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Les ruses du conteur

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 109-112)

1er octobre 1935

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C'était dans le haut du village, d'où l'on aperçoit la mer à travers les ormeaux et les pommiers. Au vieux marin que je rencontrai, je fis la politesse de dire que je me sentais bien dans cet air-là, et c'était vrai. Mais lui reprit cette idée comme un homme qui cause, et qui laisse là le reste. Sa manière était de me quitter en tournant la tête vers moi, et puis de revenir, comme ayant encore une dernière chose à dire. « Vous êtes donc, me dit-il, comme ce sacristain de Paris, si fâché de s'en retourner, et qui disait qu'avec cet iode dans les poumons, cet iode de la mer, on se sent rajeuni. » Ici quelque remous écarta l'homme ; puis il revint, tout confident : « Il me disait qu'on ne peut mourir ici ; je lui répondis qu'on meurt partout. » Nouvelle feinte de départ, mais le conteur regardait ici et là, comme pour chercher des témoins. Toute la scène allait jouer sur ce mouvement de partir et de revenir. Ce fut bref. « Vous savez ce que disait le terrien ; il disait au marin : « Où donc sont morts tes grands-parents et tes parents ? » – « Ils sont morts en mer, dit le marin. » –

« Et tu oses t’embarquer ! dit le terrien. » Une fausse sortie. Là-dessus le marin hausse les épaules et va s'en aller ; mais il revient et demande : « Et toi,

terrien, où sont donc morts tes grands-parents et tes parents ? » Le terrien répond qu'ils sont morts dans leur lit. « Et, dit le marin, tu oses te coucher ! » Il s'en alla, cette fois, sans autre commentaire.

J'ai gardé assez longtemps cette histoire. Je l'ai essayée sur des gens d'esprit, sans beaucoup de succès ; je vis qu'ils cherchaient à deviner et à me gagner sur le temps. Ce n'est pas loyal, car le temps appartient tout à celui qui conte ; et je m'étais bien gardé de penser pendant que le vieux marin parlait.

Savoir pourtant si cette histoire était naïve un peu trop, et apprêtée comme un jeu de mots. Toutefois, quand je l'essayais sur moi-même, je produisais à chaque fois le même effet de surprise, et un retour de grandeur, sans penser plus loin, mais avec l'idée qu'on pouvait penser plus loin. Pesant ces choses en moi-même, je m'aperçus que je discutais sur les conditions de la poésie. Car cette symétrie des mots ressemblait à un jeu de rimes. Et certes quand on a lu deux ou trois fois un court poème, l'effet de surprise devrait être épuisé ; dans le fait il ne l'est point. La ruse de l'auditeur (car un poème doit être lu) ressemble à la ruse des enfants, qui savent très bien tout le conte, mais qui sont avides pourtant de l'entendre, et qui se gardent un plaisir d'étonnement.

N'est-ce pas dire que la terreur ou la pitié, quand elles viennent d'un conte, sont tout autres que le choc de l'événement, qui nous démolit, choc qui nous prive de nous-mêmes, qui nous interdit même le souvenir ? Diable ! me disais-je, ce n'est pas une petite affaire de penser, je veux dire, car c'est la même chose, de penser qu'on pense. Penser qu'on pense n'est autre chose que raconter, en prenant des temps. Prendre des temps, c'est l'art du poète ; aussi ne cesse-t-il de compter sur ses doigts. Sans cette précaution de spectacle notre histoire s'écoule de nous comme du sang ; nous mourons sans savoir pourquoi. Je veux dire sans savoir. C'est ici que l'homme a besoin d'un autre acteur et d'une réplique. Le chien essaie de raconter, mais l'animal qui vit seul et pour soi ne vit même pas pour soi. Et vraisemblablement le cheval ne se racontera jamais le coup de fouet ; il ne fait jamais que l’attendre, et telle est sa mémoire à lui. Or, le roi de la planète (ce vieux marin) tient beaucoup à rester maître du temps et des coups de fouet ; il les donne en ses récits sans jamais les recevoir. Il est le maître du jeu. Il dit toujours : « Si je veux bien »;

il se demande : « Est-ce que je veux bien ? » De là ses retours, et cette scène balancée. Et je sais, pourtant, je dois savoir que le grand art montre ses finesses, comme le mur montre ses joints.

Le théâtre est la clef de tout ; car les scènes ne trompent personne ; et les décors et les déguisements, non plus, ils ne trompent personne. Il n'y a que les niais qui se trompent sur le poignard et sur le poison. Mais y a-t-il des niais ? Le plus lourd auditoire se donne et se reprend, se retient de vivre et se reprend à vivre, selon les touches mêmes de la poésie, qui tout de suite le place au rang des dieux. Ce qui frappe dans le mendiant, quand on le compare à un chien, c'est la majesté. Il se raconte ; il est poète. S'il verse une larme sur ses malheurs, sachez-le, cette larme est fausse ; elle est donc plus que vraie ; mais vous le savez bien. Et cent fois vous serez touché des larmes de théâtre, et des morts de théâtre, enfin de toutes choses qui sont votre étoffe, mais que vous détachez de vous comme un vêtement, que vous suspendez sur l'acteur, qui court au malheur à votre place. Aussi ne court-il pas vite ; au contraire il revient ; il prépare la fausse sortie, qui est une vieille manœuvre, et que l'on voit venir d'une lieue. Que l'on voit venir, comme on voit venir la rime, et le compère alexandrin sur ses douze pieds. Excusez tout cet appareil ; ce n'est

Saisons de l’esprit (1935)

XLIX

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 109-112)