• Aucun résultat trouvé

L’intelligence-machine

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 95-99)

20 octobre 1931

Retour à la table des matières

Le commun langage nomme encore esprit ce qui se moque de l'esprit.

Mais qui comprendra tout à fait ce que signifie l'art comique ? Le rire, comme dit l'autre, est le propre de l'homme. Et il me semble, en effet, que les animaux sont diablement sérieux. Toutefois les animaux ne sont point ridicules, parce que, autant qu'on peut savoir, ils ne pensent rien du tout. L'homme a le privilège d'être ridicule, et la puissance aussi de se juger tel. Car tout est dans le même homme, l'esprit qui se croit comme l'esprit qui se moque. Les deux ensemble font l'homme. L'homme qui se croit n'est que la moitié d'un homme.

Et tout cela revient à dire, ce qui est de tous connu et de tous oublié, que c'est par le doute que l'homme achève ses pensées. D'où l'on voit que les pensées ne s'achèvent pas comme un édifice, où l'on met un petit drapeau, et puis c'est fini. Ridicule celui qui met un petit drapeau sur le haut de ses pensées, comme s'il se disait : « Maintenant je n'ai plus rien à apprendre ».

Sûrement il y a quelque chose de mécanique dans l'esprit, ou, si l'on veut, d'animal et d'aveugle, comme nous voyons l'instinct. Nous revenons aisément au même trou chercher l'os, comme fait le chien. Le cheval veut prendre le chemin qu'il a une fois pris. J'ai connu un chien de chasse qui allait toujours voir au même buisson, y ayant trouvé une fois un lièvre ; et l'animal est presque ridicule en son attitude de déception ; mais le chasseur rit. L'homme rit encore mieux du docteur qui retourne toujours au même buisson ; c'est que le docteur a la prétention de penser ; et le ridicule est à croire que l'on sait une fois pour toujours. Polichinelle, dans Liluli, dit bien au jeune enthousiaste, qui veut être tout âme : « Méfie-toi de l'âme ; c'est une bête comme une autre ». Il faut risquer son âme, si ou veut la sauver. Et, bref, l'esprit n'est pas une machine bien montée. Dès qu'il est machine, il est plus bête qu'une bête.

Douter et encore douter ; il n'y a pas d'autre moyen de saisir le temps présent, qui n'attend pas, et qui n'a rien promis, qui n'a nullement promis de ressembler à nos pensées d'hier. On dit qu'il faut agir et construire, au lieu de toujours examiner. C'est construire à l'aveugle, comme les fourmis et les abeilles. Et ce genre de travail est toujours une grande partie du travail ; c'est, à bien regarder, plutôt conservation qu'invention ; c'est la partie et le rôle de l'esprit machine ; et cette partie ne manquera jamais. On peut se fier à l'esprit de conservation. Mais dès qu'il se prétend esprit, il est la cible de l'esprit. C'est encore un ridicule de vouloir fourrer l'esprit partout. Je marche comme on marche, sans savoir sur quel muscle je tire. Je ne puis examiner tout ; mais, quand je veux examiner, il faut que je sache à quel prix. Or c'est au prix de ne pas me croire.

Socrate se plaisait à dire qu'aucun bien n'est un bien si on n'en sait pas l'usage. Et il poussait son idée, selon sa coutume, jusqu'à demander si un homme ferait marché d'avoir tous les biens du monde à la condition d'être fou.

Ce raisonnement mène à l'esprit. Car on peut demander de même si l'intelli-gence est un bien sans que l'on sache en user. Machine comme une autre, et pire qu'une autre. La vraie intelligence est celle qui règle l'intelligence. Et comment, sinon par un doute assuré ? Tout progrès est fils du doute. Nous entendons cela très mal, confondant l'incertitude et le doute. Et l'incertitude vient d'une croyance qui ne réussit pas, comme nous voyons le chien qui n'a pas trouvé le lièvre au buisson. Mais le vrai doute est assuré de quelque chose, à savoir qu'une idée est fausse dès qu'on la prend pour suffisante. Et certes l'esprit de conservation condamne le doute, et s'en effraye. Nous naissons et grandissons dans le croire, et les théologies traduisent exactement nos pensées d'enfance. Mais il n'y aurait plus même de théologie sans un grain de doute.

« Il est bon, a dit quelque docteur, qu'il y ait des hérétiques ». Manière de dire que l'esprit qui ne sait plus douter descend au-dessous de l'esprit. Et même la vertu d'un saint, qu'est-ce autre chose qu'un doute héroïque concernant la vertu ?

20 octobre 1931.

Saisons de l’esprit (1935)

XLII

Oies

1er octobre 1934

Retour à la table des matières

Chacun a vu des triangles d'oies dans le ciel, et voici la saison des changements, qui va nous ramener cette géométrie volante. Le beau est que ces triangles ondulent comme des banderoles, ce qui rend sensible, la lutte des forces, D'un côté le vent coule comme l'eau, mêlant et démêlant ses filets et tourbillons ; de l'autre la foule des formes invariables s'ordonne dans le mouvement même, chacun des individus se glissant dans le sillage du voisin et y trouvant avec bonheur sa forme encore dessinée. Quant au détail de cette mécanique volante, nous aurions grand besoin de quelque mémoire écrit par une oie géomètre ; mais ces puissants voiliers n'en pensent pas si long.

L'homme chante à peu près comme les oies volent ; car chanter c'est lancer un son dans le sillage d'un autre de façon à profiter d'un pli d'air favorable ; et chanter faux, au contraire, c'est se heurter à ce qui devrait porter. Encore bien plus évidemment, si une foule d'hommes chante, chaque voix s'appuie sur les autres et s'en trouve fortifiée. C'est ainsi que le puissant signal s'envole, et revient à l'oreille comme un témoin de force. Aussi le bonheur de chanter en cœur n'a point de limites ; il ouvre absolument le ciel.

Ce genre de perfection immobile concerne nos pensées ; il les accorde, les purifie et les délivre. Mais il est clair que le bonheur de chanter fut joint d'abord au bonheur de marcher en cadence, comme le rappellent les instru-ments qui imitent la marche d'une troupe d'hommes, et qui font tant dans nos musiques. Seulement ce chant de marche est toujours un peu barbare. Il a fallu choisir. Le musicien a choisi de s'arrêter. Le marcheur s'est contenté du bruit des pas, qui est un terrible signe, ou bien il a répété un même cri. Par ce moyen la masse des hommes est présente en chacun ; la délibération est terminée, car le rythme annonce l'action prochaine ; chacun imite les autres et la troupe s'imite elle-même. Cet ordre est enivrant il est par lui-même vic-toire ; il exclut l'obstacle d'avance il l'écrase. Ainsi la pensée, par elle-même défiante et soupçonneuse, se trouve apaisée. Vous demandez quelles sont les opinions, ou les intentions, ou les amours, ou les haines de ces hommes qui marchent ; simplement ils sont heureux, ils aiment leur propre marche, ils se sentent forts, invincibles, immortels. On voit naître ici toute la religion, soit contemplative, soit active, et le fanatisme si naturel à des hommes qui ont une opinion, mais sans savoir laquelle. La dissidence et la critique, toujours persécutées par l'homme qui marche, sont odieuses parce qu'elles obligent à savoir ce qu'on pense ; souvent le fanatisme s'irrite même d'être approuvé et d'être expliqué. Le vrai croyant refuse les preuves. Très prudemment il les refuse, car une preuve est une grande aventure. Que va-t-on trouver dans la preuve ?

On se demande comment la pensée, le doute, l'examen sont venus au monde. Je suppose que l'ordre fanatique, par sa perfection même, s'est trouvé la source des plus grands maux. Et pourquoi ? C'est que la seule idée qu'il y a des dissidents quelque part, la seule idée que le monde entier des hommes n'est pas encore converti, jette aussitôt le fanatisme en la plus folle des entre-prises, la guerre. Un fanatisme en rencontre un autre. Et il ne s'agit plus alors de chasse, ni de pêche, ni d'industrie ; on n'y pense même plus. Il s'agit d'exterminer les schismatiques et hérétiques, lesquels forment aussi leurs bataillons chantants. Sans chercher d'où provient l'empire de l'homme sur les bêtes, je remarque que c'est cette perfection même, que l'on nomme intelli-gence, qui jette l'homme contre l'homme. Et certes, les choses étant comme nous les voyons, il n'y a que l'homme qui soit capable d'exterminer l'homme.

Vainement les religions vieillissent, car cette religion des religions, qui n'est autre que l'union sacrée ne vieillit point. La religion serait aisément séraphi-que, par une contemplation musicienne ; elle meurt alors de faim. Mais la sanglante religion, celle qui marche et persécute, ne peut mourir que de fureur.

Cette suite de maux sans mesure, humains et inhumains, doit être considérée sans cesse à sa naissance, en ses honorables motifs, en ses affreuses consé-quences, comme pire que toute peste. Et la science qui y a trouvé remède se nomme la politique. Cette science ne plaît point, car elle divise ; et elle a nécessairement contre elle tous les partis, qui sont des triangles d'oies.

1er octobre 1934.

Saisons de l’esprit (1935)

XLIII

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 95-99)