plutôt son absence), etc. ont profondément pénétré la ville » (ADIL MUSTAFA AHMAD,2000,pp.222-223).

116 Les autres secteurs de l’élevage urbain feront l’objet d’un développement dans les chapitres suivants, l’idée étant ici de nous concentrer sur l’appréciation du repli sur l’élevage d’autoconsommation.

glissement progressif de leur activité vers la commercialisation(MOHAMED-SALIH MOHAMED, 1984). L’ensemble des élevages bovins visités ainsi que la totalité des éleveurs rencontrés et enquêtés durant notre terrain de recherche (1999-2005) étaient entièrement tourné vers une production commerciale.

Si perdure dans le domaine de l’élevage un fond d’autosubsistance – lié à la fois aux facilités foncières de la pratique de l’activité, ainsi qu’à un fort « réflexe culturel » induit par la grande tradition pastorale du pays – la transition marchande quoique plus récente que dans le cas des cultures a bien eu lieu.

Les stratégies d’autoconsommation, si elles restent indispensables pour les familles qui les mettent en œuvre, ne constituent en aucun cas la forme principale de l’agriculture urbaine de la capitale soudanaise aujourd’hui dominée par les logiques commerciales. L’enquête par questionnaire en témoigne puisqu’elle n’a concerné que des agriculteurs aux objectifs de vente (106 cultivateurs et 74 éleveurs). Non par choix, puisque rappelons- le la méthode fut celle de l’échantillon aléatoire, mais parce que ces derniers sont de loin les plus nombreux. Dans les espaces enquêtés, ils semblaient même les seuls représentés.

Dans sa recherche sur les campagnes ivoiriennes, Jean-Louis Chaléard s’attache à présenter le plus large éventail de cas possibles, de l’autosubsistance quasi-complète à la commercialisation totale, afin de mettre l’accent sur les processus de passage d’une situation à l’autre. Le caractère avancé de ce processus dans la capitale soudanaise radicalise en quelque sorte la situation, puisqu’il devient difficile de repérer des cas de transition. L’activité pratiquée, en effet, est plus généralement soit à visée commerciale, soit à visée d’autoconsommation, les conduites d’entre deux apparaissant résiduelles.

CONCLUSION DU CHAPITRE

Suivant « l’invitation de Jane Guyer à étudier plutôt le système d’approvisionnement vivrier dans sa dynamique continue, parfois troublée par des interventions conjoncturelles »117, notre éclairage sur le rapport ville/agriculture à Khartoum s’est inscrit dans le temps long.

Avec la naissance de la ville de Khartoum sur la confluence des deux Nil, une agriculture se crée. Intrinsèquement liée à la ville, et originellement tournée vers son marché, elle s’épanouit au gré de l’accroissement démographique de la capitale. A ces cultures nées en même temps que la ville s’ajoute une agriculture qui a su répondre et s’adapter très tôt à la demande urbaine, illustrant l’évolution commune à beaucoup d’agricultures africaines, à savoir la transition marchande.

Plus remarquable encore, est l’absence jusqu’à aujourd’hui de rupture dans cette relation ville/agriculture malgré le bouleversement de nombreux équilibres sous l’effet d’une crise multiforme. En effet, la crise de subsistance qui sévit dans la capitale soudanaise, en dépit de son intensité, n’a pas engendré de repli massif sur l’agriculture d’autoconsommation, marquant une rupture avec de nombreuses autres agricultures urbaines des pays du sud, et dès lors avec les travaux sur le thème repérant la crise urbaine, et plus spécifiquement la paupérisation comme le moteur d’apparition et de développement de cette agriculture118.

Le cas des cultures en particulier laisse entrevoir le difficile, voire l’impossible accès d’une population citadine dans le besoin aux berges des Nil (seul potentiel de culture sans investissement massif), dévoilant du même coup l’existence d’un groupe de propriétaires fonciers. Qui sont-ils ? Sont-ils les cultivateurs ? Qui a accès à l’agriculture urbaine ?

Le continuum du rapport ville/agriculture dépeint dans ce chapitre qui remet en cause l’adéquation entre la paupérisation et le développement de l’agriculture urbaine invite cependant à soulever la question de l’accessibilité de l’agriculture urbaine, et des agriculteurs toujours sous l’angle d’une inscription dans le temps long.

117 Citée dans (LEPLAIDEUR et MOUSTIER, 1991, p. 147).

118 Sur ce sujet, consulter la synthèse bibliographique et explicative de Drakakis-Smith. Pour les exemples de travaux liant paupérisation et agriculture urbaine, l’auteur fait notamment référence aux travaux de Stren, Freeman ou encore de Rogerson (DRAKAKIS-SMITH, 1994, p. 9).