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La cène de léonard

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 44-47)

1er juin 1934

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Jésus et ses douze apôtres, cela faisait treize à table, dans la fameuse Cène telle que Léonard l'a représentée. Ce nombre annonce ici un des plus illustres malheurs. Est-ce de là qu'il est maudit ? Ou au contraire fut-il choisi par la légende d'après une immémoriale superstition ? On distingue toujours, à travers un mythe, une sagesse plus ancienne. Mais quelle est la sagesse, en cette fameuse prédiction ? Je la découvre et je la comprends mieux si je recueille tout ce qu'elle dit. Et voici ce qu'elle dit : sur treize à table on peut parier qu'il y a un mort prochain et un traître certain. Cette remarque est toujours à faire, car les tristes expériences sont volontiers oubliées.

La plus triste des deux s'est trouvée oubliée. C'est celle que l'on peut reprocher, celle qui dépend le plus de chacun ; c'est pourtant la plus utile à penser et la plus utile à dire. Stendhal, dans le sublime commentaire qu'il nous a laissé du tableau de Léonard, oppose la douleur du Christ, qui voit envolé son rêve de pure amitié, à l'indignation des apôtres, qui, à l'exception de l'un d'eux, se lavent de ce soupçon. Effaçons le dieu prophète, qui exténue tout l'homme, et concevons seulement un jeune philosophe qui juge ses propres

ont découverts.

Ainsi il n'est pas bon, il n'est pas non plus prudent, de dire à douze amis :

« Je compte absolument sur vous. » Cela est touchant, certes, mais cela fait qu'ils comptent sur eux-mêmes. Cela endort, selon la méthode du jésuite, qui croit toujours que chose non nommée n'est point. Et la nature est jésuite en tous, d'où résultent les homélies agréables, et, par la suite, les plus grands maux. Il faut toujours que la janséniste raison soupçonne amèrement afin que la pureté soit conquise et reconquise ; car être, elle ne le peut. Cette maxime du Christ est peu citée : « Défiez-vous les uns des autres. » Elle est pourtant bien de celui qui disait à Pierre, au fidèle Pierre : « Avant que le coq ait chanté, tu me renieras trois fois. » Cette misanthropie est belle. Le Christ janséniste, le sévère, l'utile, le bon, nous répète en somme que la nature ne fait pas une seule vertu ; car celui qui est fidèle comme la colombe est peureuse, ce n'est qu'une chose qui développe ses propriétés. Et certes, il n'est pas suffisant d'aimer son semblable comme on aime la laitue ou le persil. Cet amour qui ne demande pas mieux, et qui n'est pas difficile sur les preuves, cet amour qui s'attendrit à table est une faible fleur qui ne donne point fruit. On en revient mécontent de n'être pas mécontent. « Qu'il est difficile d'être content de quelqu'un », dit La Bruyère ; mais c'est une parole d'amateur de pêches.

L'amour est au contraire une sorte d'héroïsme sans preuves, et qui même ne craint pas les preuves contraires, bien plutôt qui les éveille, qui les provo-que ; amour bourru, qui sait pardonner parce qu'il a su prévoir. L'amour, comme l'amitié, se nourrit seulement de surmonter, de pardonner, de permettre, d'effacer. C'est en ce sens que je prends le mot d'un ancien : « Mes amis, il n'y a pas d'amis. » C'est entre amis que l'on dit ces choses-là ; et cela délivre chacun d'un petit secret qu'il gardait. Par exemple, l'envie on peut la vaincre ; et ce n'est même pas difficile, parce que l'envie n'est que vanité. Ce qui vaudrait la peine d'être envié ne dépend que de nous. Seulement il faut diriger un regard franc sur l'envie qu'on éprouve, au lieu de se jeter dans la politesse à l'égard de soi.

On remarque souvent que les cyniques ne sont pas les pires, et que les prometteurs ne sont pas toujours ceux qui tiennent. C'est peut-être que, ne devant rien, les cyniques ont alors envie de donner. Au reste chacun méprise le Pharisien, qui montre ses belles actions comme un arbre ses fruits. Non.

Rien n'engage et rien ne sauve, si ce n'est la belle incertitude de soi, la seule qui se change en certitude. Et l'amitié est une périlleuse invention à chaque instant ; ou bien il y a longtemps qu'elle est morte. C'est pourquoi la position la plus favorable de cet animal farouche est de savoir qu'il est aimé par quelqu'un qui le sait indigne. Tout homme est traître ; mais découvert en son secret, et par un ami qui reste ami, il ne peut qu'être fidèle. Et autrement il ne le peut. On trouve ici la clef des caractères que Balzac nommait goguenards,

et qu'il ne méprisait point. L'âme résulte continuellement de cet effort pour regarder au-dessus de soi. Ainsi le paradis est sans cesse conquis et aussitôt perdu. Platon ne dirait pas non. Celui qui dit non, c'est l'honnête homme qui se fie à lui-même. Sur quoi tout s'écroule continuellement, et cela fait une sorte de nature. Il ne faut pas avoir peur. Et c'est par n'avoir pas eu peur de ses pensées que le Christ est sublime dans la Cène. Il est remarquable que Léonard n'ait rien déplacé dans cet immense tableau. Beau thème pour l'éternel Banquet.

1er juin 1934.

Saisons de l’esprit (1935)

XVIII

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