• Aucun résultat trouvé

Hugo nous réveille

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 173-176)

6 avril 1935

Retour à la table des matières

Arracher l'Évangile au prêtre, le rendre à l'homme pour qu'il s'y voie tel qu'il se voudrait, c'est le mouvement juste ; et c'est le mouvement le plus redouté des dévots comme des incrédules. Car l'obscurité prétendue des mystères, soit qu'on les accepte, soit qu'on les refuse, est rassurante pour l'homme qui touche ses loyers. Aussi que de pierres à Jean-Jacques, à Hugo, à Tolstoï ! Qu'ont-ils dit d'impie ? Ils ont dit que la religion est vraie.

Hugo n'a pas trouvé Dieu dans la nature ; seulement des nuages, des fumées, des trous d'ombre ; de l'un il tombait dans l'autre, sans avancer jamais.

On voit bien pourquoi ; c'est que, dans l'ordre du myriamètre, on ne peut trouver la vraie grandeur. Mais dans l'évêque Bienvenu on trouve la vraie grandeur ; et il n'importe guère que Dieu soit obscur si le saint est si clair.

Qu'il faille loger l'évêque dans le petit hôpital et les malades dans l'immense évêché, cela ne fait point doute. Dieu se fait homme, alors, et très

impérieusement. Jean Valjean se reconnaît en l'évêque son semblable, il en est changé pour toute sa vie. Il aurait fallu une forte croyance, un long dressage et vingt théologiens peut-être pour restaurer l'ordre impénétrable. Mais Jean Valjean ne croit pas facilement ; aussi, converti à l'imitation de l'évêque, il n'a plus aucun souci de l'opinion ni aucune hypocrisie ; et cela ne lui rend pas la vie facile. Il est presque aussi agréable au pauvre qu'au riche de ne point voir la lumière, et de rester chacun dans son état. Occasion de comprendre que les préceptes de la religion sont bien plus forts que les preuves de Dieu. Aussi comme il est agréable de se réfugier dans les preuves de Dieu ! Ni Jean-Jacques, ni Hugo, ni Tolstoï ne l'ont permis. Ils ont refusé les brouillards de la justice divine ; ils ont dessiné bien en clair l'homme évangélique, c'est-à-dire l'honnête homme. Aussi sont-ils révolutionnaires tous les trois, et le seront toujours.

Cette position est forte. C'est prendre la suite de l'homme ; c'est rassembler tous les héros, tous les sages, et tous les saints ; c'est faire honnêtement cette Somme ; c'est démêler la pensée commune ; c'est mettre au jour ce qui est éternellement admiré. C'est croire en l'homme. Et, au contraire, la position irréligieuse est faible ; car, compte fait de la nature, on n'y trouve jamais que des forces, qui sont toujours bien comme elles sont, attendu qu'elles ne peuvent être autres. Ainsi l'esprit, qui est pourtant ici le combattant, le légis-lateur, l'égalitaire, l'esprit se trouve paralysé par lui-même et presque étranglé.

N'exagérons pas. Ce n'est qu'une gêne, ce n'est qu'une fausse position. Bien vainement l'incrédule essaie de dire que la paix et la justice viendront par l'évolution, en dix mille ans peut-être. Il sait bien que paix et justice sont nos devoirs dès maintenant, et qu'ajourner la justice c'est toute l'injustice. En sorte qu'on leur dirait bien, aux incrédules, que les lenteurs de l'évolution sont leur théologie à eux, qui leur permet d'être riches en attendant, comme les brouillards de Dieu permettent au dévot d'être riche en attendant. Cela revient à dire, à la grande manière de Platon, que celui qui ne veut pas voir la justice ni la faire, personne certes ne l'y forcera ; non, personne ne lui fera cette faveur de le forcer, ni cette autre faveur de le punir. Platon va jusqu'à dire que le riche ne sera pas puni, et c'est bien là le diable.

Platon est profond et suffisant ; mais Platon est très caché et veut l'être ; chacun se sauvera par sa seule volonté et sa seule connaissance. C'est un peu trop de sévérité. J'aime ces scandaleux tireurs de canon, parmi lesquels Hugo se distingue, et qui réveillent l'homme à lui-même, et qui font courir Jean Valjean et Nekhludov à la justice comme au feu. Ces grands livres, de Hugo et de Tolstoï, sont les plus lus après la Bible, et certes plus clairs que la Bible ; bien plus dangereux aussi. Une révolution ne se fait pas par les seuls exploités ; il faut encore que les plus éminents des profiteurs doutent de leur privilège. Or tous savent bien qu'ils douteraient de leurs privilèges s'ils y pensaient. D'où une furieuse défense de penser, un amour qui se comprend très bien pour le brouillard catholique, et une résolution de brûler Jean-Jacques, Hugo et Tolstoï en leurs livres, toutes les fois qu'on pourra. Cette fureur même est ce qui me fait reconnaître mes semblables en ces petits méchants. Chacun arrive à se consoler de n'être ni mineur, ni puddleur ; nul n'aime qu'on l'en détourne.

Si nos raisons nous semblent belles, si nous croyons par nos vertus avoir mérité cette position de favoris, si cet ordre qui nous a faits actionnaires,

Stendhal les orgueilleux, Balzac les sourcilleux ; et voici Hugo qui, d'un seul coup de filet, ramasse tous les poètes et les jette à nous, contents ou non. Car il règne sur cette espèce irritable, mais excellente.

6 avril 1935.

Saisons de l’esprit (1935)

LXXVIII

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 173-176)