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La furie endormie

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 135-140)

10 septembre 1929

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Nous admirions cette tête de Furie dormant, qui est pour désespérer le sculpteur. Les narines respirent, la bouche forme quelque rêve paisible, la paupière exprime ce bonheur de dormir où il se trouve un peu de volonté.

« Pourquoi Furie ? dit quelqu'un ; je n'aperçois ici nulle trace de colère, ni même de sévérité ». Je répondis : « Les anciens nommaient ces redoutables les bienfaisantes, les douces, les amies ; mais c'était pour les apaiser. Toutefois il se peut que la réponse de ce beau visage porte plus loin que nos ruses ».

Il faut revenir et encore revenir aux grandes œuvres ; elles finissent par tout dire. Cette bouche de dormeuse, presque enfantine, parla comme en Lucrèce parle la nature des choses, toute neuve et jeune. « La fureur, dit cette bouche, est dans le coupable. Moi je suis la loi, et non pas même la loi qui punit. Je suis la loi qui accomplit le crime, je suis la même loi qui accomplit la vertu. Faire peur ? Pourquoi ? Je ne juge point ; mais strictement je continue.

Je conduis les faits accomplis ; je les conduis selon la géométrie ; c'est-à-dire qu'à regarder attentivement tu ne trouveras jamais dans mes mouvements la moindre trace d'humeur vengeresse. Le même ordre, la même connexion des

choses qui font descendre les ruisseaux jusqu'à la mer, font aussi que la suite de tes actions répond au commencement. Si les collines sautaient comme des chèvres, si les choses n'avaient plus ni résistance, ni poids, ni équilibre, si le monde était un lieu de perpétuel miracle, c'est alors que tu aurais peur ; et je te défie de supporter sans épouvante le surnaturel, même juste, même accom-plissant tes désirs. C'est dans tes rêves à toi que mon visage grimace, quand tu crains la foudre cent fois méritée. Tu t'éveilles par la terreur même, et tu reconnais mon vrai visage, mon rassurant visage, qui ne blâme ni ne menace.

Maintenant, comprends bien. Il n'arrive rien de ce que tu crains ; mais ce qui arrive est pire, car c'est ton œuvre qui revient sur toi, par ces mêmes causes et par ces mêmes liaisons qui sont ta charte d'homme. Ce tyran, tu l'as trop loué d'être injuste quand c'était toi qui profitais. La force brutale, c'est toi qui l'as enivrée. Ces faux témoins et ces coupeurs de bourse se sont très bien formés à ton école. Et cette femme aussi, tu l'as trop persuadée. Tes paroles courent ; tes actions courent. Ta propre loi te sera appliquée, non pas une loi étrangère ; et quand les flèches te toucheront au point sensible, en ces punitions si bien ajustées qu'elles promettent encore plus qu'elles ne font, reconnais tes propres flèches, et que c'est toi qui l'as voulu. Pour moi, je dors ».

Les belles oeuvres sont inépuisables. Il y avait encore quelque chose à comprendre dans ce sourire dormant. Nous vivons de ce flux de force qui passe sur nous. Fils de ce ciel et de cette terre nous y sommes adaptés ; mais c'est trop peu dire nous n'avons pas eu à nous y adapter ; nos organes, notre souffle, nos rythmes, nos marées, tout exprime cet univers, tout s'y accorde.

Les malheureux sont des hommes qui oublient la nature des choses, et ne voient que cette société où chacun accuse, où chacun juge, supposant toujours quelque liberté méchante en des actes qui souvent s'expliqueraient par la nécessité naturelle. Mais qui donc comprendra assez que ce qui est libre est toujours beau et bon ? Au contraire le passionné se fatigue à croire, et à se prouver à lui-même, que ce qui l'irrite est voulu et délibéré. Cependant la nature nous attend, et tous y courent ; tous la cherchent vierge, en ces lieux extrêmes d'où la trace humaine est effacée, montagne ou mer. Et tous jouent avec bonheur quelque franc jeu, comme grimper, nager, pêcher, contre ces choses évidemment aveugles, qui n'ont rien promis, qui ne trahissent point, dangereuses certes, mais fidèles et pures. Et la seule contemplation de cet ordre inhumain déjà nous rassure, et nous rend à notre être. Paganisme, paysanne religion, qui ne survit pas seulement en ses belles images ; en nos cœurs aussi.

10 septembre 1929.

Saisons de l’esprit (1935)

LXI

La nature

19 octobre 1929

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Après que de gros nuages eurent fait une sorte de nuit sinistre, il s'éleva une lumière livide qui n'avait point de centre, et la pluie tomba, rebondissant sur la chaussée en des milliers de jets ; les eaux ruisselèrent ; tout autre mouvement fut arrêté ; la forme humaine fut effacée. Comme nous étions réfugiés avec d'autres sous une voûte, Castor me dit : « On voudrait penser qu'il y a un peu de folie là-haut. Nous nous étions adaptés à cet été immuable ; il y a de la violence dans ces changements soudains ; comment n'y pas joindre des idées de colère et même de châtiment ? »

« Mais, lui dis-je, il faut penser, au contraire, que ce monde surprenant n'a point du tout de pensée. La seule conquête sur les forces, c'est de les recon-naître pour ce qu'elles sont, aveugles et sourdes, ce qui est retirer des choses ce que l'imagination y met. Ces longues chaleurs avaient élevé des masses d'eau invisibles ; cependant la terre faisait son tour, orientant vers l'ombre le sommet de notre hémisphère ; d'où des masses d'air froid accoururent et se mêlèrent à d'autres masses plus chaudes et chargées de vapeur. La

conden-sation se fait sur des surfaces tournantes, semblables à celles que la fumée rend visibles ; d'où ces formes tragiques dans le ciel. C'est pluie d'abord là-haut ; les gouttes d'eau s'usent dans un air encore tiède ; et puis la conden-sation s'accélère, se rapproche de nous le nuage touche le sol ; nous sommes dedans et voilà ce que nous appelons pluie. Or, il n'y a point une goutte d'eau qui ne dépende des autres, et du vent, et du soleil, et de la pesanteur. Les mêmes lois de ces éléments inertes nous ont séchés en ces beaux mois et nous trempent maintenant, sans aucune malice. Et cette idée est la seule efficace contre tous les genres de malheurs ».

« Trop efficace peut-être, dit Castor. Il est difficile de savoir si la nature mécanique nous effraie moins qu'un dieu irrité. Que faire ? Que puis-je faire ? Voilà la question. Cette puissance des forces, sans proportion avec les nôtres, nous laisserait sans courage. Attendre un mal tout fait ; ne pouvoir le mesurer ni le limiter, mais savoir qu'il est fait et qu'il est en marche, c'est la position la plus difficile peut-être ».

« Je ne sais, lui répondis-je. Les plus grands maux de l'homme lui viennent de ses passions ; et, comme dit Spinoza, les passions sont plus vives toujours à l'égard d'un être que nous supposons libre. On n'a point de haine contre un fou ; on se range ; et nous nous abritons de cette pluie ; ces actions toutes simples sont sans colère, et, par cela seul, on y découvre un plaisir de gymnas-tique. Les hommes qui sont dans le risque et qui comptent seulement sur eux-mêmes ne passent pas pour malheureux ».

« Il est vrai, dit Castor. J'ai connu le plaisir de lutter, d'inventer, de m'abriter, en des grandes crises de la monnaie et de l'échange, et lorsque j'y reconnaissais d'immenses mouvements bien au-dessus de nos desseins. Au contraire une perfidie supposée d'un plaideur ou d'un rival me privait de sommeil. Il fallait toujours arriver à les voir mécaniques seulement, poussés et poussant, comme ces masses d'air, et comme ces gouttes d'eau ».

« Et surtout, ajoutai-je, quand on a compris, dans méchant, méchéant, c'est-à-dire qui tombe mal, il reste encore à éliminer un méchant sans visage, qui est le sort, ou le destin. Or nous ne cessons point d'échapper, et de défaire le sort ; mais, ce qui est digne d'être remarqué, c'est que l'idée même d'un mauvais sort nous fait manquer le saut. Celui qui est assuré de se sauver est plus leste par cela seul ; au contraire, celui qui se voit écrasé est d'abord écrasé par cette pensée même ; et c'est bien plus simple qu'on ne veut croire ; cette pensée de l'insurmontable nous arrête ; et il n'en faut pas plus pour que la voiture lancée et glissant sur cette eau nous happe ».

« Vous me faites penser, répondit-il, à deux ou trois circonstances criti-ques, où, au lieu d'agir selon le métier, je perdis le précieux temps à quelque rêverie fataliste. Ce genre de fautes, que l'on paye souvent fort cher, reste inexplicable, et fortifierait aisément la funeste idée qui les a inspirées. Mais quel remède ? »

« Quel remède, dis-je, sinon une observation attentive de la mécanique des choses et des hommes ; car, dans le fait, c'est l'inertie de la nature qui nous donne prise ; au lieu que, si toutes choses étaient fées, comme dans les contes, je ne pourrais me fier à mon action. Seulement le difficile est de pratiquer

passage ».

19 octobre 1929.

Saisons de l’esprit (1935)

LXII

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 135-140)