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Villes et métropoles : des espaces de grande vulnérabilité

3. La vulnérabilité érigée en concept-clé

Il semble que les premiers à avoir utilisé le terme de vulnérabilité comme un véritable concept soient B. Wisner et al.. Par la suite, d’autres courants viennent l’enrichir.

a. « Taking the naturalness out of natural disaster »

Dans un article de 1976 dont le titre est à lui seul tout un programme (Taking the naturalness out of natural disaster ), B. Wisner et al. écrivent que « les catastrophes marquent l’interface entre un phénomène physique extrême et une population humaine vulnérable.14»

Selon les auteurs, la probabilité d’occurrence du phénomène physique extrême est constante. Si cette probabilité est constante, la seule explica- tion logique à l’augmentation des catastrophes doit être recherchée dans la vulnérabilité croissante des populations au phénomène physique extrême (Wisner, O’Keefe et Westgate, 1976, p. 566).

Les conséquences théoriques d’une telle affirmation sont immenses. Jus- qu’à présent, on avait considéré que la catastrophe n’était due qu’à un fac- teur externe, l’aléa, ce qui signifie implicitement que la société reste passive, que sa vulnérabilité était un état statique. Mais puisque l’on ne trouve pas de corrélation entre le nombre et l’intensité des aléas naturels et le nombre et l’intensité des catastrophes, c’est qu’un autre facteur entre en jeu, un facteur qui doit être considéré comme interne à la société envisagée et qui permet de comprendre pourquoi les sociétés ne sont pas frappées à l’iden- tique par des aléas de même nature et de même force.

On ajoutera ici que si l’article est dans la continuité de celui que G. F. White et d’E. Haas publient en 1975, il va bien au-delà de leur conclu- sion et rompt définitivement avec l’idée que l’aléa (« hazard ») doit être au centre des études et des réponses apportées au risque. Il y a d’ailleurs une évacuation presque totale du processus naturel.

b. L’enrichissement du concept de vulnérabilité

Toujours dans les années 1970, des géographes américains, très influencés par les travaux de T. Dos Santos et de D Harvey sur la dépendance écono- mique et le sous-développement dans le Tiers-Monde, mettent en avant le

14« Disasters mark the interface between an extreme physical phenomenon and a vul-

rôle des pouvoirs politiques et économiques dans la survenance des catas- trophes naturelles, mais aussi sanitaires, alimentaires, environnementales. Selon eux, les causes des catastrophes naturelles sont avant tout structu- relles. « Les actes de Dieu deviennent des actes du capital et la catastrophe qui a frappé les hautes terres du Guatemala en février 1976 est qualifiée par les uns de tremblement de terre, par les autres de tremblement de classes. (Waddell, 1983, p. 38) »

De façon plus générale, une corrélation entre la pauvreté et les victimes des catastrophes est établie. I. Blaikie rappelle que deux écoles entrent en compétition à la fin des années 1970 (Davis et alii , 1994). La première, qui s’appuie sur le behaviorisme, considère que les catastrophes sont le produit d’un événement naturel extrême et de la perception qu’en ont les popu- lations. Plus le niveau de développement économique est grand, plus le niveau technologique de la société est élevé et plus la capacité de prédic- tion est importante ; plus la société est développée, plus les organisations bureaucratiques sont efficaces et plus la gestion du risque et de la crise sont opératoires. Ainsi, si l’on suit le « behavioural paradigm », on introduit des critères sociaux de vulnérabilité, mais ces critères sont en fait étroitement corrélés à la capacité technologique de la société. En d’autres termes, on reste une fois de plus dans le paradigme technocentriste.

Le paradigme structuraliste renverse en revanche l’analyse de la catas- trophe en se fondant sur des études de cas effectuées dans le Tiers-Monde. Il rejette l’aléa au second plan et préfère se concentrer sur les facteurs socio- économiques, considérés comme la cause première des catastrophes. L’aléa peut certes causer une catastrophe, mais seulement s’il affecte une popula- tion vulnérable. L’école structuraliste insiste davantage sur la vulnérabilité d’une population en ce qu’elle est un déterminant de la catastrophe, en ce que c’est « essentiellement elle qui décide du fait qu’un aléa reste un aléa, ou que, par un contact avec une population vulnérable, cet aléa se trans- forme en catastrophe. (Prowse, 2003, p. 4) » Cette vulnérabilité est liée à des facteurs structurels, aux premiers rangs desquels, la pauvreté.

Au final, bien que les écoles béhavioriste et structuraliste considèrent que les catastrophes arrivent lorsqu’il y a une interaction entre un aléa « naturel » et une population, elles sont en désaccord sur le poids à donner à l’aléa et à la vulnérabilité (Prowse, 2003, p. 4). Les deux paradigmes ont cependant été critiqués (Hewitt, 1998, p. 82) parce que cette utilisation du concept de vulnérabilité laissait croire à la passivité des sociétés et des individus face à une catastrophe.

Malgré ces divergences, la pauvreté devient un facteur explicatif de la vulnérabilité. La condition socio-économique des individus et des groupes sociaux est pensée comme un facteur d’inégalité face au risques et aux catas- trophes (Hewitt, 1983; Quarantelli, 1998; Fara, 2001). En général, ce sont les plus pauvres qui habitent dans les zones les plus exposées aux aléas ;

ce sont les plus pauvres qui sont victimes (matériellement, mais aussi hu- mainement) des catastrophes ; ce sont eux qui sont le moins visés par les campagnes de secours ; ce sont eux qui bénéficient en dernier (voire jamais) des plans de reconstruction ; ce sont eux qui mettent le plus de temps à se remettre d’une catastrophe ; etc. En un sens, la vulnérabilité serait un symptôme de la pauvreté. En outre, les catastrophes sont souvent un fac- teur d’appauvrissement : autrement dit, non seulement la vulnérabilité est un indicateur de la pauvreté, mais elle contribue à l’aggraver.

Une dernière approche, dite « constructiviste », vient compléter et ren- forcer cette idée. Elle développe la thèse que la vulnérabilité est socialement

construite, c’est-à-dire que des processus socio-économico-politiques en sont

à l’origine. Ces processus peuvent être divers : structures familiales ou so- ciales, économie du groupe (collective, libérale, . . . ), absence d’accès au crédit et/ou à la propriété, discrimination raciale ou sexuelle, taux d’alphé- bétisation, opportunité d’ascension sociale par l’éducation, etc. De fait, chez certains géographes, l’accent est mis sur les facteurs individuels, comme le sexe, l’âge, l’ethnie ou la religion, considérés comme des déterminants de la vulnérabilité.

De nombreux auteurs ont adopté cet angle d’analyse (Cutter, 1995; Wis- ner, 2002; Fordham, 2000; Denton, 2002; Cannon, 2002) qui considère la vulnérabilité comme un problème de la société et non comme un problème pour la société : la vulnérabilité est pensée comme venant de la société et non comme étant extérieure à elle. Parmi eux, des géographes cherchent les

causes sous-jacentes de la condition sociale, politique ou économique des

populations (Lavell, 1994, 1999). C’est dans ce courant que s’inscrivent les modèles de P. Blaikie et al. (Davis et alii , 1994) qui font des structures sociales, économiques, politiques, des facteurs de la vulnérabilité. Cette ap- proche de la vulnérabilité tend toutefois à morceler le concept en diffé- rentes sous-catégories (vulnérabilité économique, environnementale, etc.) et se fonde sur des taxinomies empiriquement construites (la vulnérabilité des femmes, des enfants, des minorités ethniques, religieuses, etc.).

c. K. Hewitt : la critique radicale du paradigme technocentriste En 1983, le géographe américain K. Hewitt, qui a travaillé un temps avec les élèves de G. F. White dans les années 197015, dirige un ouvrage

qui fait date, Interpretation of Calamity. Ce livre met en question de façon extrêmement véhémente ce qu’il appelle la « vision dominante » (« dominant

view ») (Hewitt, 1983, p. 4) qui continue à être focalisée sur le traitement

de l’aléa par des solutions techniques.

K. Hewitt se pose en rupture avec la façon d’envisager ces risques puisque chez lui, le « hazard paradigm » est une forme de « réductionnisme géophy-

sique et technologique » qui n’envisage que le processus physique sans se préoccuper de la société. Il considère l’approche technocentriste comme une approche « technocratique » qui constitue « un excellent exemple de ce que Mills appelle “l’éthos bureaucratique”. (Hewitt, 1983, p. 8) » D’abord parce qu’elle consacre une « techno-cratie »16, au sens où elle donne le pouvoir à ceux qui maîtrisent (ou pensent maîtriser) la technique. Ensuite parce qu’elle place les experts dans une position centrale.

Enfin, plus encore qu’une vision erronée du rapport homme-nature, c’est le système généré par l’approche technocentriste que K. Hewitt remet en cause, un système qui, selon lui, ne laisse que peu de place à la réalité du terrain, à la connaissance empirique, qui n’accorde que peu de considérations aux personnes qu’il est supposé protéger, et qui se révèle, au final, peu démocratique, les personnes concernés étant exclues de la prise de décision, en raison de leur incapacité à comprendre le discours des experts. Le concept de vulnérabilité offre une alternative à la pratique dominante.

Sur le moment, le livre de K. Hewitt et al. n’a pas un écho retentis- sant. Il montre cependant qu’au tournant des années 1980, le paradigme technocentriste est de plus en plus remis en cause.

4. La diffusion du concept de vulnérabilité : vulnérabilité, dé-