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Voyages dans le temps

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 37-44)

5 février 1933

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« Allons voir l'avenir », me dit le magicien. « Mais, lui dis-je, nous y allons. » « Il est vrai, répondit-il, que demain nous serons à demain ; mais les chiens aussi y seront. Train de plaisir, si l'on peut dire ; train omnibus en tout cas. Transport en commun s'il en fut jamais. N'est-il pas humiliant de penser que le plus épais des sauvages arrivera au mois de mai en même temps que nous ? Je sais que nous ne sommes pas sûrs d'y arriver, ni lui. Cette incertitude est commune à tous les voyages. Mais ce qui est remarquable, c'est que, si nous y arrivons, à cette charmante gare de mai, nous y arriverons ensemble, le sauvage, vous, et moi, et tous. Nous, qui avons tant appris et tant inventé, ne pouvons-nous prendre ici quelque petit avantage, et savoir d'avance ce qui se passera. Au moins ne voulez-vous point l'essayer ? Ce serait plus intéressant que d'aller dans la lune. Le fait est que tous les hommes regardent l'avenir, au moins l'avenir prochain, comme une terre dont ils ne sont pas loin, et qui ne serait cachée que par la distance. L'esprit a surmonté plus d'une distance. Ne voulez-vous point rêver à cet autre voyage, ou à quelque vue plus perçante qui nous mettrait à demain avant les autres ? »

« J'ai fait mieux, lui dis-je, que d'y rêver ; j'y ai pensé. J'ai compris que cette distance d'ici à demain n'est pas du tout une distance, et que ce voyage d'ici à demain n'est pas du tout un voyage. »

« Parce que, dit-il, nous ne savons pas faire ce voyage. Parce que nous n'avons pas encore inventé de prendre de l'avance sur nos compagnons.

Question de procédé et de machinerie. Quant à l'absurde, n'en parlons pas ; nos physiciens ont tué l'absurde. Ne disent-ils pas qu'il y a des trains, corpusculaires ou comme on voudra, qui vont plus vite dans le temps que d'autres, ou bien pour qui le temps va plus vite que pour d'autres ? »

« Le discours, lui répondis-je, permet tout. Mais encore faut-il savoir ce qu'on dit. Vitesse dans le temps, ou vitesse du temps, ce ne sont que des paroles. Il faudrait entendre ce que c'est qu'un temps qui en dépasse un autre, ou comment un penseur pourrait bien en dépasser un autre dans le temps. Car cela voudrait dire, mon cher, qu'au même moment ils sont à des moments différents. Si le temps n'est pas commun aux coureurs, comment pourrait-on comprendre que l'un aille plus vite que l'autre ? Disons alors qu'ils parcourent des temps différents dans le même temps. Et voilà où le bon sens résiste. »

« Le bon sens, dit le magicien, a toujours résisté au cours de l'histoire, et fut toujours battu. Il n'y a pas un siècle que l'on proposait comme impossible aux faiseurs de miracles de faire lire à Calcutta le Times imprimé à Londres le même matin ; et c'est maintenant la chose la plus simple ; le fait a écrasé l'absurde. Osez-vous encore parler d'absurde ? »

« J'ose, lui répondis-je. J'ose dire qu'on ne trouvera pas une dernière déci-male du nombre Pi. Mais, puisqu'il reste aisément de la confusion dans cette suite, j'aime mieux dire qu'on ne trouvera point entre douze et treize un nouveau nombre entier, inconnu jusqu'à ce jour. »

« Les nombres, dit-il, ne sont pas des événements ; ce sont des idées à tout événement. »

« Et justement, lui dis-je, le temps est aussi une idée à tout événement ; c'est dire que tout événement s'y accorde, et que nul événement ne peut le déformer. »

« Qu'en savez-vous, homme ? Que savez-vous, homme ? »

« Je sais, lui dis-je, deux ou trois choses, et je tiens ferme. Descartes n'a-t-il pas remarqué que Dieu lui-même, c'est beaucoup dire, ne peut faire que ce qui a été n'ait pas été ? Non, il ne peut, quand il ferait, comme dit l'autre, de nouveaux cieux et une nouvelle terre. Ce petit bout d'homme n'a cessé de plaider contre Dieu. J'avoue que l'insecte pensant m'intéresse. Toutefois, com-me il s'est souvent trompé à vouloir trop dire, et trop vite, je veux gratter de près ce problème du temps à venir et du voyage dans le temps. Je fais donc de nouveau la supposition d'un homme qui me laisse en mon temps omnibus et va se poser comme en avion sur la semaine prochaine. J'admets qu'il y soit, mais à la vraie semaine prochaine. Or, si elle est vraie, c’est que j'y suis ; c'est que nous y sommes tous ; c'est que tous nous avons réellement vieilli d'une semaine ; c'est que tous les événements de l'univers sont réellement ceux de la

si vite qu'elle coure. »

5 février 1933.

Saisons de l’esprit (1935)

XV

La croix

11 avril 1931

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Pâques, c'est résurrection. Le brouillard fond, les sentiers au loin s'éclai-rent, la terre nue est criblée de rayons. L'ombre d'une aile m'invite au voyage.

Les bruits ont des ailes ; ils bondissent dans un ciel d'argent ; c'est une idée naturelle en ce temps-ci de chercher en l'air des cloches qui passent. Les métaphores ne sont presque plus métaphores ; ce monde qui se réveille les porte toutes. La religion m'est aussi claire qu'un homme qui chanterait selon son plaisir. C'est le temps de se réconcilier, d'oublier neige, torrent et boue, de vivre selon la foi et l'espérance. J'ai très bien compris ; je n'ai pas besoin de votre sermon ; je le fais mieux que vous.

Ici tout se brouille. Une croix au carrefour. Que me veut cette croix ? Que dois-je comprendre ? Voilà une terrible métaphore. Vous l'adoucissez. Ce Dieu pendu semble dormir. Mais l'imagination serait en moi tout à fait morte si je n'arrivais pas à penser à ces mains percées, à ce poids du corps qui déchire les plaies, à cette honte d'un homme nu expirant aux yeux de tous. Par des clous, choses humaines ; sur une croix, chose humaine, charpente. La nature verse vainement sa lumière d'or. Je pense aux hommes. Où vont me

pensera Monsieur le Préfet ? car c'est Pilate lui-même. Il est vrai qu'un préfet ne pense rien sur rien. Mais moi, que dois-je penser ? N'y a-t-il pas un violent contraste entre cette fête de la nature et ces maux humains, seulement humains, que vous voulez me rappeler en ce temps même de la Pâque riante ?

La commémoration en novembre, je la comprends ; car l'année meurt.

Aussi ne s'agit-il pas maintenant des misères naturelles. Non. Mais plutôt, en contraste avec la joie et l'amour, on me représente ici les maux que nous préparent la peur, l'ambition, l'infatuation, la frivolité, l'avarice, réunies en leur conseil secret. Songez qu'il n'y a presque pas de délibération entre les puis-sances qui ne prépare des maux inouïs pour les meilleurs. Tranquillement, vertueusement, et déjà se lavant les mains, selon le geste éternel de Pilate.

Tout cela la croix nous le jette au visage. Je m'étonne que César n'ait pas fait arracher toutes les croix. Mais ici César, si cette idée lui vient, montre étrangement les dents, en une sorte de rire ; car il sait bien que ses préfets et ses évêques ont porté les pensées humaines à ce point de confusion que les pouvoirs se couvrent de la croix, et que ce sont les amis de la justice qui arrachent les croix.

Cependant le signe parle. Au carrefour, il indique la route. Car la croix ne peut pas ne pas signifier premièrement l'aveuglement de César. Aveuglement d'institution, non de hasard. Ce n'est pas par hasard que l'ambitieux trouble la paix pascale et le grand serment d'amitié. Le juste prix, c'est ce qu'il nomme pauvreté ; et la paix sur la terre c'est son désert. Non qu'il pense jamais cela.

Mais son suave désir et sa propre éloquence, si douce à son cœur, le persuadent de ceci, que le gain et la gloire sont bien aisément lavés du travail et du sang. C'est ainsi qu'à force de faire briller la croix d'or, il y efface tout à fait l'image du juste. Oui, à ce même soleil il fait briller sa croix, à ce soleil du printemps, à ce soleil des offensives, souvenez-vous.

11 avril 1931.

Saisons de l’esprit (1935)

XVI

Cloches

1er mai 1931

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La cloche est une invention parfaite, comme sont le violon, la faulx, le chat. Le choc du battant est comme un coup de marteau sur une enclume ; mais l'art du fondeur a cherché un alliage et une forme qui nourrissent le son ; et, sans doute par deux surfaces à peu près concentriques, mais différentes, et réconciliées seulement sur la bordure plus mince, une cloche fait toujours au moins deux cloches, deux vibrations qui, selon un rythme, s'annulent et se renforcent, deux sons qui vont se liant et se déliant, imprimant dans l'air la forme d'une cloche bondissante. On dit que les cloches s'en vont en voyage. Je le crois bien. Qui ne cherche dans l'air quelque fantôme de cloche ? Nul n'a jamais vu un fantôme. Les images ne sont vraies que par le mouvement du corps qui les cherche.

Le col charmant cherchant la chasseresse ailée.

Diane est toute en cette double présence, dans cette lune et dans ce mouvement. Qui saura croire selon le mouvement juste, il aura retrouvé les dieux,

rent la nécessité. Tous les métiers sonnent dans les cloches.

La cloche seule, frappée et non balancée, est donc un commencement qui ne se suffit point. C'est une annonce en solitude. L’Angélus marque les pulsations de l'attente, que la grande volée de Pâques seule peut terminer. Le printemps est le grand attendu, le seul attendu. Il y a aux environs d'ici une cloche de chapelle qui ne sonne jamais ; je me ferais bien sonneur d'Angélus pour le matin et le soir. Ce serait ma prière, et très suffisante. Car leur théologie, je m'en moque ; mais les images justes, qui s'en moquerait ? Elles disposent le corps humain selon le bonheur. La religion n'est qu'un art qui s'interroge ; c'est selon la raison qu'il faut répondre, ou ne point répondre du tout. C'est le premier croire qui vaut le mieux. J'entends passer les cloches ; je regarde ; j'ai cru les voir.

Un moine qui chante matines se guérit de l'insomnie. Que cet homme, peut-être autrefois riche, puissant, injuste, se soumette à la loi de la sobriété et du travail, et qu'il y trouve le bonheur, cela n'est point miraculeux. Qu'un homme à genoux se trouve délivré de la maladie de haine, et même de toute maladie, cela est physiologique. Je le vois qui reprend l'attitude première de l'enfant, l'attitude du fœtus, la mieux protégée, et je n'admire point qu'il retrouve ainsi confiance en lui et en toutes choses, pardon à lui et à toutes choses. Imaginez une tragédie jouée à genoux ; cela ne va point.

Soit, dites-vous. Mais on ne se met pas à genoux par physiologie. Il faut croire au delà. Je ne sais. Je remarquai un jour un vieux paysan, promeneur, et comme gardien de ses champs, ainsi qu'ils sont à la fin de leur vie. Ce vieil homme était sur un genou et tête basse ; je supposai qu'il pensait à la mort et qu'il priait mais une paysanne à qui je disais la chose ramena le dieu sur la terre. « C'est la coutume, dit-elle, en ce pays-ci, de se reposer sur un genou. » Le vieil homme priait donc sans le savoir ; il ne pensait rien au delà de son geste. Cette remarque explique comment la religion s'accorde avec les pensées, et ne les change guère, et c'est grande folie de prendre des coutumes pour des pensées. C'est ainsi, je le soupçonne, que nous barbouillons notre frère le sauvage de superstitions qu'il n'a point ; et, plus près de nous, nous barbouillons encore cet autre frère sauvage qui parle notre langue, et qui n'est pas moins rusé que nous ; et qui rirait de nous peut-être, s'il nous voyait appliqués à ne pas croire que la vierge existe et que les cloches voyagent dans le ciel. « Ne pas croire, dirait-il ; mais c'est donc que vous le croyez ? »

1er mai 1931.

Saisons de l’esprit (1935)

XVII

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 37-44)