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Le pain sec

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 51-55)

1er mai 1932

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Sur les raisons d'être vertueux, les hommes disputent ; mais sur la vertu elle-même, non. Je me représente un congrès des mangeurs de pain sec, au temps de Théodose ou en n'importe quel temps. Je vois arriver l'Épicurien, le Stoïcien et le Chrétien, chacun avec son petit pain et sa cruche d'eau, chacun avec son manteau de berger et son bâton. Ce banquet des trois sages est beau à voir, et donne une forte idée de la raison, tant qu'ils mangent et boivent en silence. Mais dès qu'ils essaient de s'entendre, tout est perdu. « Les nations, dit le Chrétien, étaient aveugles et folles jusqu'au jour où le fils de Dieu s'est fait homme pour nous enseigner le mépris des richesses ; et voilà pourquoi je trouve bon ce pain sec, et bonne cette eau claire. – Mais point du tout, dit le Stoïcien, Diogène disait déjà que c'est la peine qui est bonne, et savait bien briser son écuelle après qu'il avait vu un enfant boire dans le creux de sa main.

L'homme libre est celui qui a le moins de besoins ; l'homme libre est l'égal de Jupiter ; voilà pourquoi je vis de pain et d'eau. – Il n'y a point de dieux, dit l'Épicurien, ni aucun genre d'âme immortelle. Tout se fait par la pluie, les courants et les tourbillons d'atomes ; ils se heurtent, se frottent et s'accrochent,

et voilà une mer, une terre, un arbre, un homme ; et tout périt, tout s'en va, tout est promis à la mort éternelle. Les hommes sont fous parce qu'ils prennent sérieusement cette vie de moucherons dansants qui est leur vie ; mais moi qui sais, je m'occupe à fuir les troubles de la pensée et les plaisirs mêlés de douleurs ; c'est pourquoi, à l'imitation du grand Épicure, qui est mon dieu, je fais mes festins de ce pain et de cette eau. »

Le banquet fut assourdissant. Il faut croire que les pensées n'enivrent pas moins que le vin. Jamais Chrétiens, Stoïciens, Épicuriens, ne se lassèrent d'écrire des pamphlets à double pointe, où les deux sectes ennemies étaient convaincues d'ignorance, de mensonge, de crédulité et d'orgueil fou. Personne n'eut l'idée de considérer le petit pain et l'eau claire comme la plus éclatante des preuves. Sur l'expérience humaine, sur le sage, et sur le repas du sage, il n'y eut jamais aucun doute. Et jamais le solitaire n'alla consulter un roi afin d'apprendre de lui le secret du bonheur ; mais au contraire tous les rois du monde voulurent consulter le sage, et quelques-uns finirent volontairement par le pain sec et l'eau. Le monastère et le chapelet sont universels comme l'arc et le moulin à vent. Il est admirable à quel point les religions et les prières sont indépendantes de l'idée que l'on se fait de Dieu.

Le parfait sceptique apporte aussi son petit pain et sa cruche d'eau. C'est des fakirs de l'Inde que Pyrrhon, officier d'ordonnance à l'état-major d'Alexan-dre, apprit qu'il ne faut attacher à nulle chose une importance particulière. Car ce rêve du monde est un rêve de malade, qui s'agite à désirer ; il n'est que de se tenir immobile et indifférent pour que le grand sommeil de la mort nous prenne tout vivant ; et c'est là le mieux, puisque c'est le vrai. Car il y a un vrai du sceptique, qui est que rien n'est vrai ; et il s'y tient dogmatiquement. Il n'y a donc qu'une porte ; et qui pense, il y passera. Tous ces buveurs d'eau sont contemplateurs ; de ce grand monde et de ce petit homme, ils ont formé l'idée de ce qu'ils sont et de ce qu'ils ne sont pas. Et comme nous ne pensons point sans postulats ou idées auxiliaires, les uns ont posé l'atome, et les autres l'âme, et d'autres seulement l'apparence pure, à partir de quoi ils se sont souciés de rester fidèles à eux-mêmes. D'où ils devaient craindre par-dessus tout les causes qui évidemment nous font déraisonner, comme l'ivresse du vin et les folles passions. On a appelé, sages ou saints, et modèles en tous les temps, ceux qui se sont dépouillés de tout ce qui n'était point leur propre pensée.

Mais il se peut bien, d'après cette opinion universelle, qu'il y ait dans tout homme une partie de monastère, et comme un solitaire qui méprise beaucoup plus de choses qu'on ne croit. Napoléon lui-même a pu dire, ayant tout perdu :

« Vous voyez un homme qui ne regrette rien. » Et peut-être aucun homme ne peut-il s'élever à la puissance que par ce secret jugement, qu'il ne la regrettera pas s'il la perd. Telle est la mesure universelle ; telle est la nudité redoutable.

En toute puissance vous trouverez cette réserve, un petit pain et une cruche d'eau dans quelque coin.

1er mai 1932.

Saisons de l’esprit (1935)

XXI

Fêtes

1er février 1928

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Une aurore ne ressemble nullement au crépuscule du soir. Ce sont quelquefois les mêmes couleurs, et il n'est pas sûr qu'un peintre puisse, par la seule clarté, distinguer l'extrême matin de l'extrême soir ; c'est qu'il arrête le soleil. Dans le fait l'aurore s'illumine d'instant en instant ; ce signe suffit. À l'aurore de l'année, le même signe n'est pas moins éloquent ; chaque jour annonce un peu plus de soleil. Et, quoique les nuages, le brouillard, le froid s'assemblent pour nous tromper, cette touche de la lumière, chaque jour plus appuyée, nous éveille et nous prépare.

Il est vrai aussi que tous les signes concordent. Tant que les feuilles de l'an passé tombent au vent, nous ne cessons de commémorer ; notre pensée retourne au dernier printemps d'après ces éloquents débris. Mais maintenant les arbres sont tout neufs ; ils élèvent nos regards ; ils creusent le ciel. Hier, à travers les branches noires, la lumière du couchant semblait nettoyée. Les bruits sont autres ; le bruit du vent même est autre. Un oiseau essaie un commencement de chanson. Printemps est mort, printemps est né. Il n'y a point d'interrègne.

L'homme chante comme l'oiseau. Nous sommes avertis par le chant de l'oiseau ; mais sans doute l'oiseau est averti par le chant de l'homme. Le chant de Noël est le premier chant de printemps qui s'élève sur la terre ; c'est une prédiction de l'homme à toute la nature. Fête savante, fête d'esprit. Le premier janvier est comme la Noël de César. L'Épiphanie est la Noël des anciens rois.

Carnaval est la Noël des esclaves. Pâques est de toutes ces confirmations la plus ancienne ; souvenir d'un temps où la prévision était courte, ou peut-être souvenir des périodes glaciaires en nos pays, où le printemps tardif éclatait soudain, comme on voit encore dans la haute montagne. Il n'y a qu'une fête, qui est la fête du soleil.

Idolâtrie ? Je ne sais. Le culte consiste toujours à faire résonner des images selon des idées. Un rayon de soleil ne fait qu'une fête de moucherons. Mais une fête de l'esprit seul, une fête qui n'associerait pas les grands changements de la nature aux pensées les mieux assurées serait une maigre fête. J'imagine un Noël au Cap, dans l'autre hémisphère, et à la même date que chez nous.

Quel sens peut avoir ce sapin, quel sens ces lumières, au temps des plus longs jours, au temps où tous les arbres sont verts ? Il faut convenir que l'hymne à l'enfant ne résonne pas bien alors avec le corps humain et avec toutes les choses. À quoi Hegel répondrait que c'est le propre de l'animal de vivre en immédiate union avec la nature, « au lieu, dit-il, que l'esprit fait de la nuit le jour ». Certes cette remarque est belle. Toutefois l'esprit ne peut régler tout l'homme. Et ce n'est pas assez de confirmer l'idée par l'assemblée et par les chants, si la nature aussi ne fait écho. Il y a quelque chose de plus dans une religion qu'une foi jurée. Il y faut les grands signes du monde, et une sorte de réponse de Dieu. De cette poésie, qui est accord entre la nature et nos pensées, chacun tirera l'idée comme il pourra, et aussi purifiée qu'il pourra. Mais si l'idée n'est pas jointe d'abord aux pulsations de la vie, ne manquera-t-elle pas de sang ? Le Premier Mai est la fête de la paix, du travail et de l'espérance. Et je conviens qu'on peut célébrer ces idées, en novembre et en tout temps, et que même il le faut. « L'esprit fait de la nuit le jour. » Le chant et le poème font des saisons au commandement. Mais enfin ce n'est pas fête tout à fait si la nature des choses ne se déplie et ne s'entr'ouvre en même temps que nos espérances.

1er février 1928.

XXII

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 51-55)