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Les langues de feu

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 55-59)

24 juin 1933

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Pentecôte est le plus beau temps. Les herbes sont en fleurs, et la terre est toute blonde. Le soleil est tempéré par une brise fraîche. Les champs et les jardins se colorent selon les desseins et selon les travaux. L'homme est chez lui dans ce monde. C'est le temps de l'esprit, dit la légende, et je le crois bien.

À la Noël l'Homme-Dieu est encore enfant, et la dure loi de Dieu le père s'exerce sur nous. Ce monde sévère nous pourchasse de vent glacé et de neige ; le soleil oblique annonce seulement la gelée ; les nuits sont longues, et les étoiles tremblent de froid. Le père n'est pas tendre ; et de toute façon nous devons subir la loi du père, qui est la loi du monde inexorable. Tel est l'hiver de nos pensées, tempéré par l'espérance, qui n'est encore qu'un enfant porté à bras. L'hiver est métaphysique ; l'esprit absolu s'y confond avec l'objet absolu.

Penser écrase, car tout est dit, et l'on ne peut comprendre. L'Homme-Dieu semble né trop tôt ; il grelotte ; il périra sous la métaphysique froide, qui est fatalisme absolu. Les docteurs de Rembrandt délibèrent dans leurs grandes pelisses. La grâce de l'enfant est en péril.

Alors ont sonné les cloches de Pâques. La promesse de Noël se déve-loppe ; les astres là-haut l'annoncent ; le soleil passe l'équateur. Les sources sont déliées ; l'anémone et la violette osent fleurir. La grâce triomphe de la force. L'Homme-Dieu a dérouté les docteurs. Tout homme porte une espérance égale. On peut vaincre la loi de fer. Le faible cri de la charrue et le

bruit des charrettes, si distinct, si humain, parlent un tout autre langage que les ministres de nécessité. Paix sur la terre, et même grâce à tous. L'ami des petits enfants a publié la loi nouvelle. César est méprisé. À sa place s'avance l'amour universel, conquérant d'une autre sorte ; heureux les conquis, car il n'y a point de vaincus. À bien dire il n'y a plus de maîtres ; ou plutôt ce mot si longtemps redouté a pris un nouveau sens, qui est son vrai sens. Le maître ne nous apprend rien d'autre que ceci, qu'il faut que chacun soit soli propre maître, ce qui fait tous les hommes égaux. La république s'installe et danse autour du feu purificateur, qui efface l'hiver. Il y a bien encore quelque bousculade ici et là par l'humeur de César, qui ne comprend pas ces choses, et qui fait avancer ses mercenaires. Mais eux aussi apprendront à aimer.

Non, la révolution n'est pas faite. Et j'admire que la légende ait dessiné encore le troisième moment. Après le fils, l'esprit. Car la dure loi du père n'est pas abolie ; elle ne peut l’être ; et les besoins sont toujours les maîtres les plus puissants, et qui persuadent le mieux. En sorte qu'on voit que les pascales républiques se heurtent et se resserrent, par les détours de l'amour qui est désir, et qui flambe encore dans la haine des nouveaux temps, non moins redoutable que la haine fataliste, qui subissait la guerre comme les autres maux. L'amour persécute, et s'enivre de sa propre guerre. César revient. César est socialiste. Liberté et égalité lèvent le fouet, et disent, comme dans Liluli :

« Marche ou crève ! » C'est alors qu'il faut de la ruse ; c'est alors qu'il faut de l'esprit. Oui, la légende le dit ; les apôtres étaient illuminés par le cœur ; mais ils manquaient encore d'esprit. Alors vinrent les langues de feu.

Ce qui est très clair. Car ce n'est plus le feu de l'esprit absolu, où tout est indifférent et égal, et nul par l'immensité du maître. Mais les douces langues de ce feu divisé sont encore bonnes à quelque chose. Et l'amour ne suffit pas à tout. Il faut comprendre par parties, comme on a cultivé ces champs par parties, regardant à ses pieds, et s'arrangeant de tout. Une source, et c'est prairie au lieu de marécage ; et le village lui-même ressemble à un tas de pierres mieux ordonné. Comment autrement ? Ainsi le temps où les travaux paraissent par leurs effets donne une joyeuse leçon de patience. Esprit, langues de feu voltigeantes, c'est-à-dire révélation courte, arrangement du détail, et remède tel quel à chaque nouvel embarras. L'esprit n'est puissant que s'il est court.

La frivolité ou tout au moins la mobilité est la force de l'esprit réel. Le mythe dit encore plus en sa profondeur, car il signifie qu'il n'y a point de pensée efficace sans les images. Ainsi orné, ainsi ailé, l'esprit ose encore, non moins que l'ancien esprit métaphysique. Car cet esprit, désertique par l'étendue, veut tout résoudre d'ensemble ; il lui faut l'infini des causes, qu'il ne trouve jamais ; au lieu que l'esprit positif manie la cause comme un outil, et change autant qu'il explique. Il ose encore, mais il rassemble son effort sur un étroit carré de terre ; il relève la plante cultivée ; il arrache la sauvageonne ; il cultive son jardin terrestre. Tout chaud de l'amour pascal ; mais rien ne dispense de compter avec l'univers, afin de vaincre en obéissant. Après le désespoir biblique, l'espérance évangélique ; après, la nouvelle espérance, celle qui balaie devant la porte.

24 juin 1933.

Saisons de l’esprit (1935)

XXIII

Couleurs

1er juin 1927

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Le lis n'est pas plus blanc que cette frange d'écume marine ; le myosotis n'est pas plus bleu que ce reflet du ciel sur cette facette de la vague. Mais la vague se roule et se déroule, prenant ici la couleur dorée du sable, laissant plus loin sur le sable humide comme une rose sombre, qui aussitôt pâlit. Ces roches, noires tout à l'heure, brillent maintenant comme des diamants. Ces couleurs sont tordues ensemble, mêlées et démêlées selon les jeux de l'eau, du vent et du soleil. Au creux de la main cette eau magique qui prenait toutes ces couleurs n'en garde aucune ; et c'est toujours la même eau. Ici, parce que tout trompe, rien ne trompe. Il faut que l'entendement s'éveille et se défie ; il n'a même point le temps de croire.

Cette giroflée est jaune, cette rose est rouge. Ici au contraire il faut que je sois dupe ; il faut que j'imagine cette couleur étendue sur les pétales, comme une chose attachée à une chose. Et quand je remarque que cette couleur est plus terne, et en réalité devient autre de jour en jour et même d'heure en heure, j'imagine maintenant que cette couleur a été enlevée de la fleur, comme on

sépare une chose d'une autre. Pareillement ce vert des feuilles, qui va brunir si vite, je ne le vois pourtant point changer, pas plus que je ne vois les feuilles pousser. Ces changements ne sont point à ma mesure. Si la venue d'une vague, et la chute de la crête bouillonnante, durait pour moi autant que mille de mes pas, je verrais la bordure liquide immobile et peinte d'une certaine couleur, comme le peintre la représente. Ainsi cette eau me semblerait revêtue de sa couleur propre comme d'un attribut exprimant sa nature. Et si cette couleur changeait un moment par quelque nuage sur le soleil, je dirais que je suis trompé par cette circonstance, et je chercherais encore la couleur vraie, celle qui appartiendrait à la chose même, qui resterait en elle, qui ferait partie de la vérité de cette chose. Ne la trouvant jamais, et remarquant que même un solide comme l'or est vert, jaune ou rouge, selon que je regarde, je serais sceptique d'après cela, et j'enseignerais que rien n'est vrai ni faux. C'est que je n'aurais pas appris à ne rien croire, ce qui est le commencement de penser et de s'assurer.

L'immobile est trompeur, parce qu'on s'y fie. La coutume s'y attache, et la coutume est prise pour le vrai. C'est ce qui fait croire que l'on peut serrer le vrai dans son esprit, comme l'or dans une bourse. Mais c'est comme si l'on voulait prendre et garder dans le creux de sa main les brillantes couleurs de l'eau marine. Et au contraire, l'idée vivante, l'idée juste, c'est qu'il y a une vérité du changement, d'après laquelle le fluide est plus fidèle que le solide.

Les grands continents sont impénétrables si on les compare à cette mer fluide qui porte nos vaisseaux. Et encore bien plus les esprits continentaux sont impénétrables par ces croyances immuables qu'ils nomment idées. C’est le changement qui les étonne, et qui les trouve dépourvus. Leur modèle c'est l'idole de pierre, et chaque être emprisonné pour toujours en ce qui lui est inhérent. Castes.

Au contraire il faut rompre. Il faut que l'entendement voie toutes choses en mouvements, frottements, chocs et ondes, comme elles sont. Fonctions au lieu de castes ; échanges au lieu de propriétés ; essais au lieu de dogmes. Jusqu'à ces fleurs que je veux penser comme des vagues plus lentes ; et ces couleurs comme des messages de lumière, déformés, filtrés, absorbés, renvoyés. Rien n'est en soi ; rien n'est fait ; tout se fait et se défait. Même ces immobiles rivages, quel sens ont-ils, s'ils ne changent ? Et que signifie cette grande dune de sable, sinon qu'elle se fait et défait d'un continuel mouvement ? D'où nous cherchons passage, comme Ulysse nageur.

1er juin 1927.

Saisons de l’esprit (1935)

XXIV

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