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Le grand jugement

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 163-166)

15 décembre 1933

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Les choses ne font aucun progrès ; simplement elles sont balancées, comme les marées. Et les hommes non plus ne font aucun progrès ; ils naissent nus, avec un lot de peur, de colère et de courage qui est tout leur lot.

Ce serait bien agréable si nous étions avancés en sagesse de cela seul que Platon a écrit avant nous. Ce qui est difficile dans la sagesse, ce n'est pas de l'apprendre en lisant ou en écoutant. Chaque homme tombe au détour sur le grand jour du jugement, et c'est lui-même qui se juge ; il se juge par son choix, et recommence Socrate comme il peut, ou bien il recommence Alcibiade, ce qui est déraisonner, dîner en ville, et chercher la puissance ; ce fut toujours facile, et ce sera toujours facile, et toujours par les mêmes causes.

Et, par les mêmes causes aussi, le peuple sera toujours hardi à renverser et impuissant à organiser. L'ambition se coulait dans la peau de la richesse au temps de Platon comme maintenant. Vous ne me croirez pas ; mais lisez La République ou Le Gorgias. Qu'est-ce qu'un homme puissant et honoré ? C'est

un avocat qui sait défendre ses amis et nuire à ses ennemis. C'est, comme dit le divin penseur, un citoyen qui sait, quand il s'agit de payer, payer moins que les autres, et, quand il s'agit de recevoir, recevoir plus que les autres. Le sage ne sait rien de cela, soit qu'il n'ait pas daigné l'apprendre, soit qu'il ne l'ait pas osé ; si c'est l'un ou si c'est l'autre, lui seul le sait. Quelques-uns, déjà au temps de Platon, disaient que Dieu seul le sait ; et cette manière de dire ne change rien du tout. Le monde mécanique est un terrible juge ; car chacun se trouve avoir précisément ce qu'il a voulu et ce qu'il a aimé. Celui qui n'aime pas l'argent n'a pas d'argent ; mais citez donc un seul exemple d'un homme qui, aimant l'argent par-dessus tout, n'ait pas d'argent ? Quant au pouvoir, j'ai remarqué que la moindre trace d'ambition en attire aussitôt plus qu'on n'en voulait. Il n'y a point d'autre vertu de chef que d'aimer le pouvoir ; et elle suffit. Seulement il ne faut pas tricher. Si vous aimez le pouvoir seulement pour la liberté et la justice, vous aurez un pouvoir réglé précisément là-dessus, sans une once de plus. Les destinées de Jaurès et de Clemenceau sont belles à comparer.

Maintenant, une fois de plus, je propose aux hommes qui ont compris le jeu le grand tableau des Enfers, tel que Platon l'a dessiné pour des siècles de siècles. Toujours les mêmes foules d'hommes viennent essayer leurs chances et choisir leur paquet ; et chacun choisit comme il a mérité de choisir. Une grande voix, d'abord, dit cette parole étonnante : « Dieu n'est pas cause ». Et pourrait-il être cause ? Pourquoi donnerait-il à Achille, dans le moment où Achille va revivre encore une fois, cette petite lumière de plus qui lui ferait choisir autre chose qu'une existence de violence, d'amour et de colère ? Pourquoi ? De quel droit ? Achille sera récompensé par Achille et puni par Achille. Le moindre confesseur sait cela ; le plus petit Janséniste laissera aller à l'enfer des passions celui qui ne craint que les suites, et qui se priverait de foie gras dans cette vie pourvu qu'il fût assuré d'en manger éternellement au paradis. Très raisonnablement la Justice a dit . « Le foie gras à ceux qui l'aiment, et la justice à ceux qui l'aiment » ; attention, non pas la justice des autres, mais la leur. Car c'est encore une étrange manière d'aimer la justice si on l'aime sous la condition que les autres l'aimeront ; et le voleur sait très bien dire que, dans un monde de voleurs, il est sot d'être honnête. Celui-là aussi aura ce qu'il mérite ; méprisé s'il est faible, honoré s'il est fort. Et cela est aussi dans Platon. Et l'auteur même qui conduit sa phrase, s'il y laisse passer un petit mouvement de vanité, il aura la récompense d'une phrase ridicule. Car d'où viendrait l'erreur ? Et pourquoi la main qui écrit ne dessinerait-elle pas exactement le portrait de l'écrivant ? Ainsi toutes les fautes sont par elles-mêmes punies, et toutes les vertus sont par elles-elles-mêmes récompensées ; les unes et les autres en leur monnaie propre. Ainsi la vie éternelle est mainte-nant ; éternelle parce qu'elle est juste. Vous dites qu'elle n'est pas juste parce que le juste n'est pas invité chez le roi. Dites donc mieux. Dites que le juste devrait, si la justice était juste, recevoir les biens de l'injuste, autrement dit, le droit d'être injuste à son tour. C'est peut-être cela que vous demandez à Dieu.

Dieu a donc bien fait, comme Platon dit, de polir et fermer parfaitement ce monde, et de n'y plus jamais regarder. Comme un grand joueur ne doit point même regarder l'échiquier sur lequel d’autres jouent ; car c'est tricher par le seul regard, qui est un puissant signe. Le grand joueur n'a qu'à payer sa demi-tasse et s'en aller. Nous ne pouvons rien pour nos semblables sinon de ne pas trop regarder leur jeu et de leur épargner des conseils qu'ils ne demandent point. C'est ainsi que l'immobile multitude des hommes apparaît sous le ciel

15 décembre 1933.

Saisons de l’esprit (1935)

LXXIV

Dans le document Saisons de l’esprit (Page 163-166)